La crise sanitaire comme accélérateur des contre-réformes de la santé

par Jean-Claude Laumonier
Paris, septembre 17 2020.Martin Noda / Hans Lucas. Photothèque Rouge
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Le 13 janvier 2024, lors d’un de ses premiers déplacements, au CHU de Dijon, le Premier ministre fraîchement nommé Gabriel Attal déclarait : « Parmi les problèmes à résoudre, l’hôpital est en haut de la pile ». Il ajoutait que le « prochain budget que mon gouvernement aura à présenter sera un budget historique pour l’hôpital public ». Il annonçait « trente-deux milliards d’euros supplémentaires » pour la santé dans les cinq ans à venir. Ces annonces laissaient-elles présager une inflexion de la politique de santé de l’exécutif français ?

On aurait pu l’espérer à l’heure où chaque jour apporte son lot d’informations sur la crise du système de santé. Dans les services d’urgences saturés, des patients restent en attente des heures et même des jours sur des brancards et parfois y meurent. Le manque de lits et de personnel dans les hôpitaux est général. Sur des territoires entiers, il devient très difficile d’accéder à un médecin généraliste ou spécialiste, ce sont les « déserts médicaux ». L’accès aux soins pour toutes et tous devient très difficile.

Il ne fallut que quelques heures pour dégonfler la baudruche. Les trente-deux milliards promis par le Premier ministre n’avaient rien de « supplémentaires » puisqu’ils figuraient déjà dans la loi de programmation des finances publiques votée en décembre 2023. Ils ne concernaient pas seulement l’hôpital mais l’ensemble de la santé. Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière de France1 , élu dont le parti appartient à la majorité présidentielle s’exclamait : « Arrêtons ces effets d’annonce qui n’en sont pas du tout, c’est véritablement jouer avec les nerfs des hospitaliers et des acteurs du monde de la santé. » Quelques jours plus tard, la déclaration de politique générale du nouveau Premier ministre n’évoquait aucun moyen supplémentaire pour l’hôpital, et ne proposait que quelques bricolages dérisoires pour remédier à la crise du système de santé.

La conférence d’Emmanuel Macron du 16 janvier 2024 a « fixé le cap » du nouveau gouvernement pour les prochains mois. La santé y a occupé une place importante. Aucun moyen supplémentaire n’est prévu pour l’hôpital et le service public de santé. Les difficultés seraient, selon le président, en train de trouver des solutions grâce à une meilleure organisation et une « responsabilisation » des usagers par l’argent. Une des annonces phares de la conférence de presse est l’accord donné au doublement des « franchises » médicales (la part non remboursable des médicaments, examens de laboratoire, consultations médicales). Un pas de plus vers le rationnement des soins par l’argent.

En dépit de ses échecs dans la lutte contre la pandémie du Covid-19, de la détérioration du système de santé et de l’aggravation des difficultés d’accès aux soins, le chef de l’exécutif français persiste et signe dans la voie des contre-réformes. L’absence d’une alternative et d’une riposte à la hauteur par le mouvement social et ouvrier lui en laisse jusqu’à présent la possibilité.

Les échecs du libéralisme autoritaire face au Covid

Après le premier confinement, le pouvoir reprend la main2  

En avril-mai 2020, alors que la France sortait de la première vague de la pandémie et de deux mois de confinement, une forte mobilisation s’était développée dans tout le pays.

Le gouvernement avait répondu à la mobilisation montante par l’organisation d’une « concertation », appelée le Ségur de la santé3 . Elle consista, au prix de concessions sur les rémunérations des personnels hospitaliers (imposées par le rapport de forces)4  , à ne rien céder sur le fond des politiques libérales : austérité et privatisations.

La signature du Ségur par trois fédérations syndicales, l’aspiration à retrouver une vie sociale normale après deux mois de confinement, s’ajoutant à l’épuisement des équipes hospitalières, ont permis alors au pouvoir de reprendre l’initiative. La poursuite de la dégradation du système de santé, faute de mobilisations à la hauteur des enjeux en a été la conséquence.


 

Les échecs du libéralisme autoritaire

La politique menée en France pendant la pandémie a été marquée par les choix de classe du pouvoir. Le libéralisme autoritaire de Macron y a freiné et affaibli le combat contre le Covid-19.

