Spectaculaire percée du Parti socialiste

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Koen Haegens collabore à Grenzeloos, le mensuel de la section hollandaise de la IVe Internationale SAP (Politique socialiste ouvrière).

" Les anarchistes ont gagné les élections ! " " Les paysans ont pris le pouvoir ! " A moins que ce ne soit les Gardes rouges maoïstes ? Telles furent certaines des réactions à l'annonce des résultats des élections législatives aux Pays-Bas le 22 novembre dernier. En réalité les Néerlandais ont voté massivement pour une politique plus sociale à l'issue de quatre années de gouvernements de droite dure conduits par le Premier ministre démocrate-chrétien Jan Peter Balkenende. Le résultat, c'est que pour la première fois dans l'histoire hollandaise depuis la guerre, la position dominante du Parti travailliste au sein de la gauche a été contestée par la gauche antinéolibérale représentée par le Parti socialiste (SP).

En gagnant presque 17 % des suffrages et 25 des 150 sièges dans la Chambre basse (soit 9 sièges de plus qu'aux élections précédentes) le SP a réalisé une percée spectaculaire. Il s'impose comme le troisième parti derrière les démocrates-chrétiens de Balkenende, qui parviennent à s'en sortir presque indemnes, et le Parti travailliste de Wouter Bos, très affaibli.

Si les commentaires à propos de maoïstes ou d'anarchistes, provenant des libéraux de droite du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD), tel Gerrit Zalm, longtemps ministre des finances, ne furent pas une surprise, les parallèles faits par de nombreux commentateurs entre le SP et le Parti de la liberté du député d'extrême droite Geert Wilders, qui a amélioré son score en obtenant 9 députés, ou la petite Union protestante chrétienne, qui obtint 6 sièges, furent plus choquants.

Par exemple Financieel Dagblad (Journal des Finances) écrivit : " Chacun à sa façon lutte contre la société ouverte qui a été créé par l'Union européenne et par les forces de la mondialisation. Le SP s'accroche aux vieux murs protecteurs de l'État providence et l'Union chrétienne à sa propre identité religieuse, pendant que Wilders voudrait défendre la culture hollandaise en mettant dehors tous les immigrants non occidentaux. "

Autrement dit, pour les analyses dominantes : le peuple a parlé et le peuple est nationaliste, conservateur et tourné vers le passé ! Un exemple encore plus extrême a été fourni par le poète Ilja Leonard Pfeijffer, qui avait voté pour la Gauche verte : " Les vainqueurs de cette élection partagent une mentalité provinciale et répressive. Ils attendent peu de l'Europe et sont tous prêts à sacrifier leur liberté de penser à leur crainte du terrorisme Le Randstad [région très urbaine des Pays-Bas occidentaux, comprenant Amsterdam, Rotterdam et La Haye) a perdu. Les paysans ont pris le pouvoir. "

Crise du libéralisme

La réalité est différente et bien plus simple : le 22 novembre beaucoup d'électeurs ont fait le choix d'aller à gauche et de s'opposer aux attaques visant les programmes sociaux. Les 67 sièges que cumulent le Parti travailliste, le SP, la Gauche verte et le nouveau Parti vert pour les droits des animaux constituent le plus fort contingent de députés de gauche dans l'histoire parlementaire hollandaise. Ce résultat reflète l'esprit de la mobilisation d'octobre 2004, qui avait réuni 300 000 personnes à Amsterdam à l'appel des syndicats pour résister à l'attaque gouvernementale contre les retraites et aussi l'esprit de la campagne du " non de gauche " lors du référendum qui, en mai 2005, a défait la Constitution européenne.

Il y a une aspiration compréhensible à la sécurité face au chaos néolibéral, mais cette aspiration s'est reconnue dans la gauche. Et cela n'a rien de commun avec le " conservatisme ", malgré le fait que la droite prétend chaque jour représenter " le progrès ". Car depuis quand le progrès consisterait à réclamer moins d'impôts pour les entreprises et moins de droits pour les travailleurs ?

