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France : grèves de 1995, premières leçons

par François Sabado

1. Une lame de fond a secoué la société française. Le mouvement social fait à nouveau irruption sur la scène sociale et politique. Pour la première fois depuis Mai 68, le pays a été submergé de luttes et de grèves qui ont touché tout le secteur public et ont rencontré une sympathie dans toutes les couches populaires. Grèves de cheminots, postiers, électriciens, enseignants, fonctionnaires de toutes catégories, ont presque paralysé le pays, pendant plus de trois semaines. C'est un nouveau cycle de luttes qui s'ouvre dans la situation française.

Leurs revendications combinaient un objectif global : le retrait du « plan Juppé » — plan gouvernemental de démantèlement de la Sécurité sociale — et des objectifs particuliers notamment dans le secteur des transports où un «contrat de plan » État-SNCF aggravait les conditions de travail de milliers de cheminots. Mais, au-delà des exigences et des revendications des grévistes, ce mouvement traduit une inquiétude plus fondamentale de toute la société : le sentiment qu'autour des problèmes de la protection sociale se noue un enjeu historique, presque un changement de civilisation.

2. En effet, après avoir tergiversé pendant quelques semaines, le gouvernement Chirac-Juppé a décidé de prendre des mesures d'austérité drastiques pour aligner budget, déficits sociaux et services publics sur les critères de convergence de Maastricht, les échéances de la « monnaie unique » et plus généralement sur les exigences des marchés financiers. Il s'agit, pour la bourgeoisie française, d'aborder la dernière ligne droite avant 1997. C'est ce qui explique, sur le fond, le choix de l'attaque contre la Sécurité sociale.

Le système de protection sociale, au-delà de sa dégradation, cristallise encore acquis et rapports de forces sociaux. Sa remise en cause par le gouvernement constitue une modification historique des rapports entre les salariés, l'État et le patronat. Une brèche qui ouvre la voie à d'autres régressions sociales, c'est tout le sens du plan Juppé.

3. Si le chômage structurel de masse, la précarisation de la force de travail et la pression sur les salaires constituent le lot quotidien de millions de travailleurs, les attaques contre la Sécurité sociale ont été ressenties comme le franchissement d'un seuil qualitatif. C'est ce qui a provoqué la puissance sociale et la dynamique politique de ce mouvement.

Contrairement aux commentaires de certains médias, ce mouvement n'a pas été l'addition de revendications catégorielles, corporatistes ou même sectorielles. C'est un mouvement d'ensemble qui, au travers de la lutte sur la Sécurité sociale, exige un coup d'arrêt de la politique libérale capitaliste menée depuis une vingtaine d'années. Des disparités ont été constatées entre la région parisienne et la province, nombre d'observateurs ont enregistré l'ampleur inégalée des manifestations de Marseille, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Lille. Certains s'exclameront « la province se soulève contre les diktats de Paris et de Maastricht » ! Un journaliste du Monde, caractérisait cette grève comme une « première révolte contre la mondialisation », c'est-à-dire le libéralisme planétaire. C'est effectivement la grève la plus importante dans les pays capitalistes développés depuis la chute du mur de Berlin. La lutte de classes revient au galop.

4. Mais les effets sociaux désagrégateurs de la crise économique qui frappe le monde capitaliste depuis une vingtaine d'années, expliquent aussi les limites de ce mouvement. Si le mouvement a été très fort dans le secteur public, s'il a rencontré la sympathie de tout le pays, malgré la gêne causée par la grève des transports, si les manifestations de rue ont été les plus massives depuis 1968 — plus de deux millions de manifestants dans toutes les villes du pays — il ne s'est pas transformé en grève totale. À la différence de Mai 68, la lutte ne s'est pas étendue comme une traînéede poudre vers une grève générale notamment dans le secteur privé. On a parlé de grève par « délégation » ou «procuration » pour les salariés du privé, qui exprimèrent leur sympathie à la grève sans faire grève. En fait, la crise économique est passée par là, le poids des défaites ouvrières, la crainte du chômage, la précarisation de la force de travail, pèsent négativement sur les luttes du secteur privé.

5. La puissance sociale de ce mouvement provoque déjà un changement du paysage syndical. Deux camps se distinguent nettement. Un camp, avec la direction de la CFDT, la CFTC et la CGC, soutient la réforme du gouvernement Juppé. En face, la CGT, FO, la FSU, Sud, CRC, et les opposants CFDT ont été à l'initiative des mobilisations. Nul doute que cette division durant les grèves aura des répercussions dans les réorganisations syndicales.

Mais si les syndicats se renforceront probablement après cette grève, et si les dirigeants syndicaux voient redorer leur blason, il faut souligner que, durant tout le mouvement, les directions syndicales ont « surfé » sur les vagues. Elles ont accompagné les luttes, plus qu'elles ne les ont dirigées. À aucun moment, elles n'ont constitué d'intersyndicale unitaire, ce sont en fait les cheminots en grève, qui ont constitué la direction « naturelle » du mouvement. Sur le plan de l'extension, les directions de FO et de la CGT parleront de la généralisation des grèves mais ne lanceront jamais de mot d'ordre clair de grève générale, tourné en particulier vers les entreprises du privé. Enfin, Viannet — dirigeant de la CGT — refusera d'exiger la démission du gouvernement Juppé, alors que le premier ministre liait son sort à sa réforme et que des centaines de milliers de manifestants exigeaient son départ.

6. Bien que ce mouvement social ait une dynamique politique, les leaders de la gauche officielle, à des degrés divers, s'efforcèrent de ne pas politiser le mouvement. La direction du PS attend patiemment les prochaines échéances électorales de 1998, et n'envisage surtout pas de reprendre les responsabilités du pouvoir sur la base d'un mouvement de masse. Quant au PCF, il a vaguement parlé d'alternative politique mais sans exiger la démission du gouvernement et sans faire des propositions de mobilisation de toute la gauche. La peur de nouvelles échéances électorales paralyse la capacité d'initiative de la direction du PCF.

Contenir la crise sociale en refusant de la transformer en crise politique, telle est la dominante de la politique actuelle des dirigeants de la Gauche officielle. Cette crise sociale posait, pourtant, sur la base des revendications des grévistes, la question d'une alternative politique au libéralisme capitaliste. Elle donne une nouvelle crédibilité à la nécessité d'une autre politique, d'une politique qui rompe avec la logique de Maastricht, qui finance les déficits sociaux en taxant le capital, qui combatte résolument le chômage par une réduction massive du temps de travail. C'est à ces dizaines de milliers d'animateurs des luttes, de responsables syndicaux, de militants recherchant les voies d'une alternative qu'il incombe de traduire politiquement cette nouvelle poussée sociale.

Janvier 1996

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