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1995, l’année du mouvement social

par Hélène Adam
© Leonardo Antoniadis

Les grèves de décembre 1995 ont marqué un renouveau des mobilisations populaires – après les années 1980, ces « années d’hiver » dont parlait Félix Guattari – et ont constitué un moment de débats et de recompositions, à la fois dans le syndicalisme et les mouvements sociaux, parmi les intellectuels, ainsi qu’au sein des partis politiques de gauche. Hélène Adam, ancienne responsable de SUD-PTT, revient sur les dynamiques qui ont donné la force à cette séquence de grèves.

Il y aura trente ans en décembre prochain, la plus grande mobilisation de masse depuis mai 68, mettait en échec le plan Juppé, le plan retraites du public et s’inscrivait nettement dans la défense d’un modèle de société basée sur la solidarité et le service public.

Outre l’imagerie populaire qui marqua ces semaines de grèves et de manifestations (des drapeaux colorés à foison aux fumigènes rouges des cheminots en passant par la chanson « antisocial »), de nouveaux concepts ont fait leur apparition, telle la notion d’autonomie du mouvement social, celle de la grève par procuration sans oublier le fameux juppéthon, relayé par le puissant et décapant humour des Guignols de l’info, qui sévissaient alors sans tabou sur Canal plus « en clair ».

Revenir sur l’analyse d’un tel mouvement s’impose d’autant plus que les nuages noirs s’amoncellent désormais à tous les niveaux et que l’absence de mobilisation sociale d’ampleur malgré l’accumulation des mesures réactionnaires, pèse lourd dans cette situation où l’extrême droite parade à tous les étages.

Un mouvement qui vient de loin

Il est impossible de juger sérieusement et de manière approfondie la spécificité de décembre 1995 sans rendre compte du contexte qui a vu naître un mouvement de cette ampleur et de cette originalité. 95 s’inscrit dans une séquence spécifique du mouvement de masse qui n’est pas née de rien et aura par ailleurs des prolongements notamment dans le mouvement altermondialiste.

Trois aspects me paraissent incontournables à traiter de ce point de vue :

– Les mouvements sectoriels auto-organisés du milieu des années 80 ;

– La recomposition syndicale avec la création de nouveaux syndicats qui commence en 1988 avec les secteurs PTT et Santé-Sociaux ;

– Le thème de la défense des services publics face aux privatisations qui menacent les secteurs récemment ouverts à la concurrence au prétexte des exigences des directives européennes.

Les fils rouges ne sont pas toujours faciles à reconstruire trente ans plus tard, voire cinquante ans, mais de Lip 73 et 76 aux luttes ouvrières des OS dans les usines où dominent les femmes, ou les immigrés à la même période, en passant par la lutte des paysans du Larzac, il y a une effervescence post-68 qui annonce une volonté du mouvement social de s’inviter à toutes les tables : celles des formes de lutte, des formes d’organisation, de la non-attente des mots d’ordre venant d’en haut, des grandes fédérations ou confédérations pour qui iels sont souvent les oublié-es des négociations, mais aussi celles des revendications où la feuille de paye n’est pas l’alpha et l’oméga, les conditions de travail étant brutalement remises en cause tout comme, par certains aspects, sa finalité et son organisation.

Sans entrer dans des détails qui nous mèneraient trop loin, il faut avoir en tête la résurgence régulière de telles situations, alors que la masse des salariés est de plus en plus féminisée et est particulièrement jeune (donc dynamique, inventive et exigeante). Les réponses confédérales dominantes vont de l’organisation de grandes journées d’action et de manifestations au soutien plus ou moins direct à l’Union de la gauche dont chacun espère qu’elle amènera le changement dès 1978.

On le sait, l’Union de gauche explose en plein vol sous les coups de boutoir du parti socialiste à qui il a poussé des ailes avec son candidat Mitterrand, les espoirs sont remis à plus tard (ce sera la Présidentielle de 81), et déjà l’appel « Union dans les luttes », composé de syndicalistes de la CGT, la CFDT et la Fen, marque une rupture assumée avec les décisions des États-majors alors que la CGT, à l’époque première organisation mais aussi étroitement dépendante du PCF (encore puissant), connait ses premières contestations internes avec le soutien de syndicats indépendants en Pologne (Solidarnosc).

Le mouvement étudiant, les cheminots, les infirmières

Et dans le droit fil (rouge) de ces divers relais, une nouvelle génération militante est apparue dans la deuxième moitié des années 1980, qui se manifeste d’abord à une échelle massive et coordonnée, à travers le mouvement Devaquet (1986) puis dans le monde salarié, par les coordinations des cheminots (1986 également) et des infirmières (1988).

