Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Algérie, Tebboune : l’enjeu d’un deuxième mandat

par Nasser U Haddad
Emmanuel Macron et Abdelmajid Tabboune à Alger le 27 août 2022. DR

Le nouveau président incarne les besoins de répression du pouvoir, l’impossibilité d’une transformation démocratique de celui-ci et les difficultés d’incarnation de la colère populaire, cinq ans après le Hirak.

Les deux visites, d’affaires en République arabe « sœur » d’Égypte, et d’État au Sultanat d’Oman, de même que la « forte » présence du Qatar au salon international du livre, semblent annoncer un redéploiement diplomatique régional comme entame du deuxième mandat du président algérien.

Malmené diplomatiquement, voire « humilié », à sa frontière sud par le Mali ; en brouille sur le dossier du Sahara occidental avec ses partenaires européens, Espagne et France ; « isolé » dans les enjeux régionaux par ses amis et « frères » orientaux ; rejeté puis récupéré comme « membre partenaire » – autrement dit dans un statut d’observateur – par les BRICS, et après une longue hibernation diplomatique durant tout le premier mandat, ce redéploiement semble nécessaire et urgent pour le pays vu la crise qui s’amplifie et les tensions aux frontières. Cette fraternité rappelée consiste à tenter de peser dans les rapports de force régionaux, avec une volonté de se mettre en diapason avec les postures des « frères » sur les enjeux régionaux.

Entre-temps, le front interne reste en stand-by, dans l’attente de la mise en place du nouveau gouvernement et la tenue d’un « dialogue national » annoncé dès le lendemain de l’élection présidentielle. Il est vrai toutefois que sur le plan interne c’est plutôt le calme et la stabilité qui s’affichent, à part la grève des étudiant·es en médecine qui perdure et qui peut faire tache d’huile si elle ne trouve pas de débouché. Mais, en annonçant la tenue d’un dialogue national au lendemain d’une élection qui était censée être un épisode d’un débat national, Tebboune reconnait de fait la fermeture du système politique qu’il dirige, l’absence de démocratie et de tout dialogue entre son régime et les Algérien·nes. Il précisera, plus tard, que ce dialogue aura lieu en 2026, une fois ses réformes achevées, tout en continuant dans la foulée à nier l’existence de détenu·es d’opinion et des lois liberticides. Afin de comprendre la dynamique en cours, il faut revenir au processus qui a amené à cette situation.

Retour sur l’élection présidentielle

Les élections du 7 septembre ont, sans surprise, réintronisé Abdelmadjid Tebboune. Mais l’étonnement réside dans la cacophonie totale et l’imbroglio kafkaïen dans lesquels les résultats ont été annoncés. Officiellement le taux de participation est de 48 % environ. Sur ce taux, on attribue un score de 94, 65 % à Tebboune et des scores infamants à ses « adversaires », les seuls autorisés à participer (3,17% au candidat islamiste du MSP, Mouvement social pour la Paix, et 2,16% pour celui du FFS, Front des Forces socialistes).

En réalité, le taux de participation est de 23 %, c’est-à-dire que seul un·e Algérien·ne sur cinq a voté pour le président. Ce dernier chiffre semble être plus proche de la réalité. Il est déduit d’un simple calcul des comptes donnés par l’Agence nationale indépendante des élections (ANIE). Car, sous le choc du taux d’abstention réel, le président de la commission électorale a eu le mérite ou l’intelligence de donner les chiffres absolus permettant de déduire le taux réel (5 630 196 votant·es sur 24 351 551 inscrit·es). Ce qui est à l’origine de la cacophonie dans l’annonce des résultats et qui lui a valu des critiques acerbes, y compris du régime et des relais du président lui-même. Ces derniers ont laissé entendre que l’âge avancé (78 ans) du président de cette commission et son incapacité à diriger les opérations seraient la cause du retard et de l’imbroglio qui a caractérisé l’annonce des résultats, oubliant que le président et le chef d’état-major sont encore plus âgés (79 ans). De même, dans la propagande du régime, ce chiffre est mis dans le registre du complot et d’acte de nuisance des milieux opposés au pouvoir, profitant de la sénilité du président de cette même commission, dans le but d’affaiblir Tebboune.

Mais quel que soit le degré de manipulation et de « complotisme » et malgré l’opacité sur l’information, ces résultats ont une signification et offrent des éléments de lecture pour situer l’évolution politique et sociale du pays depuis le Hirak.

