Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Rêver en matérialistes internationalistes

© https://iberoamericasocial.com

Ce texte, rédigé par cinq membres de la rédaction de Contretemps, est une réponse critique à l’intervention d’Houria Bouteldja « Rêver ensemble. Pour un patriotisme internationaliste ». Si, contrairement à d’autres textes de réponse, nous ne pensons pas qu’il faut disqualifier son autrice (et encore moins la diaboliser comme certain·es n’ont pas manqué de le faire), nous pensons que ce texte mérite d’être débattu largement, d’autant qu’il fait écho à des tendances lourdes qui traversent les gauches aujourd’hui, en temps de montée en force des nationalismes autoritaires. Selon nous, le texte d’Houria Bouteldja s’appuie sur des constats erronés, et les idées et propositions qu’il défend vont à rebours des luttes d’émancipation.

Nous commencerons par une affirmation : eh bien oui, nous rêvons et désirons ! Nous rêvons d’émancipation et nous désirons l’égalité (individuelle, collective, entre les peuples).

Et nous sommes de gauche, d’une gauche radicale et révolutionnaire même. Et ce qui doit nous tarauder aujourd’hui n’est pas de changer de rêve et de désir. Certainement pas en tout cas d’aller braconner du côté de ceux du camp opposé au nôtre, en affirmant que « seule l’extrême droite rêve »

Une politique des affects ?

On peut s’intéresser à juste titre aux affects en politique, et en particulier aux « affects des masses » pour suivre le fil tendu par le psychanalyste marxiste Wilhelm Reich, que Houria Bouteldja cite comme référence. Certes, mais pour quoi faire ? Pas nécessairement pour les épouser de manière acritique, mais pour aider à ce que les idées et les luttes pour l’émancipation ne soient pas impuissantes, soient des forces matérielles massives et non les fantasmes de quelques-un·es. Pas pour justifier des stratégies qui historiquement, qu’on le veuille ou non, viennent le plus souvent de l’extrême-droite.

Il n’y a aucune réalité concrète des classes populaires en France, aucune alliance réellement existante entre « beaufs et barbares » (si tant est que ces catégories soient pertinentes), entre « tours et bourgs », et aucune pratique politique en présence autre que celle de nos ennemis, qui soit à l’appui de la proposition selon laquelle « construire un rapport sentimental, affectif et idéologique avec les sacrifiés du néo-libéralisme […] ne peut se faire que par la médiation du sentiment patriotique ». Dans la France et l’Europe d’aujourd’hui, c’est avant tout le rêve des néofascistes, et non seulement il est illusoire de se l’approprier dans un pays impérialiste comme la France, mais il serait extrêmement dangereux de prétendre le faire – il faut absolument combattre une telle perspective. Nous y reviendrons.

Encore peut-on, d’ailleurs, se demander si l’extrême droite rêve à proprement parler. Ses dirigeant·es rêvent certainement du pouvoir, c’est incontestable. Voilà un rêve froid, technocratique. Mais le reste ? Le reste est l’inverse du rêve : l’extrême droite ne projette rien d’autre que la haine et la domination. Son fonds de commerce est le ressentiment, la peur, le racisme, l’exclusion.

Affects, dominations et rapports sociaux

Par ailleurs, distinguer ce qui relèverait des affects et ce qui a à voir avec les dimensions matérielles des rapports sociaux est une impasse politique, et conduit de fait à passer sous silence ces dimensions matérielles, les conditions socio-économiques qui donnent leur réalité aux groupes sociaux ; or l’amour de la patrie, de la nation, permet d’invisibiliser les rapports sociaux.

Est-ce bien une « transcendance » qui habite les électrices et électeurs de l’extrême droite, ou plutôt comme l’a relevé le sociologue Félicien Faury, « une série d’intérêts proprement matériels, où l’hostilité raciale s’entremêle aux préoccupations économiques »1 ?

