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Gaza et la faillite du libéralisme occidental. Entretien avec Gilbert Achcar

par Gilbert Achcar

En défendant et en armant Israël ces deux dernières années, les États occidentaux ont démontré la vacuité du droit international. On se souviendra du génocide comme d’un moment qui montre combien le colonialisme – et son potentiel génocidaire – est au cœur du libéralisme occidental. Dans son ouvrage Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale, paru aux éditions La Dispute, Gilbert Achcar analyse le contexte, les dynamiques et les conséquences mondiales de la guerre génocidaire menée par Israël dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.

Dans cet entretien réalisé par Elias Feroz, d’abord publié par Jacobin, l’auteur revient sur la radicalisation politique de la société israélienne, sur ce qu’il considère comme les erreurs de calcul stratégique du Hamas et sur la complicité assumée des États occidentaux dans le génocide en cours à Gaza. Selon lui, la guerre a levé le voile sur le prétendu ordre libéral international et a accéléré la montée en puissance des forces néofascistes à l’échelle mondiale.

Dans votre ouvrage, vous ne vous en tenez pas à condamner l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, mais vous la placez dans un contexte historique plus large et critiquez les tentatives visant à rationaliser ou justifier le massacre. Comment évaluez-vous les conséquences à long terme de cet évènement pour Gaza et pour l’avenir d’Israël-Palestine ?

L’opération du 7 octobre menée par le Hamas – indépendamment de sa nature et des atrocités commises ce jour-là – a été conçue par ses organisateurs comme une première étape vers la libération de la Palestine. Jugée par rapport à cet objectif, l’opération a été totalement désastreuse. Le peuple palestinien est désormais confronté à une menace plus grande que jamais. Nous assistons à une guerre génocidaire menée par Israël, qui a d’ores et déjà tué un nombre énorme de personnes.

On connaît les chiffres officiels des victimes tuées directement par les bombes, mais si l’on y ajoute les morts indirectes causées par le blocus, l’interruption de l’aide humanitaire, la faim délibérément orchestrée, la coupure de la fourniture d’eau et la destruction des infrastructures de santé, le nombre réel de personnes tuées par Israël est certainement largement supérieur aux 60 000 morts officiellement recensées. Il pourrait bien excéder les 200 000. C’est un bilan ahurissant.

L’attaque du Hamas a été suivie d’une agression israélienne à grande échelle qui aurait été politiquement impossible sans le prétexte du 7 octobre, tout comme le 11 septembre avait servi de prétexte aux invasions de l’Afghanistan et de l’Irak par l’administration Bush. Un gouvernement d’extrême-droite – le plus extrême de l’histoire d’Israël – a saisi l’attaque du 7 octobre comme prétexte.

Pour ce gouvernement, cette attaque a presque été un cadeau tombé du ciel, une occasion en or pour réenvahir la bande de Gaza. Tous les membres actuels du gouvernement s’étaient opposés au retrait de Gaza en 2005. Benjamin Netanyahou avait même démissionné du gouvernement d’Ariel Sharon en signe de protestation. Il a maintenant saisi l’occasion non seulement pour réenvahir Gaza, mais pour aller bien plus loin encore : pour en expulser la population.

Il est clair que nous assistons au nettoyage ethnique d’une grande partie de Gaza, les habitants palestiniens étant acculés dans un coin de l’enclave. La prochaine étape sera probablement une tentative d’organiser leur émigration hors de Gaza. Dans le même temps, le gouvernement israélien a donné carte blanche aux colons, appuyés par l’armée israélienne en Cisjordanie pour s’en prendre à la population locale. Nous assistons donc également à un nettoyage ethnique en cours en Cisjordanie. Les Palestiniens font face à la pire situation qu’ils aient connue depuis très, très longtemps.

Vous qualifiez de mauvais calcul grave de la part du Hamas la sous-estimation du fait qu’Israël a un gouvernement d’extrême-droite, qui ne cache pas sa volonté d’expulser les Palestiniens et sa disposition à lancer une guerre génocidaire. En quoi ce contexte a-t-il façonné les conséquences de l’attaque du 7 octobre, et pourquoi le Hamas n’a-t-il pas pris pleinement en considération ce facteur essentiel ?