Il s’est traduit par le quadruple choix :

• de maintenir à tout prix la production, sans assurer la meilleure protection possible des salarié·es et des usager·es, avec pour effet les contaminations massives sur les lieux de travail, dans les écoles et les transports ;

• d’instaurer une gestion autoritaire et répressive de la crise plutôt que démocratique et participative. Cette option liberticide s’est avérée en premier lieu inefficace ;

• de rejeter toute incursion dans le droit de propriété, quitte à sacrifier l’intérêt collectif. Les refus d’agir pour la levée effective des brevets et de réquisitionner l’industrie pharmaceutique pour produire les vaccins en sont les exemples les plus frappants ;

• de poursuivre les contre-réformes de la protection sociale et de la santé, au prix de la santé des malades.


 

Garantir les profits avant la santé

Dès le premier confinement, outre les personnels de santé, les travailleuses et travailleurs du commerce, du nettoyage, de l’aide à la personne, des livraisons et des transports devinrent des « héros » envoyés « au front ». Mal ou pas protégé·es, elles et ils ont payé un lourd tribut à la pandémie.

Par la suite, au fil des « vagues » successives, ce sont toutes celles et ceux qui participent à la production (ou qui la permettent) qui durent retourner au travail et furent souvent contaminé·es.

Sous couvert de « l’intérêt des enfants », la politique menée dans l’Éducation nationale par le ministre Blanquer ne parvint jamais à cacher son objectif réel : maintenir les écoles ouvertes pour permettre aux parents d’aller au travail.

L’absence de toute protection sérieuse sur les lieux de travail et d’enseignement a contrasté avec les mesures de privation de liberté très dures dans tous les autres domaines de la vie sociale. Elles ont ramené l’existence de millions de travailleurs au slogan « métro, boulot, dodo ». Ce décalage accompagnant la gestion autoritaire de la crise n’a fait que nourrir la défiance et l’incompréhension vis-à-vis des nécessaires mesures de protection face au virus.


 

Les « stop and go », les échecs d’une gestion autoritaire

Au lieu de chercher à convaincre, de mobiliser de manière consciente la population, pour construire collectivement et démocratiquement les réponses réfléchies et adaptées pour combattre le virus, Macron a choisi la voie « jupitérienne »5   autoritaire et répressive. S’étant autoproclamé chef de guerre, c’est sur le mode militaire du général donnant des ordre à ses troupes et les faisant sanctionner quand elles ne les appliquent pas, qu’il a prétendu gérer la crise.

La stratégie autoritaire du pouvoir s’est traduite par la succession des « stop and go » : restrictions strictes quand la vague de contamination menaçait de déborder le système hospitalier, suivies d’assouplissement quand la situation s’améliorait. Elle a toujours eu un temps de retard sur le virus. L’inefficacité de cette stratégie a amplifié son rejet et a nourri l’exaspération. Elle fut poursuivie à l’occasion de la vaccination.

Le 4 décembre 2020, Emmanuel Macron déclarait au média en ligne Brut : « Je ne crois pas à la vaccination obligatoire pour ce vaccin. Je crois beaucoup plus au travail de conviction par la transparence qu’à l’obligation ». Six mois plus tard, confronté à une résurgence de la pandémie, le gouvernement instaurait la vaccination obligatoire pour certaines professions et le Pass vaccinal restreignant drastiquement la vie sociale des non vacciné·es.

Les résultats de cette injonction vaccinale punitive sur la partie de la population la plus vulnérable et la plus éloignée de la vaccination ne furent pas probants : alors que dans de nombreux pays européens, la couverture vaccinale, sans obligation, s’est approchée de 100 % pour les plus de 80 ans, elle est restée à 87 % en France. Dans les quartiers les plus pauvres, les plus éloignés du système de santé, les taux de vaccination sont restés bas, alors que les personnes à risques, (diabétiques, obèses ou hypertendu·es) y sont les plus nombreuses.

Vaccins : la propriété privée et les brevets contre l’intérêt général

Outre sa gestion autoritaire, la politique de Macron concernant les vaccins fut marquée par le refus de lever les brevets et de réquisitionner l’industrie pharmaceutique dans l’intérêt général.