Verrouillage… et incapacité à manipuler l’élection

Il faut souligner d’abord que le régime a récolté le même score lors du suffrage sur la Constitution de novembre 2020. Ce qui nous permet d’avancer que ce taux représente globalement sa base politique, sociale et électorale ainsi que sa clientèle, qui s’est rétrécie par rapport à ce qu’elle était avant le Hirak et qui semble se stabiliser à ce médiocre seuil. Car le pouvoir d’aujourd’hui est une variante de ce que fut celui auquel il veut se substituer. Et le régime sous Bouteflika a fait mieux.

Ce que révèlent aussi ce cafouillage et ces résultats aberrants et contradictoires, c’est l’incapacité des institutions à manipuler les élections à leur volonté. Traditionnellement, les élections, notamment les présidentielles, sont vécues en Algérie comme un non-événement politique. Tout est joué d’avance. Les participants sont perçus comme des « lièvres » bons à cautionner des coups d’État permanents au profit des promesses pour quelques strapontins dans le pouvoir réel. Mais, à chaque rendez-vous électoral, le régime a toujours montré sa capacité à mobiliser une clientèle plus ou moins représentative liée à l’opportunisme de certains, chez les nantis, et à de promesses plus ou moins réalisables sous forme « d’achat de la paix civile » pour d’autres couches sociales plus populaires.

Ces dernières élections ont montré en revanche la difficulté, accentuée depuis 2019, à mettre en cohérence les différents rouages, les appareils de coercition, mais surtout la perte de la capacité à produire des résultats et à construire des récits cohérents pouvant donner un minimum de crédibilité, à défaut de légitimité. Ce malaise n’est pas l’expression d’une quelconque incompétence des agents chargés de manipuler les choses. Il exprime surtout le mal de tout un régime se retrouvant piégé par le choix d’un candidat qui s’avère peu représentatif avec sa posture de grand-père qui veille sur la maison. La montée des pressions de différents secteurs du pouvoir refusant d’avaliser un tel taux, au-delà de Tebboune, est l’expression d’une humiliation de tout le régime. Fait inédit, les plus sévères contestations se sont élevées depuis le centre du gouvernement, pourtant organisateur et vainqueur de l’élection. Le plus paradoxal est qu’elles sont venues aussi du directeur de campagne de Tebboune, qui est par ailleurs ministre de l’Intérieur, dont le département est responsable de l’organisation de ces élections et que lui-même n’avait pas hésité à transgresser les règles en cumulant les deux casquettes.

L’ombre du Hirak

Ces annonces contradictoires pour travestir les résultats et les déchirements publics au sein du régime illustrent l’incapacité de celui-ci à maitriser un processus électoral malgré le verrouillage total. Si le pouvoir conserve toujours la capacité d’imposer un président, il n’a plus l’aptitude de construire un scénario politique ni surtout d’en contrôler le processus. Le régime a vacillé face au Hirak. S’il n’est pas tombé, il continue toujours à vaciller malgré un ravalement de façade.

En effet, le Hirak a déstabilisé le système politique en Algérie, même s’il ne lui a pas trouvé une alternative. Son ombre perturbe le régime qui a du mal à re-stabiliser si ce n’est par le recours à la répression. La vague de défiance qu’avait portée le mouvement de révolte n’a pas disparu, même s’il y a un recul de la protestation, de la résignation populaire et une démission des élites politiques. Le taux de participation réel aux différents référendums constitue un thermomètre pour mesurer l’absence de regain d’adhésion de franges de la société à la nouvelle caste au pouvoir. Ceci est valable pour le référendum constitutionnel du 1er novembre 2020, pour les législatives de juin 2021 ou pour la dernière présidentielle, malgré les rouages peu démocratiques signalés plus haut. Tout contrôle autoritaire et répressif a ses limites. Au-delà de ces limites, une dictature plus féroce risque d’engager le pays dans une spirale incontrôlable.

Le Hirak continue à exercer des menaces sous la forme de diverses résistances qui oscillent entre des contestations passives, silencieuses et sournoises qui pèsent comme l’épée de Damoclès sur toutes les tentatives de restructuration du régime, et d’une démission chez les jeunes qui construisent des mirages ailleurs, dans le monde « libre » et développé, au prix de beaucoup de sacrifices voire de leurs vies. Habitées par cette menace, les réformes et restructurations annoncées comme une mutation vers une « Algérie nouvelle » sont menées sans perspective politique, dans l’improvisation, avec comme argumentaire un réchauffement idéologique rappelant la « gloire de nos martyrs » aboutissant à des impasses l’une après l’autre, comme l’ont illustré ces élections.

