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De I’infitah à l’état de siège

par Saïd AKLI

Depuis le coup d’État du 19 juin 1965, l’Algérie connaît l’état de siège et l’armée tire sur les manifestants dans plusieurs villes du pays. La sauvagerie de la répression militaire a dépassé toutes les limites de l’imaginable, pour une population habituée à voir la presse et la télévision nationales dénoncer de telles pratiques en Israël, en Afrique du Sud, au Chili et ailleurs. En seulement six jours, le soulèvement national de la jeunesse algérienne s’est déjà soldé par près de 500 morts (176 selon les sources officielles), des centaines de blessés et des centaines d’arrestations. Ce bilan provisoire, plus éloquent qu’une analyse, exprime parfaitement la rupture politique totale entre les masses populaires et la classe au pouvoir.

Jamais, depuis l’indépendance nationale, le pouvoir n’a été ébranlé aussi sérieusement. Certes, en dix années de régime Chadli, ce n’est pas la première fois que de jeunes manifestants crient « Chadli assassin ! » et s’attaquent violemment aux symboles du pouvoir, du luxe et de la pénurie. Mais les manifestations n’ont jamais atteint l’ampleur d’un soulèvement national. Après les affrontements de Kabylie et les luttes sociales des années 79-80, le régime Chadli s’était fixé pour objectif de briser toute contestation sociale par une combinaison de répression et de promesses de « vie meilleure ». Il a partiellement atteint cet objectif en isolant la Kabylie, en étouffant la renaissance du mouvement syndical et en mettant un terme à l’agitation étudiante. À la fin de l’année 1982, il s’est même payé le luxe de briser l’élan pris par le mouvement intégriste, après l’avoir utilisé dans un premier temps contre le « danger communiste ».

Cependant, il n’a jamais réussi à étouffer totalement la contestation sociale et de nombreux affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont été un signe régulier des nouveaux rapports politiques en passe de s’établir entre le pouvoir et les masses populaires.

Depuis 1982, Alger, Oran et la Kabylie ont été, à plusieurs reprises, le théâtre de manifestations lycéennes qui se sont souvent soldées par des affrontements violents avec la police. En 1983, la décision du pouvoir de démolir les bidonvilles qui entouraient les grandes villes et de renvoyer manu militari leurs habitants vers leurs régions d’origine a donné lieu à des affrontements très violents et traumatisants, accompagnés de manifestations populaires à Alger, Annaba et Constantine.

Des précédents

En avril 1985, les habitants du quartier historique de la Casbah d’Alger se sont violemment affrontés à la police durant six nuits consécutives pour protester contre l’insalubrité meurtrière de leurs logements et le manque d’eau. En novembre 1986, une grève étudiante pour de meilleures conditions de vie en cité universitaire a été transformée par la répression brutale en un véritable soulèvement de la jeunesse de Constantine, puis de Sétif. La violence des affrontements, les attaques contre les symboles du pouvoir, les mises à sac des grands magasins et les distributions de vivres aux citoyens rappelaient déjà beaucoup ce qui se passait depuis une semaine à Alger et ailleurs. Ces dernières années, les stades de football sont devenus un lieu de rassemblement populaire, permettant aux supporters de crier régulièrement des mots d’ordre socio-politiques.

En février 1988, l’excès de zèle des policiers chargés d’assurer l’ordre au stade d’Oran a conduit, à l’issue du match, à de longs affrontements dans les rues de la ville, avec toujours les mêmes cibles : la contre-violence des jeunes. En juillet 1988, les habitants de la petite ville minière de Ouenza, à la frontière tunisienne, qui réclamaient pacifiquement de l’eau, se sont heurtés à la brutalité traditionnelle de la police. Leur manifestation se transforma en véritable émeute, avec incendie des locaux de la mairie, du parti et du syndicat.

La liste de ces affrontements serait longue à énumérer de façon exhaustive, dans la mesure où toutes les régions du pays en ont été le théâtre, soit à la sortie d’un stade, soit à l’occasion de manifestations pacifiques pour réclamer de l’eau ou des logements.

Ces manifestations populaires débutent en général par des revendications sociales élémentaires, mais la brutalité policière et l’arrogance du pouvoir les transforment systématiquement en affrontements très violents, où la jeunesse constitue toujours le fer de lance des attaques contre les symboles du pouvoir, du luxe et de la pénurie.

Le pouvoir établit l’ordre.