Au début de l’année 2022, alors qu’il prenait la présidence de l’Union européenne pour six mois, le président français reçut une tribune signée par 130 personnalités du monde scientifique, syndical, associatif à l’initiative du collectif « Brevets sur les vaccins anti-Covid, stop ! Réquisition ».

Elle dénonçait son refus de soutenir la demande de levée des brevets portée par l’Inde et l’Afrique du Sud et rappelait le bilan très limité du mécanisme de solidarité Covax derrière lequel s’abritait le président français. Elle ajoutait : « En décembre 2021, comme le souligne Oxfam, la France et l’Union européenne ont vacciné plus de 70 % de leur population, contre seulement 3 % de vacciné·es dans les pays à faible revenu. Devant ces chiffres sans appel, certains parlent d’apartheid vaccinal. »

Macron resta sourd à cet appel, comme il l’avait été tout au long de la crise sanitaire aux demandes de levée des brevets et de réquisition des industries pharmaceutiques pour répondre aux besoins.

Son nationalisme vaccinal et l’apartheid qui en découlait vis-à-vis des pays du Sud, outre la discrimination scandaleuse qu’ils instauraient vis-à-vis des populations de ces pays, ont eu un effet boomerang. Au lieu de protéger les populations des pays riches (dont la France) qui ont monopolisé les vaccins, ils ont favorisé l’émergence et la propagation de nouveaux variants dans les pays du Sud (Amérique latine, Afrique du Sud, Inde…), qui ont à leur tour alimenté de nouvelles « vagues » en Europe et en Amérique du Nord.


 

Un système de soins au bord de la rupture

La lutte contre la pandémie, malgré la mobilisation et les sacrifices des personnels de santé, a été entravée par la poursuite des politiques d’austérité qui ont affaibli l’hôpital public. Les malades directement touché·es par le Covid, mais aussi l’ensemble des patient·es dont les opérations ou les soins ont été différés ou déprogrammés, en ont subi les conséquences, parfois irréversibles. La psychiatrie publique (et tout spécialement la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent), sinistrée, n’a répondu que de manière très dégradée aux demandes de soins en très forte augmentation.

Les personnes âgées ont été particulièrement touchées par les délais d’attente aux urgences, le manque de lits de réanimation, les difficultés d’accès aux soins dans les hôpitaux. Dans les établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les prises en charge inhumaines du fait du manque général de moyens, aggravées dans les établissements privés lucratifs par la recherche du profit maximum, se sont renforcées. Elles ont abouti à de véritables scandales sanitaires, comme l’a notamment révélé un livre d’investigation sur le groupe ORPEA6 , sans inflexion réelle des politiques dans ce domaine.

Un mouvement social et ouvrier sur la défensive

Pendant les trois premières années du mandat de Macron, les politiques de santé du pouvoir s’étaient heurtées à des résistances significatives7 . Après juin 2020 et la signature du Ségur de la santé, l’épuisement, le traumatisme des épreuves subies et l’absence d’espoir d’amélioration ont profondément modifié l’ambiance dans les services. Or, la forte mobilisation des personnels n’ayant pas obtenu les 183 euros du Ségur et, les colères ont continué de couver dans les hôpitaux et les EHPAD, mais elles ont cessé de s’exprimer sous forme collective, hors certaines situations locales. La fuite individuelle pour ne pas « laisser sa peau » est souvent apparue à beaucoup comme la seule issue. Elle n’a fait que casser davantage les collectifs de travail et rendre les luttes plus difficiles.

Le syndicalisme hospitalier, affaibli et avec des capacités de mobilisation limitées, a été fortement impacté par la pandémie. De nombreuses équipes ont eu et continuent d’avoir de grandes difficultés à fonctionner. L’inertie des directions des fédérations syndicales, du fait de leur impuissance à agir et/ou de leur refus d’organiser des actions coordonnées, n’a fait que renforcer le repli sur soi et la passivité des salarié·es. Les collectifs (« inter-urgences », « inter-hôpitaux »…) qui avaient mobilisé dans la période précédente, n’ont pas davantage réussi à peser.

Contrairement à ce qu’ont affirmé Macron et ses ministres, une alternative à leur politique existait, tout au long de la crise du Covid. C’est l’impuissance du mouvement social et ouvrier à la formuler et à lutter pour l’imposer qui a laissé les mains libres au pouvoir.