Le véritable front unissant la gauche et la droite n'est pas l'axe imaginaire entre le SP et Wilders, mais le consensus néolibéral qui associe depuis la droite du VVD jusqu'à une partie de la gauche verte en passant par les travaillistes. Leur but est de marginaliser la résistance au néolibéralisme. Pour le moment, leur reussite c'est d'avoir gégouté de plus en plus d'électeurs de la politique.

Les réactions de panique des partis établis révèlent leur trouble profond. Le VVD a perdu 6 sièges, le Parti travailliste en a perdu 9 et ce malgré le fait qu'il était dans l'opposition et qu'il était en tête des sondages une grande partie l'année. Les deux partis font face à des difficultés bien plus profondes que la perte de quelques sièges ou telle ou telle erreur tactique. Ils traversent une crise existentielle. Il ont cessé d'être l'expression automatique des deux courants politiques dominants sur les trois existants aux Pays-Bas du libéralisme et de la social-démocratie (le troisième courant étant la démocratie chrétienne).

La situation est particulièrement compliquée à droite : les libéraux traditionnels sont divisés entre plusieurs partis en plus du VVD ils sont également dans le parti D66, " libéral de gauche ", dans la Gauche verte, dans des secteurs du Parti travailliste et peut-être même dans le Parti des droits des animaux.

Depuis la soudaine explosion du populisme de droite sous la forme du parti de Pim Fortuyn en 2002, le libéralisme a cessé d'être le ciment qui maintenait ensemble la droite hollandaise.

Bien que le parti de Fortuyn, divisé et querelleur en l'absence de son fondateur assassiné, ait disparu du Parlement lors de ces élections , le succès de Wilders indique que le populisme de droite n'a nullement disparu. En témoigne également le succès de la très droitière ministre de l'immigration, Rita Verdonk, qui a réussi a obtenir près de la moitié des suffrages lors du choix du leader du VVD, comme sa capacité à " marquer " l'actuel chef du parti, Mark Rutte. De plus, bien que n° 2 du parti, Verdonk a obtenu plus de voix que Rutte aux élections...

Les cyniques pourraient bien dire que le libéralisme est la victime de son propre succès. Après avoir démantelé à ce point l'État-providence, on peut en effet se demander quel projet ce courant pourrait encore mettre en avant. Beaucoup de libéraux semblent à peine être des libéraux aujourd'hui et la seule chose qui les anime encore, c'est une amère hostilité envers toute gauche, aussi modérée soit elle.

Hégémonie du travaillisme menacée

Mais le Parti travailliste a ses propres problèmes. A l'issue de ces élections, le SP est suffisamment fort pour au moins réclamer d'incarner la tradition social-démocrate. L'extraordinaire croissance de ce parti crée une situation sans précédent dans la politique hollandaise. Pour la première fois dans l'histoire parlementaire, l'hégémonie du Parti travailliste qui a pris la place de son prédécesseur d'avant guerre, le Parti ouvrier social-démocrate (SDAP) est menacée.

Au cours des années à venir la question centrale sera de savoir qui peut se prévaloir de représenter la tradition social-démocrate c'est à dire la tradition politique de représentation des salariés aux Pays-Bas.

Malgré ses origines maoïstes remontant aux années 1970, le SP peut se définir de plus en plus non comme un courant à gauche de la social-démocratie, mais en tant qu'un véritable parti social-démocrate hollandais. Son évolution vers la droite est devenue apparente en 1998, lorsqu'il a abandonné la demande de nationalisation des grandes entreprises, et encore plus cette année, lorsque le retrait de l'OTAN et l'abolition de la monarchie ont disparu de son manifeste électoral. Mais lorsqu'il s'agit de la lutte contre le néolibéralisme ou contre la participation néerlandaise à " la guerre contre le terrorisme " ou d'autres luttes clés, le parti reste fidèle à ses principes. A la suite de sa percée électorale il sera sans aucun doute soumis à des pressions bien plus fortes pour le faire évoluer à droite. Le Parti travailliste ne tente-t-il pas déjà de convaincre Jan Marijnissen, principal dirigeant du SP, de participer à la " grande coalition " avec les travaillistes et… les démocrates-chrétiens ?