Qu’il faille arracher des mains de l’extrême-droite ceux que l’autrice désigne du terme méprisant de « petits-blancs » et proposer une politique commune d’alliance avec les classes populaires immigrées et racisées, nous sommes d’accord, cela doit même être une priorité. Pour ce faire, ce qui doit nous mobiliser théoriquement, stratégiquement et pratiquement, c’est de faire partager notre désir de changer le monde, de l’inscrire dans une réalité matérielle. Et si nous cherchons à construire des convergences de luttes entre les différentes fractions des classes populaires, blanches et non blanches, cela ne peut se réaliser que sur cette base. Car nous en sommes convaincu·es, il n’y aura pas d’autre possibilité pour faire reculer l’extrême droite que de faire avancer la gauche émancipatrice. Mais la gauche pour ce qu’elle est ou plutôt ce qu’elle devrait être. Et il faut le faire à partir de la réalité, de la matérialité qui est la sienne, qui est la nôtre. Tout en se revendiquant – comme nous – du communisme, Houria Bouteldja affirme que la gauche « internationaliste », celle de la « fraternité humaine », « trop généreuse » selon elle, est condamnée à « rêver seule ». Nous sommes d’accord avec elle, que le bilan du 19e siècle, les affres du stalinisme et les reniements de la social-démocratie pèsent lourd dans la balance. Cependant, aucun raccourci, aucune « fulgurance » patriotique, aucun argument abstrait venant d’une avant-garde qui aurait découvert le « secret » des affects des classes populaires et de leurs besoins de « devenir France » ne saurait s’y substituer. Cette découverte n’est qu’un fantasme, et ses promoteurs courent le risque de s’ériger en stratèges auto-proclamés à l’égard des secteurs populaires non racisés comme racisés, vus comme des groupes homogènes, essentialisés, et largement perdus pour toute perspective anticapitaliste.

En réalité, il y a bien une lecture sociale dans le texte d’Houria Bouteldja, mais elle est très problématique. Rayer d’un trait de plume la puissance collective du travail est audacieux de ce point de vue. Car lorsque le sol de classe se dérobe sous nos pieds, il ne reste plus qu’à chuter dans le vide. On peut certes constater que le marché du travail est « éclaté, morcelé, stratifié », et « la classe ouvrière beaucoup plus hétérogène et concurrentielle » qu’autrefois – mais en déduire qu’il n’existe plus de conscience de classe, ni de possibilité de luttes de classe, est un lieu commun contredit par les faits et inventé par nos adversaires néolibéraux. La conscience sociale triangulaire décrite par nombre de sociologues des classes populaires, complexifiée par son imbrication avec les rapports sociaux de race et de genre (d’ailleurs, où cette question centrale est-elle abordée dans son texte ?), est un enjeu majeur pour les gauches et doit être une base de la réflexion quant aux alliances de classes et entre secteurs sociaux subalternes.

On pourrait ajouter que le « marché du travail » dont parle Houria Bouteldja est une construction théorique qui n’a de sens que du point de vue du capitalisme. Car ce qui existe réellement, ce sont les classes en lutte. Les 300 000 emplois détruits par les plans de licenciements de ces derniers mois nous le rappellent avec force. Ce qui s’appelle prolétariat, et qui n’est pas réductible à la classe ouvrière d’industrie, est loin d’avoir disparu. Que les grandes concentrations ouvrières, tous les « Billancourt », ne soient plus dans le paysage est une chose (au passage, c’est peut-être une réalité française, mais qui n’est pas européenne et encore moins mondiale). Houria Bouteldja en déduit l’incapacité « d’expérimenter les puissances collectives » dans le temps et dans l’espace. Mais cette concentration n’est pas une constante de l’histoire du prolétariat : le syndicalisme, le mouvement ouvrier même, s’est ainsi inventé dans un entrelacs de fabriques et de métiers qui valent bien l’éclatement d’aujourd’hui. Dans lequel subsiste par ailleurs des réserves de résistances : des grèves, il y en a, et des possibilités d’organisation et d’alternatives, pas moins aujourd’hui qu’autrefois.

Et, pour celles et ceux qui par leur travail font que chaque jour cette société fonctionne, ce n’est pas un rêve « trop petit » que de pouvoir se retirer de la subordination capitaliste au travail – prendre sa retraite n’est pas autre chose – comme de vouloir vivre plus longtemps et en bonne santé, de travailler moins, toutes et tous et autrement. C’est assez concret, assez matériel. Assez pour avoir engagé dans la rue des cohortes de manifestant·es, plus d’un million à plusieurs reprises, ce qu’aucun autre « rêve » n’a réussi à faire. Que ce ne soit pas assez, qu’il faille faire plus ou mieux, c’est évident. Qu’il faille prendre en compte toutes les dimensions des réalités vécues par les travailleurs et travailleuses, la diagonale intersectionnelle des dominations, et notamment la division raciale et genrée du travail et le racisme d’État systémique, en particulier l’islamophobie, nous partageons tout cela avec l’autrice et toutes et tous les militant·es antiracistes et décoloniaux. Ainsi, la mobilisation contre la réforme des retraites, entre autres, montre qu’il y a là, dans les expériences du travail, un solide et concret point d’appui de « puissance collective » – bien qu’il faille là aussi faire le bilan de ce qu’il faudra mieux faire la prochaine fois, en termes d’auto-organisation ou de participation des quartiers populaires, en particulier des personnes racisées.