Il aurait été nécessaire de commencer à mettre en œuvre, pratiquement, dans les villes, les quartiers, les entreprises, des initiatives concrètes, avec les acteurs de terrain auto-organisés, pour assurer de manière participative la protection de la population, (fabrication de masques, lutte contre les contaminations, aide aux personnes qui devaient s’isoler, etc.). Par la suite, il aurait fallu promouvoir de manière active une politique de vaccination par la persuasion tout en s’opposant aux mesures punitives vis-à-vis des personnes non convaincues par la vaccination.

Faute de telles perspectives, les colères ont pu être dévoyées par des forces réactionnaires (complotistes, antivax, extrême droite…), notamment au cours de l’été 2021. Le refus de la politique vaccinale autoritaire a suscité une mobilisation avec des manifestations importantes. Le mouvement ouvrier en a été quasi absent. Même là où des initiatives ont été prises par des forces progressistes, elles n’ont pu, à de rares exceptions, imposer un rapport de force suffisant face aux forces réactionnaires.

Malgré la fin de la pandémie, l’année 2023 n’a pas permis au mouvement social et ouvrier de reprendre l’initiative dans le secteur de la santé. La grande mobilisation interprofessionnelle contre la nouvelle réforme des retraites, peu suivie dans le secteur hospitalier, n’a pas inversé cette tendance. La défaite de ce mouvement n’a pas contribué à redonner espoir aux salarié·es de la santé. Ces dernier·es restent pour l’instant sur la défensive, même si les questions de santé restent au cœur du débat politique.

La crise et contre-réformes

Piètre chef de guerre dans la lutte contre la pandémie, Macron a pendant la même période pleinement joué son rôle de « président des riches », au service du capital. La crise sanitaire a été pour lui une opportunité pour accélérer les contre-réformes de la protection sociale et du système de santé qu’il avait engagées depuis 2017. Privé d’une majorité absolue au Parlement après sa réélection en avril 2022, il n’en a pas moins poursuivi son offensive en utilisant tous les ressorts antidémocratiques que lui offre la Constitution gaulliste de 19588 .

Macron et « l’argent magique »

Pendant les premières années de son quinquennat, Macron a accentué les politiques d’austérité de ses prédécesseurs9 . Quinze milliards d’économies étaient prévues en cinq ans sur l’Assurance maladie10 , dont la moitié sur les dépenses hospitalières.

Le manque de financement de la Sécurité sociale est la conséquence des politiques de « baisse du coût du travail » pratiquées par les gouvernements successifs. En 2012 le socialiste François Hollande avait instauré le CICE (crédit d’impôts compétitivité emploi). Ce cadeau fiscal aux patrons, de 20 milliards d’euros par an, était accordé, sans contrepartie, au nom de « créations d’emplois » jamais démontrées11 . Le CICE a été transformé par Macron en exonération définitive d’une partie des cotisations que les employeurs doivent verser pour financer la Sécurité sociale. Ce pactole s’ajoute aux précédentes exonérations. Pour l’année 2023, il atteint 87,9 milliards d’euros (en hausse de 7 % par rapport à 2022). Ce cadeau aux patrons et aux actionnaires, est un choix politique de classe. Il crée de toutes pièces le prétendu « déficit » de la Sécurité sociale que Macron prétend ensuite combattre en réduisant les dépenses.

Le 5 avril 2018, une aide-soignante interpela le président, en visite au CHU de Rouen, sur le manque de moyen de l’hôpital. Il répondit qu’il n’y avait pas « d’argent magique » pour financer les dépenses hospitalières. La même réponse fut apportée tout au long de l’année 2019 aux personnels des services urgences en grève pendant plusieurs mois, puis à la mobilisation de l’ensemble du monde hospitalier fin 2019 pour refuser de satisfaire les revendications.

Pourtant, début 2020, confronté au risque d’effondrement de l’économie résultant de la pandémie, Macron sortit de son chapeau des milliards « d’argent magique » afin d’assurer un revenu de remplacement aux salariés confinés chez elles et eux et de financer les dépenses exceptionnelles du système de santé (hôpitaux, tests, masques, puis vaccins). Ce fut le « quoiqu’il en coûte ». Au mépris de tous les serments libéraux, le « déficit » de la Sécurité sociale passa de 1,9 milliard en 2019 à 39,7 milliards en 2020. Il fut donc multiplié par vingt12 . Comme le souligne Nicolas Da Silva, « alors qu’au nom de la santé, il n’était pas possible d’améliorer le système de soins en 2019, il a été possible, au nom de la santé, de faire voler en éclats tous les dogmes en 2020 »13  .