Une mutation du pouvoir par la cooptation

Placé dans la longue durée, le Hirak marque le couronnement d’une série des révoltes populaires qui ont vu le régime politique s’ouvrir et se démocratiser parcimonieusement. Ce processus correspond surtout à des mutations politiques et sociologiques contrôlées. Depuis la bureaucratie bourgeoise – ou plus exactement petite-bourgeoise socialement parlant – qui a accaparé le pouvoir dès l’indépendance du pays, une évolution en termes de classes s’est installée. Un embourgeoisement de l’État algérien s’est accompli au rythme de coups d’État, de révoltes populaires, de complots et de luttes internes, malgré la continuité affichée des élites dirigeantes.

Le terme élite désigne ici le personnel politique et administratif dirigeant qui détient et exerce le pouvoir. Sa présence à la tête d’un État ainsi que les conditions de son ascension dans des systèmes à alternances électorales et démocratiques mènent nécessairement à la domination d’une minorité oligarchique organisée en partis politiques. En Algérie, à l’instar des pays autoritaires, le personnel arrivant au pouvoir, et renvoyant aux positions et intérêts de groupes et d’institutions diverses, doit son ascension davantage à la confiance placée en eux par les chefs déjà en place, selon les rapports de forces du moment, lesquels tiennent évidemment compte de leur aura et de leur influence. Avec d’anciens ministres comme Belaid Abdeslam, Ghozali, Hamrouche ou encore, avec un bémol, Bouteflika. Cette logique de cooptation de leaders protestataires est un processus qui a contribué à la stabilité du système et a permis de donner l’illusion d’une alternance toute en assurant des mutations contrôlées.

La première mutation est à situer au lendemain de la mort de Boumediene. Avec l’arrivée de Chadli, sous la poussée de la première révolte démocratique et populaire d’avril 80 1, le régime a engagé une politique d’« Infitah », littéralement « ouverture », mais qui a représenté en réalité la mise en place des premières réformes libérales de l’économie. Politiquement, cette « ouverture » a constitué une sorte d’étape primitive dans une mutation interne et une expression politique tolérée en externe sous forme d’associations. La deuxième est à situer au lendemain d’octobre 882. Elle est plus radicale avec la constitution d’une soixantaine de partis politiques comme garants d’une mutation démocratique. Mais la montée de l’islamisme radical, dans une logique de « fascisation » rampante, a empêché, ou a servi d’alibi pour un retour à la case départ d’un pouvoir politique entre les mains de la caste militaire. Ceci n’a pas empêché une « ouverture » par cooptation.

Les premiers et principaux candidats à cette cooptation furent les islamistes dits modérés de MSP/Hamas. Les membres du parti islamiste seront d’abord présents au gouvernement, puis au Parlement en 1997 pour ensuite intégrer les communes et les wilaya (départements). D’autres partis se sont engagés dans cette cooptation mais beaucoup plus par opportunisme, alors que les islamistes proches des Frères musulmans ont théorisé et ont donné une orientation idéologique à leur démarche : « El moucharaka » (la participation). Vu d’en haut, c’est la logique de cooptation, mais vu d’en bas, c’est la conquête pacifique du pouvoir. Cette participation comme stratégie politique de conquête du pouvoir et de l’État s’inscrit en opposition déclarée à la stratégie de « rupture » violente et radicale prônée par leurs frères ennemis « djihadistes » du FIS. C’est l’équivalent, toutes proportions gardées, de la contradiction entre « réforme » et « révolution » qui a traversé le mouvement ouvrier durant le 20e siècle.

Mais cette présence du MSP-Hamas au gouvernement et dans les institutions de l’État ne s’est pas traduite par un changement des orientations majeures de l’exécutif dans les domaines sécuritaire, économique et social. Toutes les orientations sont définies par des technocrates avec l’aval des dirigeants militaires, indépendamment des positions politiques défendues par l’élite islamiste. Cependant, vu d’en bas, la direction et les militants du parti islamiste perdurent dans leur stratégie en tournant le dos à tout « Hirak ». Si pour eux l’État algérien n’est pas encore « islamiste », la culture, l’idéologie et les valeurs musulmanes ont conquis la société, ne serait-ce que par la tenue vestimentaire qui cadre et contrôle les femmes dans l’espace public, ou par la religiosité montante.

Ce constat est partagé par la critique culturaliste, celle qui réduit la crise que traverse la société aux enjeux culturels et identitaires, et qui nourrit, du côté des démocrates, le réformisme, ou la participation, comme démarche gagnante.

