A propos des révoltes des jeunes : l'univers informel et la démocratie

par Nadir Djermoune
Paris, 15 janvier 2011. Photothèque Rouge/MILO
Alors que le débrayage de 900 dockers du port d'Alger est passé inaperçu, en pages centrales, presque dans les faits divers, dans certains médias du jeudi 5 janvier, les " émeutes d'Oran » elles, avec photo à l'appui, sont mise à la une de tous les journaux. Certains vont même dans la surenchère. Un " octobre 88 » 1 en ébullition est suggéré. Un concentré d'informations, avec des gros titres tapants, toutes centrés sur les émeutes qui donnent l'image d'une Algérie en feu. La veille déjà, Facebook a alerté l'opinion. Les SMS questionnent. Qu'en est-il exactement ?

Protestation à Oran… à Charraga, des jeunes bloquent la route… à Ouargla, la révolte… à Tipaza, malaise après les heurts… peut-on lire dans la presse dès jeudi matin. En lisant attentivement les articles en question, on trouvera, à l'image des événements d'Oran, qu'il est plus question de panique que de protestation : " Un mouvement de panique s'est emparé du centre ville d'Oran, hier dans l'après-midi, suite à la propagation d'une information selon laquelle des émeutiers venant de la périphérie allaient envahir cette partie de l'agglomération qui concentre le gros du trafic ». Le rôle de la surenchère médiatique dans ces événements est réel. Elle a surfé sur l'effet d'entrainement des manifestations tunisiennes qui, à ce moment là, n'étaient qu'aux premiers balbutiements, mais aussi sur les multiples révoltes, émeutes et protestations populaires qui en réalité ont continué à s'exprimer d'une manière sporadique depuis la grande révolte insurrectionnelle de Kabylie de 20012.

Mais le jeudi 5 janvier dans la soirée, la révolte des jeunes est générale et réelle.

La question d'une manipulation est posée. Rejetant toute conception policière de l'histoire, dominante dans l'opinion algérienne y compris chez les élites politiques, regardons les choses avec les ingrédients de la dialectique. Il ne s'agit ni de chercher des boucs émissaires, ni des responsables à l'intérieur des clans mythiques du pouvoir ni de chercher à atténuer la crise. Il s'agit de situer l'ennemi, de clarifier les enjeux du moment et d'aller aux origines profondes du malaise. Car, même si l'idée en est abstraitement suggérée par les médias, elle n'a pas pour destination d'organiser une émeute et encore moins une révolte.

Cependant, le terreau est fertile, le vase est plein. Il y a déjà le feu. Et comme le souligne la formule populaire, on a mis de l'huile sur le feu.

 

L'huile de toutes les discordes

 

Dire que ce sont les augmentations des prix de l'huile de table et du sucre qui sont la cause directe de la révolte des jeunes c'est aller vite en besogne. Cette explication est donnée par les médias dès les premiers soubresauts. Elle est confortée par la décision du gouvernement de supprimer les taxes liées à l'importation de ces produits comme mesure d'apaisements.

Pourtant tout le monde s'est accordé à noter qu'aucun mot d'ordre, aucune pancarte et aucun slogan n'est brodé par les manifestants. C'est plus une attitude dénonciatrice du malaise social et culturel qui règne dans le pays, notamment dans l'univers des jeunes, qu'une revendication précise qu'ont exprimé tous ces jeunes en furie. Celle-ci n'a d'équivalent en termes d'image que cette " fureur de vivre » qui a accompagné les liesses exprimées après la qualification de l'équipe nationale de football pour la coupe du monde par cette même jeunesse. Ce sont la les deux faces de la même médaille. Une jeunesse qui étouffe et qui cherche un exutoire à son énergie, à ses frustrations, à ses échecs et à ses aspirations.

Certes, il y a un malaise social qui touche essentiellement les travailleurs, les couches populaires défavorisées. Les surprenantes et douloureuses hausses des prix intervenues aux premiers jours de l'année nouvelle sur les produits de premières nécessités, notamment l'huile et le sucre, ont rendu dérisoire les dernières augmentations de salaires. Les difficultés à accéder à un logement décent, la rareté de l'emploi et l'absence de perspectives de développement et d'émancipation sont autant d'ingrédients qui poussent à la révolte. Mais les jeunes ne sont pas les délégués des adultes ou les dépositaires syndicaux des parents en crise, fatigués par tant d'échecs et laminés par la dureté de la vie. Ils ont leurs propre univers. Ils ressentent la crise économique, les contradictions sociales et les impasses politiques en développant leurs propres réflexes qui ne sont pas forcément le copier-coller des catégories des adultes. La réponse à l'endroit exclusif des préoccupations des adultes risque d'étouffer l'œuf en gestation.