Il s’agit là de l’aile la plus extrême de la politique israélienne : aujourd’hui, le gouvernement israélien tout entier est d’extrême-droite. Avant même le 7 octobre, l’historien de la Shoah Daniel Blatman qualifiait dans Haaretz Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich de néonazis. Certains membres du gouvernement sont plus extrémistes que d’autres, mais, en dernière instance, tous partagent le même objectif : se débarrasser des Palestiniens et établir un Israël qui serait palästinenserfrei (sans Palestiniens) ou araberfrei (sans Arabes) entre le fleuve et la mer. Il est profondément choquant que des personnes qui se réclament de l’héritage des victimes de la Shoah – les victimes de l’effort des nazis pour rendre l’Allemagne judenfrei – poursuivent désormais l’objectif d’une terre araberfrei.

Le Hamas croyait probablement que le gouvernement israélien était faible au vu des manifestations de masse et des poursuites judiciaires pour corruption contre Netanyahou. Le Hamas comptait sur le soutien de l’Iran. Il s’attendait à ce que son attaque déclenche un soulèvement palestinien généralisé et une guerre régionale impliquant le Hezbollah, la Syrie et l’Iran1. Mais ce fut un mauvais calcul sur toute la ligne. Au lieu de diviser la société israélienne, l’attaque a unifié celle-ci autour d’un objectif unique : écraser le Hamas. Il en a résulté chez les juifs israéliens un très large consensus en faveur de la guerre à Gaza et de la réoccupation de l’enclave. De récents sondages indiquent même qu’une majorité des juifs israéliens sont désormais favorables à l’expulsion des Gazaouis hors de Gaza, si ce n’est à l’expulsion des Palestiniens hors de Palestine.

Ne pas reconnaître cela et prétendre au contraire que l’attaque du Hamas a en quelque sorte « remis la question palestinienne sur le tapis » est tout simplement absurde. La question palestinienne est effectivement de nouveau sur le tapis, mais ce n’est pas pour faire valoir les droits des Palestiniens. Elle est de retour afin de dégager un consensus sur la meilleure façon de liquider la cause palestinienne. Ce n’est pas un progrès pour la lutte palestinienne ; c’est une régression massive, une grave défaite. Israël est aujourd’hui plus triomphant que jamais, sa puissance régionale est plus grande que jamais, et tout cela avec le soutien total des États-Unis, un soutien qui n’a pas faibli de Joe Biden à Donald Trump, mais qui s’est au contraire intensifié.

Vous avez mentionné la caractérisation par Daniel Blatman du gouvernement israélien comme un régime fasciste, voire néo-nazi. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous pensez que cette comparaison est juste ?

Les libéraux et la gauche n’ont aucun problème à qualifier l’AFD allemande ou le FPÖ autrichien de néo-nazis. Comparés à Ben-Gvir et Smotrich, ces groupes semblent modérés.

Ben-Gvir et Smotrich décrivent ouvertement les Palestiniens comme des Untermenschen, presque littéralement. Ils appellent explicitement à leur expulsion. C’est l’équivalent de judenfrei : une terre, Eretz Israël comme ils l’appellent, sans Palestiniens. Ils veulent les chasser hors du territoire. Ils sont ouvertement racistes et croient en la force – en la Machtpolitik, autrement dit en l’imposition de leurs vues par la force.

N’oublions pas qu’entre 1933 et 1941, judenfrei pour les nazis signifiait l’expulsion. Les années d’extermination des Juifs européens ont suivi plus tard. Les nazis ont d’abord expulsé les Juifs allemands vers la Palestine. Ils ont conclu un accord avec le mouvement sioniste pour y transférer les Juifs allemands. La Palestine était la seule destination où les nazis autorisaient les Juifs quittant l’Allemagne à emporter une partie de leur capital avec eux. Ils ne voulaient pas que les Juifs allemands se rendent en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, où ils auraient soutenu les groupes de pression antinazis. Les nazis voulaient que les Juifs aillent en Palestine.