Si le mouvement étudiant contre la circulaire Devaquet adopte des formes d’auto-organisation exemplaires (Assemblées générales de faculté, coordination nationale décisionnelles), ce n’est pas à proprement parler un phénomène nouveau dans le milieu étudiant qui avait déjà très largement pratiqué de la sorte dix ans auparavant. La jeunesse, peu syndiquée mais très politisée, adopte volontiers des formes de lutte où se forment en direct de nouvelles figures politiques, et ce mouvement ne fait pas exception.

Beaucoup plus étonnant (et source de nombreuses réactions) sera le mouvement des cheminots qui débute en décembre 1986. Car le milieu cheminot est plutôt syndiqué et bien encadré par des fédérations actives et souvent efficaces. Déjà en 1985, une grève avait spontanément éclaté à Chambéry, sans préavis, sans mot d’ordre syndical, à partir d’une Assemblée générale de cheminots en colère.

C’est le même schéma qui se reproduit en décembre 1986, où la CFDT (oppositionnelle) des agents de conduite de Paris Nord, dépose un préavis reconductible le 18 pour couvrir les actions des cheminots qui s’organisent alors en Assemblées générales massives sur le lieu de travail et adoptent une forme de lutte totalement inédite avec les coordinations des comités de grève, exécutif des AG souveraines et chargés de porter leurs décisions au « centre ». Celui-ci regroupe cinquante-cinq dépôts différents, reliés par le réseau téléphonique interne à l’entreprise. Bientôt, quatre-vingt-trois dépôts sont en grève. Puis les autres catégories de la SNCF rentrent dans l’action : à la veille des fêtes, le 23 décembre, la grève est devenue grève générale.

Le mouvement est si impressionnant qu’il nourrit de nombreux débats, d’autant plus qu’il apparait comme une garantie de démocratie, de prise de responsabilité collective, sans conflits avec les syndicats cheminots, précisons-le, mais permettant un mouvement singulièrement plus massif et bien sûr victorieux, bloquant un projet-phare de la direction, celui de la mise en place d’une grille salariale « au mérite », tentative de développer ces nouvelles formes de management qui, à partir de la concurrence entre salariés, prépare la remise en cause du service public, ce que les cheminots perçoivent très clairement.

Le mouvement des infirmières deux ans plus tard explose autour d’une absence de reconnaissance du métier qui s’exprime au travers d’un slogan choc et très explicite « ni bonne, ni nones, ni connes ». Il n’y a pas si longtemps en effet que les infirmières ne sont plus des religieuses et l’idée selon laquelle elles ont un métier « féminin » qui ne nécessite pas de reconnaissance professionnelle particulière puisque les femmes sont naturellement douées pour le soin, conduit à des salaires et des conditions de travail devenues insupportables, une non-reconnaissance des compétences exigées et une carrière misérable.

C’est la coordination Ile-de-France des infirmières syndiquées-non syndiquées (500 délégués, 109 établissements représentés) qui décide, le 15 septembre, de lancer une grève massive à partir du 29 : 20 000 infirmières défilent, 80% de grévistes sont décomptés ce jour-là. Sans entrer dans tous les détails de ce mouvement très emblématiques, il faut savoir que la coordination revendiquera avec force de participer directement aux négociations et poursuivra la grève entrainant des mouvements similaires chez les cheminots et dans les Centre de tri des PTT. Le maitre-mot de coordination fait des émules et il est désormais vivement contesté par les organisations syndicales au sommet qui considèrent ne plus pouvoir contrôler les mouvements, les formes de grève comme les revendications jugées extrêmes.

Répression syndicale et recomposition

La contestation se développe tout particulièrement au sein de la CFDT et prend une ampleur notable avec la construction de l’opposition CDFT majoritaire dans des secteurs importants comme les PTT, la Santé, les cheminots, et même des Union régionales toutes entières (UR Basse Normandie). Les syndicats oppositionnels refusent le « recentrage » de leur centrale syndicale et défendent le maintien des revendications-clé de l’époque, le passage aux 35h sans perte de salaires, le refus de l’ouverture à la concurrence et des projets de privatisation du service public, une revalorisation générale des salaires entre autres.

Mais ce sont les grèves de 1988 qui vont mettre le feu aux poudres.

– la fédération de la santé suspend les syndicats santé-sociaux de l’Ile de France et l’UP correspondante, le 30 novembre 1988, leur reprochant leur soutien à la coordination des Infirmières.