 

Le poids de l'informel

Cette révolte des jeunes a révélé au grand jour le poids de l'économie informelle. Elle a permis une prise de conscience de son poids dans l'économie du pays et surtout de son rôle néfaste dans les équilibres de la société. Longtemps considéré comme halal, la libéralisation de l'économie algérienne a enfanté tout un secteur de la vie économique et sociale qui échappe à tout contrôle de l'État. Une catégorie sociale — qui se situe, sociologiquement parlant, à mi-chemin entre une bureaucratie bien ancrée dans les rouages de l'administration et une bourgeoisie qui cherche encore les ficelles pour sa légitimation — c'est formée dans ce sillage. Son poids ne fait que grandir.

" Lorsque la politique capitule ou se retire », écrit Daniel Bensaid, " l'économique apparaît comme une seconde nature et comme une loi naturelle. Le recul de la politique et son discrédit entraînent l'acceptation de l'économique comme une sorte de destin, de fatalité de l'ordre des choses. (…) On ne pourrait donc rien faire contre la loi naturelle de l'économie et du marché. Mais qui a édicté cette loi ? Qui en a décidé ? D'où vient-elle ? Est-ce une loi divine ? Les marchés sont-ils des despotes ventriloques ? Pourtant, les rapports sociaux, y compris les rapports économiques, sont des rapports humains. Nous les avons créés. Nous devons pouvoir les contrôler, les maîtriser, les changer ».

L'informel constitue l'enfant naturel du capitalisme en général et dans sa version libérale en particulier. Les secteurs informels en Italie sont gérés par la mafia. C'est valable aux États-Unis et aujourd'hui en Russie. Le film Le Parrain du cinéaste américain Francis Ford Coppola a bien mis en évidence le rôle de la mafia gérant l'économie informelle du capitalisme américain et les mécanismes de sa légalisation.

Cet informel est cependant jugulé par une discipline de façade. La formation historique du capitalisme a imposé une discipline qui prend appui sur la disciplinarité spatiale qui en est le support obligé, comme le montre Michel Foucault. Dans Surveiller et punir, M. Foucault montre, dans chaque secteur où elle s'exerce, que la discipline réside dans la volonté économique du pouvoir, dans la vocation qu'il assigne à réaliser la productivité maximale, qui passe par la mise en ordre des personnes et des activités. Le paradigme de la disciplinarité serait à lire dans les dispositifs et les dispositions mis en place au Moyen Âge, lorsqu'une ville se trouvait atteinte par la peste. Dans cet espace clos, découpé, surveillé en tout point, ou les individus sont insérés en une place fixe, il voit l'utopie de la cité parfaitement gouvernée.

Cette lecture se confirme en Tunisie ou la discipline policière est accompagnée par une discipline spatiale, urbaine et architecturale malgré sa pauvreté esthétique et sa simplicité urbaine : tout est blanc avec des fenêtres bleues.

En Algérie, en revanche, la discipline répressive policière est en complète contradiction avec l'indiscipline de l'espace urbain et territorial formel et informel. Le recours à une loi pour la régularisation des constructions illicites traduit bien l'ampleur du phénomène. Mais cette indiscipline dans l'espace urbain contemporain valorise, pour les générations actuelles, la qualité et la discipline de l'espace du XIXe siècle, celui du colon triomphant et d'une bourgeoisie conquérante. Elle cache malheureusement la disciplinarité, dont parle M. Foucault, des camps de regroupement mis en place lors de la guerre de libération et surtout celle des champs agricoles où la discipline du découpage territorial se conjugue avec la mise au pas esclavagiste des ouvriers agricoles.

L'informel touche ainsi divers secteurs de la vie sociale et culturelle. Le débat sur l'école privée, revendication d'une partie des couches moyennes aisées pour palier à la crise que vit l'école publique, est malheureusement abordé par sa seule lorgnette idéologique. Il cache mal la généralisation d'un enseignement privé et informel sous forme de cours particuliers où s'exerce un véritable chantage mafieux sur les élèves et leurs parents.

 

Incompétence et mauvaise gouvernance

La critique des libéraux de cette situation est connue. Après la légalisation de toute activité commerciale dans toutes ses formes, considérée comme halal par les milieux islamistes, elle sera " tolérée » par les libéraux " laïcisant » au non de la libre circulation des marchandises et de la " main invisible » du marché. Mais dès que la crise pointe, l'État est appelé à la rescousse (au mieux dans la tradition keynésienne).