Le « marché du travail », à l’inverse, est justement pensé par les néolibéraux comme une transcendance, quelque chose qui dépasserait les volontés humaines, jusqu’à leur imposer son « talon de fer » – le fascisme.

Alors oui, nous sommes matérialistes. Nous persistons à penser que ce sont les femmes et les hommes – à partir de leurs conditions réelles d’existences et de leurs combats – qui font l’histoire, et non les idées abstraites comme « le patriotisme » ou la « Nation ».

C’est d’ailleurs pour cela que nous étions partie prenante non seulement des grèves en défense de nos retraites mais aussi des mobilisations des Gilets jaunes comme de la marche contre l’islamophobie en 2019. Nous ne nous y sommes jamais sentis « sali·es » et nous rejetons avec force cette conception méprisante du « petit peuple sale ». Non pas que nous nous pensions plus vertueux·euse que les autres ou pas concerné·es par les passions tristes d’un air du temps plombé par le nationalisme, le masculinisme, le racisme, la haine, les guerres. Mais, plutôt que d’appeler de manière incantatoire à « se salir » dans ce marais pour tenter d’en renverser l’équation, nous pensons qu’il faut y répondre en faisant fleurir les solidarités et en poussant à la participation aux luttes sociales (anticapitalistes, antiracistes, féministes, écologistes, internationalistes, etc.) réelles, comme le font déjà des dizaines de milliers de militant·es, notamment des syndicalistes, des collectifs, des associations de quartier, au quotidien – or il n’en est pas question une seule fois dans ce texte  censé pourtant répondre à la problématique « comment rêver ensemble ? ».

Une gauche « patriote »… dans la France impérialiste de 2025 ?

Il y a, là encore, beaucoup d’exagération et de caricature dans ce qu’oppose Houria Bouteldja, cette fois-ci à l’égard de la gauche radicale. Car, quant à nous, nous n’étions absolument pas « horrifié·es » de la présence de drapeaux français dans les mobilisations des Gilets jaunes ou lors de la marche contre l’islamophobie, bien conscient·es d’une signification toute simple pour celles et ceux qui pouvaient les tenir alors : « nous sommes aussi ce pays ! ». Ces drapeaux n’étaient d’ailleurs pas le point de ralliement de ces mouvements : le gilet jaune en était l’attribut physique et rassembleur pour l’un, le refus de la haine raciste et islamophobe le moteur pour l’autre.

Néanmoins, quelle surprenante – et dangereuse – idée alors de vouloir faire du bleu-blanc-rouge et de la patrie un étendard stratégique dans le contexte de la France de 2025. Car c’est à cette aune qu’il s’agit de discuter : la trajectoire nous conduisant à la possibilité du fascisme en France, comme en Europe est évidente. Nous pensons que le constat est, au moins, commun sur ce point. Le nationalisme chauvin, les politiques racistes, les discours nauséabonds sont déjà au pouvoir, et nous devrions en rajouter une couche en cherchant à mobiliser des affects « patriotes » ? Nous ne pouvons que penser à l’avertissement de Daniel Guérin :

« En France, [dans la seconde moitié des années 1930] nous vîmes successivement les néosocialistes inscrire la nation en tête de leur credo, tandis que nos camarades communistes s’époumonèrent à “aimer leur pays”. Mais la plupart des “patriotes”, ainsi stimulés dans leur hystérie chauvine, mais toujours défiants à l’égard de la gauche, estimèrent que le fascisme était plus qualifié qu’elle pour incarner le nationalisme »2.

Nous ne serons ainsi pas de celles et ceux qui, ici – au cœur d’un pays capitaliste impérialiste occidental – et maintenant – dans un contexte de fascisation et de réarmement généralisé –, font du drapeau national et de la patrie un enjeu de mobilisation pour notre camp social.