– la fédération CFDT des PTT quant à elle, négocie un accord avec la direction dans le dos des syndicats concernés lors de la grèves des « camions jaunes » (services très combatifs de transbordement du courrier) que les syndicats d’Ile de France refusent, maintenant la poursuite de la grève. Ils sont aussitôt « suspendus » à leur tour.

Ce qui conduit à la création du CRC Santé Sociaux d’une part, à SUD PTT d’autre part début 1989. Ces formations ont dû, la première année, reconstruire leur légitimité et retrouver des droits syndicaux dans une configuration nouvelle, alors que leurs mobilisations se heurtaient souvent à une répression féroce des directions, notamment aux PTT, notons que très rapidement, SUD PTT et le CRC santé. Néanmoins, elles rencontrent rapidement leur public, un nombre assez considérables de salariés jeunes, attentifs aux formes d’organisations nouvelles, adhérant rapidement à l’idée de contre-pouvoir développée notamment par SUD PTT, et qui abordaient les thèmes de préoccupations essentiels d’une nouvelle génération.

SUD PTT en particulier rajeunit de nombreuses notions relatives aux débuts du syndicalisme. En particulier, sa référence explicite à la Charte d’Amiens1 bouscule les analyses traditionnelles, et l’opposition entre une CGT encore totalement courroie de transmission du PCF et FO qui proclame une indépendance de façade prétexte à se contenter du « grain à moudre » que le patronat veut bien mettre à la négociation.

Les méfaits de l’ultralibéralisme

Leur développement va s’appuyer très largement sur cette nouvelle génération de salariés déçus de la gauche et fatigués d’un syndicalisme conservateur ou sclérosé.

A l’intérieur de la confédération CFDT, l’opposition s’affirme et se construit également, notamment chez les cheminots, et l’on peut considérer que ces événements se répercutent dans la CGT et touchent également une partie d’une génération plus jeune que les dirigeants historiques et plus attirée par les nouvelles formes d’organisation et de lutte, ce, alors que les attaques contre les services publics et tout l’arsenal de solidarité qui date de la Libération est très sérieusement attaqué.

Cette contestation de l’ordre syndical établi, se développe et sert de référence à une idée qui va devenir de plus en plus prégnante, celle de la vertu du mouvement social quand il affirme son autonomie. Car dans le même temps, sur le terrain politique institutionnel et partidaire, tout va « mal » : Mitterrand est réélu en 1988 mais 86-88 marque le retour de la droite et l’élection présidentielle de 1995, celle de l’élection de Chirac.

La gauche représentée d’une part par Lionel Jospin pour le PS, d’autre part par Robert Hue pour le PCF, peine à mobiliser sur fond de bilan désastreux du double septennat et de message brouillé sur les questions-clé posées par les salariés (notamment la défense des acquis sociaux, du service public et de la sécu). Le PCF passe sous la barre des 10%, Lo avec 5% tire son épingle du jeu mais n’en fait rien.

Or les enjeux se précisent : la droite a déjà imposé en 1993 au secteur privé le passage de 37,5 annuités à 40 annuités pour une retraite à taux plein, le secteur public est dans le collimateur pour la même mesure, la privatisation d’Air France et de France Télécom a été repoussé du fait d’énormes mobilisations des salariés concernés (grèves de 93) mais elle est sérieusement envisagée, comme la remise en cause des statuts spécifiques des cheminots et du personnel RATP, enfin la sécurité sociale doit être réformée, c’est le fameux plan Juppé que Notat, secrétaire confédérale CFDT salue directement à la télé comme un progrès bienvenu.

Une mobilisation inédite à la visibilité considérable

1995 est le résultat de tout ce mûrissement-développement qui s’est accompagné de nombreuses luttes locales et/ou sectorielles, qui voient de plus en plus émerger une expression nouvelle (slogans, drapeaux, pancartes) et le fameux slogan « tous ensemble, tous ensemble, grève générale ! » qui symbolise la volonté d’un mouvement interprofessionnel, un véritable palier à franchir pour des secteurs qui s’étaient jusque-là, surtout mobilisés séparément.

L’opposition CFDT, certaines structures CGT et notamment la fédération des cheminots, les syndicats de la FSU qui vient juste de sortir de la FEN et prend son envol à cette occasion se coordonnent via leurs responsables à tous les niveaux qui se connaissent et convergent dans l’idée d’un grand mouvement de mobilisation dont les cheminots fixeront (en gros) le rythme et qui sera tout à la fois un véritable mouvement de grève dans le secteur public et une formidable occasion d’offrir une énorme visibilité autour d’une convergence de défense du service public.