Il finit chaque fois par rétablir l’ordre en combinant, d’une part, l’emprisonnement de centaines de jeunes condamnés de façon expéditive par des parodies de procès et, d’autre part, la satisfaction temporaire des revendications sociales exprimées : soit par une inondation du marché local en produits de consommation courante, soit par un effort d’alimentation en eau potable, soit par la distribution de quelques logements avec beaucoup de publicité. Mais malgré le retour au calme, chaque affrontement constitue une molécule supplémentaire du processus de rupture politique profonde entre les masses populaires et le régime de Chadli.

La nature bourgeoise de ce pouvoir ne fait plus aucun doute pour personne et ce qui reste du masque idéologique populiste de moins en moins socialisant ne fait plus illusion. Chaque fois que de tels affrontements se produisent en un lieu, ils sont suivis avec beaucoup de sympathie par les habitants des autres régions. Mais après le succès de la répression, le même message revient comme un leitmotiv à une échelle de masse : la nécessité d’une coordination des mouvements de protestation. Cette leçon n’est pas seulement le fait de militants révolutionnaires. Elle s’exprime systématiquement à une échelle de masse comme une prise de conscience du fait que l’isolement et la dispersion des mobilisations constituent la principale force de la répression.

Contradictions sociales

Octobre 1988 n’est ainsi que l’aboutissement d’un long processus d’apprentissage des manifestations de rue et des affrontements contre les forces de l’ordre par une jeunesse qui, généralement née après 1962, a vécu tout un quart de siècle dans un climat d’étouffement de toute contestation sociale et de toute expression démocratique.

Le soulèvement de la jeunesse algérienne depuis une semaine concentre toutes les leçons et expériences accumulées au cours des dernières années. Sa force réside principalement dans son extension rapide à différents quartiers de la capitale, puis à toute une série d’autres villes comme Oran, Annaba, Sidi Bel Abbès, Mostaganem, Blida, etc. Jamais un mouvement de protestation populaire n’aura été aussi général et n’aura pris l’allure d’un véritable soulèvement national dont la violence n’a d’égale que la spontanéité. Dans sa tradition policière, le pouvoir y voit la main de « comploteurs » qui en auraient assuré l’organisation et la coordination. Cependant, le seul chef d’orchestre de ce puissant soulèvement populaire spontané est le ras-le-bol généralisé contre les pénuries, la vie chère, la pourriture d’un système de corruption et de marché noir, le luxe arrogant des nouveaux riches, l’arbitraire et la violence policière, etc.

Le régime Chadli a multiplié les raisons du mécontentement populaire et exacerbé les contradictions sociales. Il a disposé au début des années 70 de 70 ressources en devises considérables, lorsque le prix du baril de pétrole frôlait les 40 dollars et que le billet vert battait tous les records. Mais il a gaspillé cette richesse dans une politique économique à courte vue, abandonnant l’effort d’industrialisation et la création d’emplois, dilapidant les deniers publics dans des constructions de prestige, des importations sans lendemain et des ravalements de façades des grandes villes. Il n’a pas du tout prévu le retournement de conjoncture économique et l’effondrement du marché des hydrocarbures.

La crise économique internationale a brusquement fait irruption dans la vie quotidienne des Algériens en février 1986, prenant le gouvernement au dépourvu. L’austérité, qui du temps de Boumédiène était justifiée par un effort d’industrialisation et de développement économique du pays, avait été dénoncée par le régime Chadli, qui avait promis une « vie meilleure ». Mais elle a très vite fait sa réapparition, plus dure encore, car sans aucune contrepartie économique et avec un contenu de classe plus marqué. Elle frappe encore plus durement les masses populaires dans la mesure où elle cohabite avec les premiers résultats de la politique d’infitah (ouverture) de Chadli, qui a favorisé l’étalement au grand jour des richesses considérables accumulées par les dignitaires du régime, les entrepreneurs privés et les spéculateurs de tous poils.

Spéculation contre investissements

La campagne permanente en faveur de la « liberté d’entreprise » n’a pas attiré les investissements privés vers les secteurs productifs et créateurs d’emplois, malgré sa présentation comme l’arme ultime de la nation pour la préparation de l’après-pétrole et le dépassement de la sclérose bureaucratique du secteur d’État. Les « sauveurs de la nation » sont restés foncièrement attachés au gain facile et aux pratiques spéculatives qui leur permettent d’accumuler des fortunes considérables en un temps record, pour les dépenser dans une consommation de luxe tapageuse. Cet étalement de la richesse, caractéristique de l’époque Chadli, contraste de plus en plus avec l’austérité imposée aux masses populaires. L’infitah a ainsi permis la flambée des prix et un marché noir florissant, mais les pénuries ont fait leur réapparition, les salaires sont gelés depuis plusieurs années, les entreprises ont bloqué l’embauche et procèdent à des compressions d’effectifs, tandis que le chômage des jeunes se développe au rythme d’une croissance démographique parmi les plus fortes au monde (850 000 naissances par an pour 23 millions d’habitants).