Houria Bouteldja, militante décoloniale de longue date, semble d’ailleurs « perturbée » par la Houria Bouteldja « patriote », lorsqu’elle tient tout de même à citer Césaire et pourquoi « La France est indéfendable » : après le Code noir, les massacres de masse coloniaux, la Françafrique et le continuum néocolonial aux quatre coins de la planète (de Mayotte à la Kanaky en passant par la Guyane)… Et, bien entendu, nous sommes conscient.es que la patrie révolutionnaire de 1792 ou de la Commune de Paris n’est pas celle de la nation contre-révolutionnaire, des boucheries de Verdun ou de Sétif. Nous nous revendiquons même de « la France des luttes et des rêves », des grandes grèves, des insurrections de la jeunesse ou des quartiers populaires, des zones à défendre, de la conquête des droits, des féminismes, etc.3. Mais c’est aussi en France que, depuis belle lurette, le discours national-patriotique est sous hégémonie des conservateurs et souverainistes de tous poils, nous faisant prendre des vessies pour des lanternes, et le drapeau BBR pour un signe de ralliement démocratique ou « républicain ». Comme l’écrivait Daniel Bensaïd :

« Dès 1848, le Manifeste communiste met à l’ordre du jour son dépassement [de l’État-Nation] : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”. La solidarité de classe s’oppose ainsi à l’union sacrée et à la Sainte-Alliance nationale entre les classes opposées. Cet internationalisme juvénile répond au nationalisme sénile pour lequel la nation ne représente plus une avancée vers une citoyenneté mondiale, mais devient une fin en soi, enracinée dans la quête romantique des origines, des racines, de la terre et des morts »4.

Ce nationalisme est un poison plus encore aujourd’hui, point n’en faut rajouter. Pour autant, il est vrai que, malgré la mondialisation du capital (et à cause de lui aussi), l’échelle de l’État-Nation reste, dans bien des cas, une échelle fondamentale de la construction de la politique des opprimé.es, de la souveraineté populaire et de la bataille des subalternes pour l’hégémonie. Nous en faisons l’expérience pratique quotidienne, c’est bien à ce niveau que pourraient se jouer à nouveau de grandes ruptures à l’avenir, que pourraient surgir celles et ceux d’en bas sur le devant de la scène et, y compris, poser la question du pouvoir politique. Nous n’oublions pas cet aspect des choses et nous ne nous réfugions pas dans une sorte d’internationalisme abstrait ou désincarné.  Dans la revue Nous. n°3 du QG Décolonial, Stathis Kouvélakis (également camarade de Contretemps Web) vient en défense des options stratégiques de l’autrice de Beaufs et Barbares pour « dialectiser notre rapport à l’État-nation », tout en soutenant les appels à la « nouvelle France » de Jean-Luc Melenchon5. Stathis souligne ainsi que « le seul internationalisme concret est celui qui assume la médiation de la nation », citations de Marx et Engels à l’appui (qui appelaient le prolétariat à « s’ériger en classe dirigeante de la nation »). Mais il faudrait plutôt affirmer qu’il s’agit d’une des médiations, car nombre d’expériences de luttes transnationales et d’internationalisme récent « par le bas » montrent, en même temps, des dynamiques plus complexes, qui peuvent par exemple combiner plusieurs niveaux et territoires (local, national, multinational). Que l’on pense à la force du mouvement zapatiste « intergalactique » ou du mouvement altermondialiste dans les années 1990 et 2000 dans la reconstruction d’un nouvel internationalisme, à la dynamique des grèves féministes transandines et même transatlantiques depuis 2016, au printemps arabe de 2011 ou à celui des insurrections populaires en 2019 en Amérique latine (Chili, Colombie, Equateur), aux solidarités syndicales et de la jeunesse avec les luttes de résistances des peuples de la Palestine ou de l’Ukraine, aux résistances kurdes inscrites dans différents territoires nationaux, etc.

Il ne s’agit donc pas ici de nier l’ancrage à diverses échelles des luttes de classes et de solidarités internationalistes, dont évidemment le niveau national, ni même de vouloir nier l’importance des communautés imaginaires, symboliques, identitaires que sont les États-nations pour des millions d’individus. Il s’agit plutôt de critiquer une stratégie d’unification des classes populaires qui au lieu de faire hégémonie par les luttes et la défense d’un front antiraciste et anticapitaliste, chercherait des raccourcis, faute de mieux, par l’exaltation de la France patriotique (et donc de son État), dont on retournerait – par un coup de baguette magique ? – les stigmates impériaux et chauvins : de citrouille rabougrie, elle deviendrait fée internationaliste.