Smotrich et d’autres de ses semblables – et c’est tragique – sont des descendants de victimes du génocide perpétré par les nazis. Et pourtant, ils sont capables de reproduire les mêmes façons de penser et comportements d’extrême droite qui caractérisaient les nazis. Ainsi va l’histoire. Être un descendant de victimes ne signifie pas nécessairement que l’on deviendra un combattant de la liberté. On a vu de nombreux oppresseurs qui étaient descendants de victimes, voire d’anciens opprimés devenus oppresseurs.

Vous écrivez que, compte tenu de la supériorité militaire écrasante d’Israël, la seule stratégie rationnelle pour les Palestiniens est la lutte de masse non violente, comme l’a illustré la première Intifada, qui a provoqué une profonde crise éthique et politique au sein de la société israélienne. Selon vous, quelles ont été les erreurs ou les limites de la première Intifada, et pourquoi cette stratégie n’a-t-elle pas encore abouti à un succès durable pour les droits des Palestiniens ou à la fin de l’occupation ?

La première Intifada a atteint son apogée en 1988, en particulier au cours du premier semestre de cette année-là. Il s’agissait d’un mouvement de base organisé par des comités populaires locaux – une véritable mobilisation de masse qui a vu une participation féminine importante. Des personnes de tous âges y ont pris part. Le mouvement a provoqué une véritable crise morale au sein de la société israélienne, et même au sein de l’armée israélienne. Il a également suscité une sympathie internationale considérable pour la cause palestinienne.

Alors pourquoi le mouvement a-t-il échoué ? Tout d’abord, parce que la répression israélienne a été intense. Mais surtout parce que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) s’est emparée de la direction du mouvement et a détourné l’Intifada. Yasser Arafat et l’OLP l’ont réorientée vers leur propre projet de création d’un prétendu État palestinien, qui a finalement abouti aux accords d’Oslo de 1993. Un tournant décisif a été le passage de la direction locale dans les territoires occupés à la direction de l’OLP à Tunis. Depuis Tunis, l’OLP s’est mise à radiodiffuser des déclarations officielles au nom de l’Intifada, écartant de fait la direction ancrée sur le terrain. Cela a marqué un recul important pour l’autonomie et l’orientation du mouvement.

Deuxièmement, une lutte de masse ne se gagne pas d’un seul coup. Elle se déroule par vagues, chacune renforçant le mouvement et affaiblissant progressivement l’adversaire. C’est une question de rapports de forces. Lorsque votre ennemi est beaucoup plus fort militairement et pleinement disposé à tuer, il n’est pas dans votre intérêt de lancer des attaques armées, d’autant moins si votre ennemi s’appuie sur la majorité des habitants du pays en raison du déracinement de votre propre peuple. Si vous lancez de telles attaques, il vous écrasera.

Mais si vous vous engagez dans une lutte populaire, vous gagnez la supériorité morale et pouvez attirer un soutien beaucoup plus large. Dans ce cas, l’ennemi se trouve dans une position plus difficile : s’il réagit en massacrant des manifestants pacifiques, il est largement condamné. Il perd sa légitimité aux yeux de l’opinion publique internationale. Israël en particulier dépend fortement du soutien militaire, politique et diplomatique de l’Occident et est donc concerné par l’opinion publique occidentale.

À titre de comparaison, prenons la population noire aux États-Unis et en Afrique du Sud. En Afrique du Sud, les Noirs formaient une majorité écrasante, il était donc stratégiquement judicieux pour eux de recourir à la lutte armée contre le régime d’apartheid parallèlement à la lutte de masse.