Cette austérité est vécue encore plus durement par une jeunesse massive (75 % de la population a moins de 25 ans), née après l’indépendance et de plus en plus exigeante en matière d’aspirations sociales. Au fil des années, elle a réalisé que le régime de Chadli ne lui offrait aucune perspective sociale. En effet, 55 % des jeunes sont exclus du système scolaire avec le brevet, le taux de réussite au baccalauréat est en moyenne de 10 % par an, les emplois sont de plus en plus rares, il n’y a quasiment aucune chance d’avoir un logement et il ne faut pas parler de tous les autres besoins légitimes d’une jeunesse de la fin du XX^e siècle. Certes, l’infitah de Chadli a donné l’illusion de la réussite sociale aux trafiquants, mais beaucoup réalisent que ce n’est là qu’une illusion qui permet tout juste de vivoter. C’est cette jeunesse massive, exclue du système scolaire, livrée au chômage, à la rue et aux trafics divers, oscillant entre la fascination du modèle occidental de consommation et la tentation de combler son vide idéologique par un retour aux sources de l’islam, qui a systématiquement formé le fer de lance des affrontements violents avec les forces de l’ordre et de l’acharnement destructeur à l’encontre de tous les symboles du pouvoir, du luxe et de la pénurie.

Une rentrée particulièrement tendue

La rentrée de septembre 1988 était particulièrement tendue. Elle était encore plus tendue que les précédentes, en raison de l’effet cumulatif de la situation, mais aussi à cause de la sécheresse et de la flambée des prix des produits agricoles, du manque encore plus sensible d’eau potable et de la multiplication des pénuries de produits de première nécessité. De plus, différents scandales de détournement de fonds ont surgi au grand jour, que la presse s’efforçait de minimiser un mois après que le bouche à oreille les ait étalés sur la place publique.

Dans ce climat social très tendu, de nombreuses rumeurs ont circulé dès le début du mois de septembre sur un mot d’ordre de grève générale pour la fin du mois et sur des mouvements de protestation populaire en plusieurs points du pays. Le discours très musclé prononcé par Chadli le 19 septembre contre la spéculation, le « plumage » du consommateur, le trafic de devises, l’incompétence, mais aussi contre tous ceux qui s’opposent à sa réforme économique libérale a ajouté de l’huile sur le feu d’une tension sociale déjà élevée. Contrairement à l’effet attendu par ses inspirateurs, ce discours a plutôt fait l’effet d’une provocation contre les masses populaires, dans la mesure où les maux sociaux dénoncés par Chadli sont le produit direct de sa politique d’infitah et qu’en matière d’incompétence politique, personne ne peut lui contester la médaille d’or toutes catégories.

Dès lors, une étincelle suffisait pour mettre le feu aux poudres.

La nouveauté de ce soulèvement populaire réside dans le fait que l’étincelle soit venue de la classe ouvrière.

En novembre 1986, l’étincelle était venue d’une grève étudiante brutalement réprimée. Le mouvement de solidarité s’était vite étendu aux étudiants de toute la ville de Constantine, aux lycéens, puis à tous les autres jeunes exclus du système scolaire, qui prirent la tête des affrontements de rue les plus violents. Deux jours plus tard, l’émeute gagnait Sétif dans des formes très similaires.

La secousse ébranla le pouvoir en place, qui déclara avoir pris conscience du problème explosif du chômage des jeunes et annoncer des projets sans lendemain. Mais cette révolte de la jeunesse de l’est du pays ne trouva pas de relais politique tangible au sein du mouvement ouvrier et populaire. Cependant, la répression massive de cette révolte va impulser un élargissement politique du mouvement démocratique à des secteurs importants de l’intelligentsia et favoriser la renaissance politique du mouvement étudiant. La rentrée d’octobre 1987 sera marquée par une grève quasi générale des étudiants contre la sélection à l’université, qui donnera naissance à une coordination nationale de leurs comités autonomes.