En cela, il reste essentiel de faire la différence, suivant ainsi les théoricien·nes et militant·es des luttes anticoloniales, entre le nationalisme dans les pays dominants, impérialistes et le nationalisme dans les pays dominés et/ou colonisés. La signification du drapeau Palestinien à Gaza est bien celle des luttes de libération nationale. Celle du drapeau français est dans les mains de Zemmour, Le Pen et Retailleau. Or, la transcendance patriotique et le « retour à la Nation » d’Houria Bouteldja reproduisent la confusion politique ambiante, et nous désarment face au discours de l’extrême-droite qui fait de la « Nation française » la victime du « grand remplacement », du « complot mondialiste », de « l’européisme » – un mot que le texte fait sien – etc.

Au jeu du « qui est le plus patriote » (« l’extrême droite soi-disant patriote n’a la confiance des classes dirigeantes qu’à la condition de se soumettre à l’européisme et par conséquent de trahir la nation »), on perd toujours, et Houria Bouteldja détourne la plus que légitime critique de l’Europe néolibérale, et sa nécessaire déconstruction, en pensant utiliser le sentiment patriotique pour rallier les sacrifié.es du néolibéralisme. Outre que les formes les plus violentes de capitalisme peuvent très bien s’accommoder des sentiments chauvins les plus aigus, il y a ici un glissement supplémentaire : on passe d’une perspective de rupture avec l’Union européenne en tant que tactique à un moment donné face au néolibéralisme, pour rompre un maillon de la chaine dans des situations imposées par l’UE (Grèce…), à une perspective de « frexit » nationalo-centrée, qui n’est pas justifiée par la nécessité de la rupture avec les règles de la concurrence libre et non faussée, mais par le besoin  de « reconquête de la souveraineté nationale-populaire ».

Or, là où le bât blesse, sans nier le caractère impérialiste de l’Europe forteresse, à combattre, c’est que dans les faits, « frexit » ou pas, c’est bien souvent l’État français, sa bourgeoisie et la Cinquième République qui sont à l’origine de la dépossession de toute souveraineté démocratique dans l’Hexagone. La construction d’un « frexit décolonial » apparait là encore comme assez hasardeuse au moment d’unifier classes populaires blanches et non blanches, sans rupture de l’État-nation bourgeois lui-même, combiné avec une autre construction européenne.

Une transcendance patriotique et internationaliste ?

Mais quelle est la théorie, quelle est la stratégie, quelles sont les pratiques militantes qui découlent d’une affirmation comme celle-ci : « Cette transcendance a un nom. Elle s’appelle France. » ? Nous sommes, au mieux, perplexes, au pire effaré·es, en tout cas opposé·es aux conclusions qui peuvent en être tirées. D’autant que rien dans le texte ne permet de clarifier le sens des concepts et des références. Les notions de Patrie, Nation et État y sont mélangées, malaxées, sans que nous arrivions à y voir clair. Les références historiques sont parfois boiteuses – La Commune de Paris ne défendait aucun « patriotisme progressiste », les internationalistes étaient par contre actifs et actives en son sein –, parfois franchement douteuses – la citation d’Otto Strasser n’apporte rien de plus qu’un profond dégoût : nous savons que c’est W. Reich lui-même qui y faisait référence dans La psychologie de masse du fascisme et que cette même référence est reprise par Selim Nadi dans la revue Nous., dans un article qui cherche d’ailleurs à montrer les connections entre Bouteldja… et Wilhem Reich. Mais, la tribune d’Houria Bouteldja ne fait que reprendre cette référence sans l’expliquer, et l’homme n’était certainement pas « de gauche » (même avec des guillemets), mais bien nazi, bien qu’opposant à la ligne incarnée par Hitler. Car si on file l’analogie, doit-on aujourd’hui parler d’une « gauche du lepénisme », d’une « gauche du trumpisme » ? C’est insensé.

Tout cela pour défendre, de plus, une idée banale dans le mouvement ouvrier, selon laquelle il faut prendre en compte les affects, les désirs et les pensées des classes populaires. Défendre la « main gauche de l’État » comme l’appelait Bourdieu, oui. Les services publics, encore oui – auxquels au passage la totalité des classes populaires sont attachées. Mais enfin, cela n’est pas la « Patrie » !

Malgré sa prétention à être beaucoup plus réaliste que la gauche radicale, la proposition d’Houria Bouteldja apparaît matériellement pour ce qu’elle est : hors-sol. Mais après tout qu’attendre d’autre de « la transcendance » ?