Mais pour autant il serait erroné de sous-estimer la fenêtre d'opportunité idéologique unique et de courte durée qui est apparu pour la gauche radicale. Que signifie le socialisme ? Qui a le droit de parler au nom du socialisme ? Voilà les questions qui sont aujourd'hui à l'ordre du jour et qui sont débattues publiquement. Cela ouvre un espace pour les socialistes critiques.

L'enjeu ici va bien au delà de quelques sièges au Parlement, qui peuvent être gagnés et perdus d'une élection à l'autre. Les racines dans les mouvements sociaux sont plus stables. Durant des décennies le parti travailliste a occupé beaucoup de positions dans les syndicats, les universités, les médias, le système judiciaire paritaire comme dans les innombrables commissions et conseils consultatifs qui sont la grande tradition néerlandaise. Mais au cours des dernières années les travaillistes ont beaucoup perdu sur ce terrain. Il s'agit là d'une grande question qui demeure ouverte : le SP pourra-t-il remplir cet espace ?

Les enjeux sont importants. Aussi longtemps que les syndicats restent loyaux aux travaillistes qui gouvernent, les possibilités d'une opposition sociale forte face aux projets procapitalistes du gouvernement restent limitées.

Mais il y a au moins quelques signes qui montrent que le SP est en train de s'enraciner profondément dans la société civile. De plus en plus de syndicalistes votent pour le SP ou même l'ont rejoint. Les groupes anti-guerre, les associations de locataires et les organisations de réfugiés regardent aussi de plus en plus le SP comme un allié. Par contre il reste encore relativement faible parmi les intellectuels, car il garde toujours l'image d'un parti introspectif qui laisse peu d'espace pour les débats.

Responsabilités ?

S'enraciner dans les mouvements serait la stratégie la plus prometteuse en vue de changer la société néerlandaise quoi qu'il arrive. Mais la pression est grande pour que le SP saisisse la première chance qui se présente à lui d'intégrer un gouvernement de coalition et de décevoir ainsi son électorat. C'est le but implicite des comparaisons faites entre le SP et Wilders : on veut ainsi imposer à Marijnissen de prouver son innocence en montrant qu'il est prêt à " prendre ses responsabilités ", c'est-à-dire à accepter un poste ministériel dans le quatrième gouvernement démocrate-chrétien de Balkenende.

Il ne s'agit là de rien moins que de demander au SP de trahir ses électeurs. Car il n'est pas question que les démocrates-chrétiens acceptent de tenir compte des points clés du programme électoral du SP, c'est-à-dire qu'ils abrogent la " réforme " de la santé imposée en 2006, rénationalisent les chemins de fer, augmentent les impôts sur les riches ou retirent les troupes néerlandaises d'Afghanistan.

Si le SP renonçait à ces exigences, les électeurs qui ont abandonné les partis traditionnels cette fois-ci n'hésiteront pas à abandonner le SP la fois prochaine. Ils risqueraient même de tourner le dos à la politique voire se tourner vers le parti d'extrême droite de Wilders en désespoir de cause une perspective qui ne semble pas effrayer les " démocrates " qui conseillent le SP.

Il est probable que les électeurs ne donneront qu'une seule chance dans un futur proche au SP pour faire ses preuves au gouvernement. Il devrait donc attendre d'avoir des conditions optimales pour traduire une partie substantielle de son programme en politique. Il devrait donc non seulement disposer d'un fort groupe parlementaire, mais encore pouvoir s'appuyer sur une véritable majorité de gauche au sein du Parlement et surtout sur des mouvements sociaux puissants dans une société en ébullition. Aucune de ces conditions n'est impossible. Les travaillistes, le SP et la Gauche verte avaient eu une majorité dans les sondages au cours de plusieurs mois l'an dernier ; et en octobre 2004 la société hollandaise a prouvé qu'elle n'était pas condamnée à l'éternelle passivité.