Le risque d’écroulement de l’économie une fois éloigné, l’orthodoxie libérale a repris ses droits. Macron et son ministre des Finances décrétèrent la fin du « quoi qu’il en coûte ». Après avoir utilisé la Sécurité sociale comme arme « anti-crise », ils décidèrent de se servir de la crise pour mieux détruire la Sécurité sociale. Le « déficit » devint un argument pour justifier une nouvelle cure d’austérité notamment pour le système de santé.

Alors que les profits des grandes entreprises atteignent des niveaux sans précédent14 , les dépenses sociales exceptionnelles liées à l’épidémie ont été transformées en « dette » de la Sécurité sociale ; une « dette » que les assurés sociaux vont devoir rembourser, en y ajoutant les intérêts versés aux banques. Dans le même temps, les exonérations de cotisations sociales patronales continuent de progresser.

 

Moins de Sécu, plus d’assurances et de « franchises »

Le désengagement de la Sécurité sociale transforme le financement du système de santé. La protection sociale française s’aligne progressivement sur le modèle dit des « trois piliers » voulu par l’Union Européenne. Une couverture sociale minimale, financée par l’État (pilier 1) est complétée par des assurances « complémentaires » d’entreprise (pilier 2) et/ou individuelles dites « surcomplémentaires » (pilier 3).

La santé tend à devenir un « choix » de consommation individuelle dépendant des ressources de chacun·e. C’est la perspective clairement tracée par Macron, lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024. Justifiant le doublement des « franchises » médicales restant à la charge du malade il n’a pas hésité à affirmer : « Au moment où je vois ce que nos compatriotes peuvent dépenser pour les forfaits de téléphonie, la vie quotidienne… se dire qu’on va passer de 50 centimes à 1 euro pour une boîte de médicaments, je n’ai pas le sentiment qu’on fait un crime terrible ».

Selon un récent sondage de l’IFOP15  , 37 % des patient·es interrogé·es ont déjà renoncé à se soigner alors qu’elles et ils en avaient besoin. Les principaux motifs donnés sont l’augmentation du coût de la vie (87 %), la non-prise en charge par la Sécurité sociale et la mutuelle de la totalité des frais (84 %), la nécessité d’avancer le prix des consultations (78 %).

Conséquence du déremboursement de soins et produits de santé par la Sécurité sociale, les tarifs des mutuelles et assurances complémentaires santé se sont envolés. Selon une enquête de l’association de consommateurs Que Choisir ? la hausse moyenne des tarifs des mutuelles, après avoir été de + 7,1 % en 2023, est d’environ + 10 % en 2024. Elle peut atteindre 30 % pour certain·es retraité·es.

Hôpitaux, Urgences, EHPAD, après la pandémie la crise s’approfondit !

Le drame vécu avec le Covid-19 n’a rien changé à la politique de l’exécutif vis-à-vis de l’hôpital. Les fermetures de lits, de services, d’établissements se poursuivent. Selon une étude de la DREES (ministère de la Santé)16   en 2022, le nombre de lits hospitaliers a été réduit de 6 713 soit 1,8 %, après avoir diminué de 1,4 % en 2021. En 9 ans, ce sont 39 000 lits d’hospitalisation complète qui ont disparu.

Là aussi, le pouvoir utilise la crise pour forcer l’allure. Le manque de médecins hospitaliers17  , le départ massif de personnels aboutissent à de nouvelles fermetures de lits faute de personnel, des lits qui ne sont pas rouverts par la suite.

Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière de France, élu appartenant pourtant à la majorité présidentielle déclarait : « Le temps où l’hôpital public était la variable d’ajustement des débats sur la dette doit s’arrêter »18  .

Le principal symptôme de la crise hospitalière est l’engorgement des services d’urgences où, faute de places, des patients séjournent sur des brancards pendant des heures. Outre l’impossibilité de consulter, en ville, un médecin dans un délai rapide, la cause réelle de l’engorgement des services d’urgences est l’insuffisance des lits hospitaliers. Les patients restent des heures ou des jours aux urgences, parce qu’il n’y a ni lits ni personnels pour les recevoir dans les autres services de l’hôpital où ils devraient aller. Cette pénurie est la conséquence directe des choix politiques du pouvoir.