Des précédents historiques peuvent pourtant nous alerter : c’est la Section Française de l’Internationale Communiste se faisant Parti communiste « français ». Avec, durant la Guerre froide, un PCF exaltant le drapeau, présentant la « Patrie » française en danger face à l’impérialisme US, peignant la France en pays dominé, colonisé presque. Une confusion qui ne l’aida pas à prendre le parti de l’indépendance des peuples colonisés lorsqu’il le fallait, tandis que d’autres l’ont fait. Une confusion qui entraîne une vision étroite, appauvrie, du monde.

Pour sauver sa proposition, Houria Bouteldja tente l’oxymore de « patriotisme internationaliste ». Sans les mettre aucunement sur le même plan, on peut dire que le national-socialisme en fut un autre et il n’eut absolument rien de socialiste, contrairement à ce que raconte Musk. Car lorsque deux termes s’opposent, l’un dévore l’autre.

Nous ne voyons donc pas dans cette proposition où est véritablement l’internationalisme. Il n’y a pas d’autre devenir au patriotisme que le repli sur la nation dans les pays des centres impérialistes. Malheureusement, ce pseudo-internationalisme patriotique et décolonial fait déjà système chez l’autrice, mais également dans d’autres franges de la gauche, avec un campisme étatiste qui situe la solidarité essentiellement au niveau des États-Nations (et de lectures géopolitiques hémiplégiques) plutôt que du côté de tous les peuples opprimés et colonisés, en premier lieu desquels aujourd’hui les peuples palestinien et ukrainien. On ne voit pas bien, là non plus, où est l’internationalisme si on refuse de condamner les régimes autoritaires de Poutine, de Bachar al-Assad, de Maduro ou de l’Iran (au nom de leur anti-atlantisme ou de leur incarnation d’un monde multipolaire), mais on y voit clairement un anti-impérialisme « anti-occidental » à sens unique, qui s’assoit sur toute stratégie d’émancipation par en bas dans ces pays.

Continuer d’inventer le communisme

S’il faut (re)inventer quelque chose – et il le faut ardemment – notre démarche ne peut pas être celle de missionnaires de la transcendance. Celle-ci « colle » peut-être à un avant-gardisme étroit et paternaliste, celui de direction et d’encadrement (ce sont les termes du texte) des peuples et des mouvements sociaux. Ce n’est résolument pas la nôtre.

Car nous ne sommes pas des missionnaires, mais des militant·es. Et plus encore des militant·es de l’auto-organisation. Notre communisme, ou notre écosocialisme, car il s’agit bien de ça, n’est pas qu’une « idée » ou un « rêve », il est à la fois l’objectif et le mouvement lui-même. Nous le souhaitons à la fois imaginaire et praxis. Cela ne nous empêche pas de nous poser des questions stratégiques multiples à l’heure des prises de pouvoir de l’extrême droite, de l’émergence d’une nouvelle internationale néofasciste, des alliances entre néolibéraux et réactionnaires au niveau national, et notamment en France ; de reconnaitre l’urgence du moment et nos limites – et mille contradictions – face au danger imminent. Nous sommes aussi d’accord qu’il faut trouver les voies pour briser la ligne de couleur qui traverse notre classe et l’unifier. Mais les luttes sociales réelles sont en ce sens notre boussole et un vecteur essentiel. Elles seules permettent de poser vraiment les autres questions stratégiques à débattre :  celle de l’État, de la nécessité de construire des organisations politiques solides, de la participation ou non aux élections ou aux institutions, de nos projets de sociétés, etc.

Revivifier la démocratie des mouvements est le gage de la vitalité des résistances et victoires de demain. Cultiver un internationalisme concret également, contre nos propres impérialismes, en soutien aux migrant·es et à tous les peuples en lutte, voilà ce qu’il faut faire immédiatement, selon nous. Les syndicalistes du début du vingtième siècle parlaient des grèves comme d’une « gymnastique révolutionnaire ». À nous d’en trouver des échauffements, des mouvements, des exercices nouveaux pour les (mauvais) temps qui sont les nôtres. Partout dans le monde, sans patrie ni frontières.

Publié le 10 mars 2025 par Contretemps.eu

  • 1

    Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

  • 2

    Quand le fascisme nous devançait, chez Marcel Rivière, 1955 – repris en introduction de la réédition de Fascisme et grand capital chez Libertalia, 2014.

  • 3

    Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves – Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, La Découverte, 2016.

  • 4

    Daniel Bensaïd, Le Nouvel internationalisme. Contre les guerres impériales et la privatisation du monde, Textuel, 2003.

  • 5

    Il y aurait beaucoup à dire sur la « nouvelle France » de Mélenchon (qui continue à revendiquer une vision de la France comme puissance présente « sur les cinq continents » !).