Les confédérations, a contrario, sont très en retrait : la confédération CFDT est pour le plan Juppé (et dès la manifestation des femmes du 25 novembre, remarquablement massive ce qui donne une forte indication de l’indice de mobilisation, Notat se fait huer par de nombreux/ses militant-es), la CGT n’appellera jamais à la grève générale en tant que telle (elle tient son congrès confédéral pendant le mouvement).

Pour autant la plupart du temps, à la base et dans les secteurs les plus mobilisés l’unité syndicale est une réalité, le mouvement est trop important pour s’en couper durablement, même s’il est évident pour tout le monde durant les grèves de 95, qu’une sorte de direction alternative a vu le jour, qui décide des dates, de la reconduction (souvent confirmée en AG), et fait très largement circuler l’information du haut en bas. Les médias du service public (et en particulier les télés régionales de FR3) suivent le mouvement de très près et dès les premiers jours par exemple, un duplex est organisé sur plusieurs centres en grève, pour montrer la diversité et la détermination du mouvement.

Une grève par procuration ?

Le secteur privé est resté à l’écart (il faut dire qu’il s’était déjà pris les 40 annuités sans que soit organisée la moindre riposte à l’époque) et l’on a parlé de « grèves par procuration » ce qui ne parait pas avec le recul, un terme adéquat. Les grands secteurs du privé ont été battus à la fin des années 70 ou au cours des années 80 et victimes des grandes restructurations qui les ont considérablement affaiblis (bastions de la sidérurgie, des mines, de l’automobile). Il y a en général une certaine sympathie pour le mouvement mais celui-ci tire sa force de son ancrage dans la défense du service public, thème déjà sans doute en très profond recul chez les usagers.

Dans le public en revanche les grèves de 95 ont été bien supérieures à l’échelle interprofessionnelle du secteur public à tout ce qui a précédé (mai-juin 68 excepté bien sûr) et à tout ce qui a suivi d’ailleurs. Et quand on parle de « temps fort » en 95, on parle des manifestations qui avaient lieu tous les deux jours donc à un rythme très rapide et très soutenu, les autres jours servant dans les plus gros secteurs, à des AG avec discussions et votes le plus souvent, AG communes de plusieurs secteurs également, bref de l’inédit là aussi à cette échelle.

Et du fait de la grève des transports (SNCF bien sûr mais aussi RATP à Paris ce qui conduisait les manifestants à partir de leurs centres en manifestation vers le point de rendez-vous commun et donnait quand même une allure de blocage du pays qui est sans aucun doute ce qui a conduit le gouvernement de droite d’alors à céder). Il faut rappeler les convergences entre les secteurs qui ont facilité la généralisation du mouvement.

Il existe encore de très gros bastions à la SNCF mais aussi à EDF, aux PTT, dans la santé. Les cheminots en AG côtoient les agents de la poste des Centre de tri dans les gares et se rendent à leurs AG pour organiser la grève avec eux par exemple. D’énormes AG ont lieu dans des sites qui regroupent des postiers et des télécommunicants et ouvrent leurs AG aux petites entreprises du coin. Des débats se déroulent qui parlent de contenu et de formes de lutte.

De nombreux secteurs ont observé plus de dix jours consécutifs de grève, un inédit là aussi dans un mouvement interprofessionnel, et ce fut notamment le cas dans les secteurs les plus menacés par des projets d’ouverture à la concurrence/privatisation/remise en cause des garanties du statut/abandon des notions fondamentales attachées au service public (péréquation, égalité d’accès pour tous).

Il s’agit donc d’un mouvement social qui a marqué un cycle important de recomposition politique et syndicale et a vu apparaitre la notion de « mouvement social » salué par le sociologue Pierre Bourdieu en plein mouvement quand il prend la parole Gare de Lyon le 12 décembre en commençant par :

« Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons aussi ; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe qui, dans Le Journal du dimanche du 10 décembre, découvre avec stupéfaction « le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde », incarnée selon lui par Juppé – il le dit en toutes lettres –, « et le désir profond des gens ».

Il est impossible d’aborder 95 sans l’analyser à la lumière de la défense d’un modèle de société – dont les services publics étaient l’une des questions-clés, on est encore avant les privatisations massives et les changements de statut – basé sur la solidarité (système de retraites, sécurité sociale, péréquation des équipements dans les services publics etc…). C’est ce qui a mis les gens en mouvement à cette échelle inédite, comme un dernier sursaut avant l’assaut généralisé du libéralisme dans tous les secteurs (énergie, transports, télécommunications, courrier…).