Les mesures prises pour y remédier (filtrage des urgences, renvoi vers des services de consultations non programmées) ne s’attaquent pas au cœur du problème, elles ne peuvent qu’améliorer à la marge la situation, tout en augmentant les risques pour les patients.


 

Macron et le capitalisme sanitaire

L’austérité budgétaire n’est qu’une des faces de la politique de santé du pouvoir. Elle concerne exclusivement le financement du service public de santé. Son but premier est, nous l’avons vu, la « baisse du coût du travail », en exonérant les patrons d’une part de leurs cotisations sociales.

Mais dans le même temps la réduction de la place du service public poursuit un autre objectif : favoriser la création et le développement d’un marché de la santé au profit d’un capitalisme sanitaire à la recherche de débouchés lucratifs.

Pour Benoît Poulain, chef des fusions-acquisitions pour le Groupe Elsan19 , les « fonds d’investissement ont un véritable rôle de moteur. Ils permettent de moderniser, d’optimiser et d’industrialiser le secteur médical. » 20

Comme le souligne Nicolas Da Silva, « l’apport en capital permet parfois de financer des investissements lourds et il implique toujours une réorganisation du travail. La financiarisation renforce les logiques de concentration et d’industrialisation des soins, souvent initiées par la politique publique elle-même » 21 . Le même auteur souligne que ces investissements sont effectués là où ils sont susceptibles de devenir rentables, et pas nécessairement en fonction des besoins de la population. La financiarisation a, pour lui, une autre conséquence : la multiplication de surcoûts non remboursés par la Sécurité sociale.

Début janvier 2023, Macron rappelait avoir investi 19 milliards d’euros dans le système de santé. Encore fallait-il décrypter ces chiffres. Cet investissement était sur 10 ans, mais surtout il ne concernait que très partiellement l’hôpital public, et pas du tout son fonctionnement. Tout au plus contribuait-il à désendetter partiellement l’hôpital étranglé par un manque de financement chronique.


 

Doctolib : le privé prend le pouvoir sur l’organisation des soins

Avec l’affaiblissement et le recul du secteur public, l’État crée sa propre impuissance et rend indispensable l’appel au secteur privé, qui prend alors la main sur l’organisation du système de santé et lui impose ses propres objectifs. L’exemple de la plateforme de réservation de rendez-vous en ligne Doctolib est de ce point de vue particulièrement éclairant. Il illustre aussi comment la crise sanitaire a été utilisée pour favoriser l’ascension du privé.

La place dominante qu’avait acquise cette structure privée avec l’aide des pouvoirs publics lui a permis de se présenter indispensable à l’occasion de la vaccination, même si trois entreprises s’étaient vu attribuer le marché. En retour, la vaccination lui a permis de renforcer son quasi-monopole.

Dès lors, comme le souligne Justin Delépine22 , « Doctolib se rapproche donc de ce qu’on nomme une infrastructure essentielle, c’est-à-dire un acteur économique par lequel nous sommes obligés de passer ». Tout comme BlaBlaCar ou Uber, elle détermine et oriente par ses algorithmes les choix de ses utilisateurs.

Pendant la pandémie, les professionnels de santé ont ainsi perdu tout contrôle sur les priorités dans la vaccination. Leurs agendas ont été remplis d’office par celles et ceux qui maitrisaient le mieux les outils informatiques, au détriment de personnes qui auraient dû être prioritaires en raison de leur âge ou de leur état de santé.

Le monopole de Doctolib, entreprise privée qui oriente vers le soin en fonction de ses propres critères et est très peu régulée, ouvre la porte à une ubérisation du système de santé, où médecins, professionnels et établissements de santé, sont comme les chauffeurs et cyclistes Uber sous le contrôle et la domination d’une application privée.