Les tâches pour l'extrême gauche

La gauche critique, dans et autour du SP, aura beaucoup de travail dans les mois à venir. Pour commencer elle doit défendre les pas en avant faits par la gauche dans ces élections et la confiance que les électeurs ont placé dans le SP. Cela signifie être vigilant face à toute tentative de trahir les électeurs et si le SP acceptait de rejoindre le gouvernement démocrate-chrétien il trahirait clairement le mandat de ses électeurs.

Le SP avait appelé les électeurs pour qu'ils résistent à la tentation du " vote utile " en faveur du Parti travailliste, en arguant que le chef travailliste Bos pourrait bien s'intégrer au futur gouvernement Balkenende alors qu'une voix pour le SP représentait un coup de pied pour chasser Balkenende du poste du premier ministre. De plus les électeurs qui ont choisi le SP ont voté contre le travaillisme traditionnel toujours prêt à rouler pour les démocrates-chrétiens et à négocier avec eux. Si les électeurs avaient voulu cela, ils auraient voté pour le travailliste Wouter Bos et non pour le SP.

Les militants de gauche au sein du SP sont aujourd'hui en position idéale pour parer aux critiques visant à assimiler le SP à Wilders. Ils peuvent faire cela en travaillant pour construire un parti ouvert, multiculturel, démocratique et internationaliste, un parti socialiste qui prend les initiatives pour mobiliser et qui offre une vision clairement alternative de la société. Partant de cette manière, le débat sur qui représente réellement le projet socialiste aux Pays-Bas pourrait devenir très intéressant. Si les cauchemars du VVD cités au début de cet article ne sont pas prêts à devenir rapidement une réalité, nous pourrions quand même avoir quelques années fascinantes devant nous.

Les " électeurs nationalistes de droite " du SP et autres bêtises

Avant, pendant et immédiatement après les élections, le SP a dû faire face à une campagne particulièrement agressive, fondée sur une imagination maladive de ses ennemis et des commentateurs hostiles. Voici un petit échantillon des non-sens qui ont été répandus :

l " Le SP pêche dans les mêmes eux troubles que Wilders. " Il suffisait de jeter un regard sur les origines des électeurs de chacun des partis une information disponible pour tous les commentateurs pour remettre en cause cette affirmation. Les nouveaux électeurs du SP se recrutaient : surtout parmi ceux qui n'ont pas voté lors des précédentes législatives en 2003, en second lieu parmi ceux qui ont voté en faveur des travaillistes, et finalement, à un degré moindre, parmi ceux qui votèrent en 2003 en faveur des chrétiens démocrates. Seulement un tout petit pourcentage des électeurs du SP avait voté pour la Liste Pim Fortuyn en 2003. Il en va tout autrement en ce qui concerne Wilders : près d'un quart de ses électeurs ont voté pour le parti de Fortuyn en 2003 et l'essentiel des autres s'étaient alors prononcés pour le VVD ou pour les démocrates-chrétiens.

l" Le SP profite des réflexes racistes et des sentiments nationalistes. " Il est plus que surprenant alors que si peu d'électeurs du SP aient mentionné le nationalisme, les sentiments anti-Européens ou le mécontentement envers l'immigration parmi les raisons qui les ont conduit à choisir le SP. Par contre l'avenir du système de santé et son accessibilité a été le motif premier de leur choix pour 76 % d'entre eux, alors que 31 % ont indiqué l'économie et la pauvreté comme une des principales raisons qui ont guidé leur choix.

Le SP ou le parti d'hommes blancs vieillissants ? " Pas de chance pour les critiques les plus acerbes du SP, plus de deux tiers de ceux qui ont choisi de voter pour ce parti cette année étaient des femmes ! Et dans les simulations d'élections organisés dans les collèges et les lycées le SP arrive en second, derrière les travaillistes. De plus, le SP arrive en seconde position parmi les électeurs noirs et immigrés, n'étant dépassé que par les travaillistes. Les électeurs noirs et immigrés ont élu trois des vingt-cinq député(e)s du SP.