On rappellera aussi l’aspect très populaire du mouvement, au travers notamment des Guignols de l’info et de leur « Juppéthon » qui comptaient les manifestants à chaque temps fort pour se rapprocher du million, nombre pour lequel Juppé avait déclaré qu’il retirerait son projet. Le retrait du Plan Juppé a été hautement symbolique (et une véritable victoire puisque Juppé était le fer de lance de la réforme) mais il ne faut en aucun cas oublier les retraits des réformes de la SNCF, la mise en sursis de la privatisation de France Télécom et le retrait du projet de passage à 40 annuités de cotisation comme condition pour une retraite pleine et entière dans le secteur public et la fonction publique. Il faudra quand même attendre 2003 pour qu’une réelle défaite cette fois, remette en cause cet acquis des grèves de 95.

Mouvement social, partis politiques

La notion de mouvement social et avec elle, celle d’autonomie du mouvement social refont leurs chemins. Il s’agit bien tout à la fois de réaffirmer la nécessité d’une orientation radicale lutte de classe avec un projet d’émancipation sociale ET de réaffirmer que seul le mouvement social a en quelque sorte la capacité de remplir cette double besogne. En 1999, l’appel pour l’autonomie du mouvement social déclarait ainsi, non sans rappeler la problématique de la Charte d’Amiens : « dégagé des préoccupations de gestion du système et des institutions, le mouvement social pourra s’immiscer dans le débat et imposer d’autres choix ».

Trente ans plus tard, ce n’est pas ce qui domine le paysage politique et le mouvement de masse peine à trouver ses marques et à renouer avec la victoire tandis que la recomposition politique, de son côté, a conduit à un rejet important des solutions social-démocrate qui se sont succédé au pouvoir. Rappelons que la gauche plurielle de Jospin en 1997, n’a rien eu de plus pressé que de privatiser concrètement France Télécom et Air France malgré ses promesses de campagne. Ce n’est pas l’objet de cette contribution que de revenir sur les épisodes qui ont suivi.

Nous nous contenterons de pointer du doigts les défaites successives des mobilisations de masse sur la question emblématique des retraites (qui a la particularité de toucher tout le monde sans exception), de 2003, 2010, 2023, sont autant d’étapes qui ont durablement installé l’idée qu’il fallait toujours cotiser davantage pour partir toujours plus tard. De la réforme de Mitterrand en 1983 qui, en conservant les 37 annuités et demie, passe de l’âge de la retraite de 65 ans à 60 ans, non seulement il ne reste plus rien mais l’on est désormais en deçà : 64 ans mais avec 42 ou 43 annuités ce qui conduira logiquement à allonger l’âge de départ à 65, 66, 67 ans.

La défaite de 2023 est sans doute la plus emblématiques et la plus significative puisque les ingrédients semblaient réunis pour bloquer ce recul décisif : unité syndicale au sommet, mot d’ordre unique – celui du retrait de la réforme – temps forts avec d’énormes manifestations. L’énoncé de ces caractéristiques suffit à lui seul à mesurer à quel point nous sommes loin de 1995 : tout dépend d’en haut, il ne restera rien après l’échec d’un mouvement qui ne s’est jamais pris en main lui-même de fait.

Et les vains appels au sursaut de ce que l’on nomme de manière journalistique très problématique la « société civile » renvoient seulement les organisations syndicales à leur affaiblissement global considérable sous les coups de boutoir conjugués des évolutions de l’organisation du travail et de la multiplication des statuts des salariés ou faisant fonction, et des réformes du droit du travail qui a conduit à voir disparaitre les IRP de proximité, celles qui permettaient de construire de réelles mobilisations à la base.

Des initiatives seront organisées pour commémorer 1995 qui seront sans doute l’occasion de revenir sur ce qui a caractérisé ce mouvement de masse resté emblème des mobilisations modernes. Cette modeste contribution jette quelques bases de discussion.

Cet article a été publié initialement dans le premier numéro de la revue Révolutions écosocialistes.

  • 1

    Extrait de la charte d’identité de SUD PTT : « C’est pourquoi SUD-PTT inscrit son action dans une double continuité : Celle définie en 1906 par la CGT dans la charte d’Amiens, qui assigne au syndicalisme un double objectif et une exigence : défense des revendications immédiates et quotidiennes, et lutte pour une transformation d’ensemble de la société en toute indépendance des partis politiques et de l’État. Et celle du projet de socialisme autogestionnaire porté par la CFDT dans les années 70, dans la mesure où il place les travailleur-euse-s et la nécessité de la démocratie la plus large au cœur de l’objectif de transformation sociale comme de la démarche visant à y parvenir. »

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