Quant au processus de recomposition de la combativité ouvrière, il fut plus lent à s’affirmer. Les grèves des enseignants des universités, des médecins des hôpitaux et des pilotes d’Air Algérie constituèrent une forme de trait d’union entre, d’une part, les mobilisations d’étudiants et d’intellectuels et, d’autre part, l’entrée en scène de secteurs décisifs de la classe ouvrière. Les mobilisations pour les renouvellements de sections syndicales indiquèrent le regain de confiance des travailleurs dès 1987. Mais l’indice le plus significatif vint en février 1988 de Saïda, une petite ville où, expérience inédite, une grève dans une entreprise s’étendit à toute la zone industrielle et où les grévistes marchèrent sur le centre-ville où ils réussirent à imposer aux autorités locales une assemblée générale pour y discuter publiquement de leurs revendications d’augmentation de salaires.

Vague de grèves ouvrières

Le second signe important de cette remobilisation viendra d’un bastion décisif : le complexe de véhicules industriels de la Société nationale de véhicules industriels (SNVI) à Rouiba (10 000 travailleurs), qui connut en juillet dernier sa première grève générale depuis la répression de 1982. Les grévistes, qui exigeaient une distribution des « bénéfices », tentèrent même une sortie vers la ville de Rouiba, avant de se raviser par peur de la répression. Après une grève des ouvriers de maintenance de l’aéroport d’Alger qui se heurta à la répression durant la semaine du 17 septembre, ce sont à nouveau les métallurgistes de la SNVI de Rouiba qui, à la fin septembre, furent à l’origine de la vague de grèves ouvrières qui servit de détonateur à la semaine de soulèvement national de la jeunesse.

Fait nouveau, si ce n’est l’expérience récente de Saïda, la grève de la SNVI s’étendit rapidement aux autres entreprises de la zone industrielle de Rouiba-Reghaïa et les grévistes se heurtèrent aux brigades anti-émeutes. Des grèves éclatèrent à la même période dans d’autres villes du pays et à Alger (El Harrach, Oued Smar, etc.), avec en particulier celle des PIT les 1^(er) et 2 octobre. Cette vague de grèves ouvrières, la plus importante depuis la répression de 1981-1982, a provoqué le 4 octobre une réunion gouvernement-parti syndical, au cours de laquelle furent annoncées des mesures de défense du pouvoir d’achat des travailleurs, d’approvisionnement du marché en produits de première nécessité, de contrôle des prix et de lutte contre l’inflation et la spéculation.

Soulèvement national des jeunes

Mais cette réponse au mécontentement social généralisé exprimé par la vague de grèves, présentée par El Moudjahid du mois d’octobre comme une réunion périodique sans aucune allusion aux luttes ouvrières, venait trop tard. En effet, la nuit du 4 octobre, les jeunes de Bab El Oued à Alger prenaient le relais des travailleurs et, le lendemain matin, commençait dans les rues de la capitale la semaine de soulèvement national de la jeunesse. Un soulèvement spontané d’une jeunesse révoltée et sans perspective sociale. Un soulèvement qui est resté spontané, malgré les tentatives de récupération politique par les intégristes musulmans à partir de la prière du vendredi 7 octobre.

La répression militaire sanglante de ce soulèvement national constitue un événement dramatique très grave qui marquera pendant longtemps la conscience populaire.

Le pouvoir militaire s’est dévoilé dans toute sa sauvagerie. Il a montré qu’il était prêt à tout pour sauvegarder l’ordre bourgeois.

Quelle que soit l’issue immédiate de cette semaine sanglante, un tournant politique décisif est amorcé par la société algérienne.

La médiocre prestation télévisée d’un Chadli promettant vaguement un plan de réformes politiques après une semaine d’affrontements sanglants ne peut résoudre les problèmes de fond posés par un tel soulèvement populaire. Depuis quelque temps déjà, les masses populaires ne se font plus d’illusions sur la nature bourgeoise et anti-sociale du régime Chadli.

En ce mois d’octobre 1988, elles auront compris que la solution de leurs problèmes sociaux nécessitait le renversement de ce régime sanguinaire. La principale leçon à tirer de cette semaine de soulèvement est que la violence, le courage et la spontanéité de la jeunesse, la simultanéité des manifestations dans plusieurs villes, la jonction entre la classe ouvrière et la jeunesse, ne suffisent pas s’il n’y a pas affirmation politique d’une alternative d’auto-organisation ouvrière et populaire. Une telle direction politique du soulèvement de la jeunesse a fait cruellement défaut. La gauche révolutionnaire devra en tirer toutes les conséquences.

 

11 octobre 1988

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