 

À la croisée des chemins : se ressaisir et agir

Après quatre années marquées par l’expérience de la crise sanitaire mondiale, le système de santé français est aujourd’hui dans une situation critique. La possibilité pour toutes et tous d’accéder à des soins de qualité, et même simplement d’accéder aux soins, régresse. Le pouvoir a utilisé la crise sanitaire, non pour rompre avec ses politiques d’austérité et de privatisation dont la crise a montré l’échec, mais au contraire pour aller plus loin et plus vite dans ses attaques contre la Sécurité sociale, l’hôpital public et favoriser l’émergence d’un système privé, inégalitaire.

Seule une mobilisation sociale articulant la lutte des personnels de santé, et un combat social de l’ensemble de la population, peut inverser cette tendance. L’épuisement des personnels, l’affaiblissement du mouvement syndical et social, sont les obstacles à surmonter pour y parvenir. Des forces militantes qui ne baissent pas les bras s’y emploient. Le Tour de France pour la santé a réussi à fédérer des forces significatives du mouvement social et ouvrier et à rendre visibles les exigences de soins gratuits accessibles à toutes et tous grâce au 100 % Sécu23  et à un système public de santé non soumis à l’austérité. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour que cette volonté se diffuse à la base et mobilise effectivement les équipes militantes et les personnels de santé, ainsi que des secteurs significatifs de la société. C’est pourtant la seule voie possible, et le temps presse. 


 

Le 15 février 2024

* Jean-Claude Laumonier, infirmier retraité, syndicaliste, est membre de la Quatrième Internationale et de la commission nationale Santé sécu social du NPA.

  • 1La Fédération hospitalière de France joue le rôle de chambre patronale des directions d’hôpitaux publics. Ses instances sont présidées par des élus locaux.
  • 2Pour cette période, voir Inprecor n°677-678, « Macron et la santé », septembre-octobre 2020.
  • 3Le ministère de la Santé se situe avenue de Ségur à Paris.
  • 4183 euros furent accordés à une partie des personnels hospitaliers, et certaines grilles salariales ont été revues. Pour une analyse plus détaillée du Ségur, voir l’article cité ci-dessus.
  • 5Macron lui-même a défini son mode de gouvernement comme « jupitérien ».
  • 6Les Fossoyeurs, Victor Castanet, éditions Fayard.
  • 7Inprecor n°677-678, idem.
  • 8 L’article 49-3 de la Constitution permet de faire adopter un texte sans vote, à condition que le gouvernement ne soit pas renversé par une motion de censure. C’est par ce moyen qu’ont été adoptées, entre autres, les lois de financement de la sécurité sociale en 2022 et 2023 ainsi que la contre-réforme des retraites.
  • 9Voir Inprecor n° 677-678, idem.
  • 10L’Assurance maladie est la branche santé de la Sécurité sociale.
  • 11En 2012, Gattaz, président du syndicat du grand patronat, le MEDEF, avait annoncé la création « d’un million d’emplois » grâce au CICE. Toutes les évaluations, même celles des instituts proches du gouvernement, s’accordent aujourd’hui pour constater que l’effet fut en réalité très marginal.
  • 12Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, éditions La fabrique, 2023, p. 266.
  • 13Idem, p. 267
  • 14Les entreprises du CAC 40 ont versé 97,1 milliards d’euros aux actionnaires en 2023, dont 67,1 milliards sous la forme de dividendes en numéraire et 30,1 milliards sous la forme de rachats d’actions. C’est 17 milliards d’euros de plus que l’an dernier (80,1 milliards), qui était déjà le niveau le plus haut jamais enregistré depuis 2003 (La Tribune).
  • 15Sondage effectué entre le 22 et le 24 août 2023, commandé par le Crédit mutuel.
  • 16« En 2022, la baisse du nombre de lits en état d’accueillir des patients s’accentue », étude de la Dress, décembre 2023.
  • 17Seule la présence de médecins étranger·es, avec un statut précaire et des salaires dérisoires, permet encore à l’hôpital de tenir. Ils se mobilisent actuellement pour sortir de leur précarité.
  • 18Communiqué de la FHF, 4 octobre 2023
  • 19 Premier groupe d’hospitalisation privée en France.
  • 20 Revue Décideurs Magazine.
  • 21Nicolas Da Silva, « L’irrésistible financiarisation des soins », Cahiers de santé, 20 juin 2023.
  • 22 mais qui arrêtera Doctolib ? », 11 mai 2022, Alternatives économiques.
  • 23C’est-à-dire des soins intégralement remboursés par la Sécurité sociale.