En Algérie cette critique prend la forme d'une critique technocratique. Ce serait la faute à l'incompétence des chargés des affaires de l'État. La mauvaise gouvernance nous dit-on ! Certes il y a surement de l'incompétence chez nos dirigeants, ministres, wali4 ou directeurs centraux. Mais la gabegie avec laquelle sont gérés les deniers publics n'est pas le fruit d'une incompétence technique.

La critique de gauche met l'accent sur la bureaucratie comme couche sociale avec ses contradictions, à l'image de celle qui a miné les anciens pays le l'Est. Il faut donc une transformation sociale et démocratique dans la gestion des affaires de l'État. Mais cette critique de gauche en Algérie a du mal à s'exprimer. Elle est à (re)construire. Les voix qui se veulent celles des travailleurs et de l'action syndicale et qui ont un large pignon sur rue adoptent malheureusement un soutient critique à cette bureaucratie au nom d'un patriotisme abstrait et naïf.

 

Degré zéro de l'organisation

L'autre facette que révèle cette dernière révolte des jeunes est le niveau d'organisation. La logique émeutière traduit le degré zéro de l'organisation. Les structures politiques, syndicales et associatives, considérées les plus représentatives ont fait le vide autour d'elles notamment à l'endroit des jeunes.

En 1988, la protestation était déjà mieux armée. Le modeste héritage propulsé par " avril 1980 », le premier séminaire de Yakouren 5, les structures universitaires, les comités de lycées, les ciné-clubs, étaient autant de repères qui ont permis la mise en place d'un tissu associatif et une nébuleuse que l'émergence dans la légalité des partis politiques et du MCB (Mouvement culturel berbère) a fédéré politiquement et a donné au mouvement un élan et une poussée qualitative, notamment en Kabylie. Ce même élan a permit d'atteindre un niveau insurrectionnel en 2001. Ailleurs, dans le reste du pays, les structures sous hégémonie islamiste dans les universités d'abord, autour des mosquées ensuite ont malheureusement pallié à l'absence de structures démocratiques. Aujourd'hui, ce qu'a entamé l'islamisme dans la destruction de l'idée même de l'organisation a été achevé par l'impasse de la révolte de la Kabylie de 2001 sous la direction des " Arrouchs » 6.

Entamée dans la lutte clandestine dés avril 1980, le processus de construction démocratique a été interrompu dans le sillage du terrorisme islamiste des années 1990 avec un verrouillage et un contrôle du pouvoir policier. Les conséquences tragiques ont laissé des séquelles profondes dans le corps social et politique. Si le terrorisme islamiste agonise, il est temps de reprendre le travail de construction pour dépasser le multipartisme de façade, le pluralisme syndical boiteux et une mythique " société civile ». Une nouvelle étape de construction démocratique s'ouvre. Quels sont les mécanismes à mettre en place ? La réponse passe un bilan exhaustif des combats que nous avons mené, pour endiguer les jacqueries et les émeutes. ■

 

Le 13 janvier 2011

 

* Article de débat paru sur le site web du Parti socialiste des Travailleurs (PST) d'Algérie : www.pst-dz.org. Les notes sont de la rédaction d'Inprecor.

notes

1. en octobre 1988, des centaines de milliers de jeunes, soutenus par le peuple, ébranlent la dictature, ouvrant une nouvelle période politique. Grèves, manifestations, émeutes. L'armée tire sur de jeunes manifestants et fait 500 morts. Ces évènements sont suivis par une ouverture démocratique et la fin du parti unique. [NDLR]

2. Le 18 avril 2001, de graves émeutes éclatent en Kabylie à la suite de la mort d'un lycéen à la gendarmerie de Beni Douala, près de Tizi Ouzou. Affrontements de plusieurs mois avec la gendarmerie : plus de 120 morts et des milliers de blessés. [NDLR]

3. halal, permis, licite, par opposition à haram, interdit. [NDLR]

4. Le wali est le représentant de l'État, le préfet.

5. Le 2 août 1980, le séminaire de Yakouren (à l'ouest de Tizi Ouzou zn Kabylie) a produit une plate-forme structurée des revendications du " Printemps berbère » de la même année. Le Printemps berbère (Tafsut Imazighen) a commencé en mars 1980 avec des manifestations réclamant l'officialisation de la langue tamazight et la reconnaissance de l'identité berbère en Algérie. [NDLR]

6. Le Mouvement citoyen des Arouchs est une organisation kabyle, née suite aux évènements de Kabylie en 2001. Arouch est le pluriel de la Âarch qui désigne une forme traditionnelle d'assemblée démocratique en Kabylie. [NDLR]