L’inconséquence de l’opposition démocratique.

Du côté de l’opposition démocratique, notamment la plus importante, celle du FFS et du RCD – et d’une certaine manière celle du PT de Louisa Hanoune – la tentative de suivre la stratégie du MSP/Hamas, sans l’assumer, les a de tout temps accompagnés. Mais la base sociale et électorale essentiellement kabyle, frondeuse et historiquement protestataire réclamant systématiquement rupture et changement « sans négociation », pour les premiers, et les référents idéologiques révolutionnaires pour le PT, les ont toujours mis dans des postures hésitantes à ce sujet.

En effet le FFS et le RCD ont, à différents moments, participé au gouvernement sans entrainer leurs bases sociales respectives dans cette logique. Les révoltes et les protestations récurrentes dans la région de la Kabylie leur imposent systématiquement une révision de leurs feuilles de route. La plus importante fut celle engagée par Saïd Sadi avec la présidence de Bouteflika. Mais la révolte populaire du printemps 2001 a stoppé son engagement dans cette logique d’une démocratisation du système de l’intérieur, tout en laissant quelques transfuges composer la future « Aissaba » (bande de malfaiteurs), terme pour qualifier l’alliance gouvernementale autour de Bouteflika.

Le Hirak est venu rappeler cette lourde tendance populaire de l’impossible réforme du régime et de la démocratisation de l’État de l’intérieur. Cette hypothèse est confirmée par la fraude avérée qu’organise l’administration à chaque rendez-vous électoral, elle-même contrôlée par la caste militaire, faisant des élections une opération de distribution des sièges par l’armée. En d’autres termes, ces élections fonctionneraient comme un mécanisme de cooptation des élites.

Aujourd’hui, dans un moment de repli et de démobilisation, le RCD semble continuer la ligne tracée par le Hirak, le FFS en revanche semble vouloir suivre « l’entrisme » du PSP/Hamas comme démarche jugée plus gagnante que vouloir chercher une rupture qui risque d’engager le pays dans une voie incertaine.

Les contradictions historiques de la gauche

À gauche, l’espace laissé vacant par la disparition du PAGS (ancien parti d’obédience communiste) et l’effritement de la gauche combative connue comme trotskiste autour du long travail du PST est désormais occupé par le PT et sa dirigeante incontestée Louisa Hanoune. Ce parti s’inscrit idéologiquement dans le programme révolutionnaire et politiquement dans le combat démocratique. Mais après un mariage contre nature avec les islamistes « djihadistes », voyant en eux la force populaire qui pouvait engager une rupture politique, prélude à une révolution démocratique et sociale, il s’est lancé, après désenchantement, et avec armes et bagages, dans un soutien à Bouteflika. Les conséquences de ces opportunismes sont payées très cher au jour de la vérité du Hirak. Aujourd’hui, après un retour à la dialectique politique démocratique et révolutionnaire le temps du Hirak, Louisa Hanoune, lâchée et délaissée par ses protecteurs au sein du système, semble lorgner quelques strapontins pour les futures législatives, en adoptant un rapprochement avec le régime par la petite porte.

Le reste de la gauche, désormais nébuleuse, tarde à retrouver un cadre qui réorganise l’action et la réflexion pour un avenir de rupture démocratique et sociale, seul axe conséquent pour les intérêts des couches populaires et des travailleur·ses.

Mais les tentatives, timides, à trouver une réorganisation adéquate butent sur un obstacle programmatique et historique lourd : l’incapacité à présenter et à construire une alternative de conquête du pouvoir politique et de la démocratie et par conséquent de l’État. Entre un éternel campisme qui se met à la remorque du « moins pire », mettant en avant telle ou telle « contradiction principale », et une attitude revendicative sans débouché politique, l’impasse continue à nourrir l’effritement des forces dans un contexte de plus en plus autoritaire et répressif.

En attendant, la défense des libertés d’opinion et le soutien à toute revendication syndicale, à l’image de cette brèche ouverte par les étudiant·es en médecine, semblent être le seul « Smic » porteur de perspectives combattantes. 

Le 21 novembre 2024

Inprecor a besoin de vous !

Notre revue est en déficit. Pour boucler notre budget en 2024, nous avons besoin de 100 abonnements supplémentaires.

Abonnement de soutien
79 €

France, Europe, Afrique
55 €

Toutes destinations
71 €

- de 25 ans et chômeurs
6 mois / 20 €