En revanche, la population noire aux États-Unis, en tant que minorité, n’avait aucune chance de gagner par la violence. Le mouvement pour les droits civiques, avec des figures comme Martin Luther King, a emporté des victoires au moyen d’une lutte de masse non violente dénonçant la brutalité du système. Cela a certainement joué un rôle beaucoup plus important dans le progrès de la lutte antiraciste que ceux qui ont appelé à la lutte armée, comme les Black Panthers. Ils ne sont pas allés loin sur cette voie, car c’était une impasse. On ne peut pas lutter avec des armes contre un ennemi qui est beaucoup plus fort que soi. Cela ne fait que fournir à l’adversaire un prétexte – une excuse – pour riposter avec une violence écrasante. Il tuera beaucoup plus de personnes que s’il n’était confronté qu’à des protestations pacifiques.

C’est une question de stratégie. On doit adapter ses méthodes à ses capacités. Les moyens que l’on utilise dépendent de la force dont on dispose et du rapport de forces général. La conviction du Hamas selon laquelle la violence armée libérerait la Palestine était totalement illusoire. Voyez où nous en sommes. Quelle que soit la façon dont on cherche à travestir les choses, il s’agit clairement d’un désastre majeur. Le résultat de ces événements est une catastrophe absolue. Cela dit, reconnaître les conséquences désastreuses du 7 octobre ne justifie en rien la guerre génocidaire qu’Israël a menée depuis lors.

Durant la première année du génocide, la plupart des États occidentaux n’ont même pas esquissé une remise en cause du prétendu droit d’Israël à se défendre – je dis « prétendu » car il est très discutable qu’un occupant ait le droit de se défendre contre le droit légitime des occupés à résister à l’occupation. Cela alors même qu’Israël avait très tôt tué beaucoup plus de Palestiniens que n’avaient été tués d’Israéliens le 7 octobre.

Mais ils sont allés encore plus loin : les gouvernements occidentaux, non seulement les États-Unis mais aussi les puissances européennes, se sont activement opposés pendant plusieurs mois aux appels à un cessez-le-feu immédiat, et Washington continue de s’y opposer. Ce faisant, ils ont effectivement endossé la guerre génocidaire qui se déroulait. Quand on s’oppose à un cessez-le-feu, c’est que l’on est favorable à la poursuite de la guerre. Telle était leur position. C’est une attitude honteuse au regard de l’histoire.

Comme je l’explique dans mon livre, ce moment a été le dernier clou dans le cercueil de ce qu’on appelle l’ordre international libéral fondé sur des règles. Cet ordre a toujours été une fiction, mais jamais cette fiction n’a été aussi clairement révélée qu’aujourd’hui. Le « deux poids, deux mesures » est flagrant, et il n’est nulle part plus évident que dans le contraste saisissant entre la manière dont les gouvernements occidentaux ont réagi à la guerre de la Russie contre l’Ukraine et celle dont ils ont réagi à la guerre d’Israël contre Gaza.

Tout ceci a d’énormes conséquences historiques. Cela a ouvert la voie à la continuation de la montée du néofascisme à l’échelle mondiale. La position de l’administration Biden a joué un rôle important dans la défaite des Démocrates aux États-Unis et a ouvert la voie au retour de Trump à la Maison Blanche – cette fois-ci avec un programme et un comportement, tous deux beaucoup plus clairement néofascistes que lors de son premier mandat.

Cela a encore renforcé l’extrême droite à travers le monde, de l’Allemagne à l’Espagne en passant par la France et ailleurs. Nous vivons aujourd’hui, comme je l’ai écrit il y a quelques mois, dans ce que j’appelle l’ère du néofascisme. Tout cela est lié à la perte totale de crédibilité du libéralisme.

C’est pourquoi le génocide de Gaza et l’attitude des États occidentaux à son égard resteront dans les mémoires comme un tournant historique, un moment clé qui a mis en lumière et achevé l’effondrement du libéralisme occidental, ou encore atlantiste.

Vous décrivez le sionisme comme un projet colonial avec des « tendances génocidaires ». Dans le même temps, vous affirmez que la libération des Palestiniens nécessitera l’inclusion des Juifs israéliens et une transformation de la société israélienne. Comment envisagez-vous cette transformation compte tenu des réalités politiques actuelles, et quelles mesures concrètes seraient nécessaires pour parvenir à la liberté tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens ?

Cela semble utopique aujourd’hui, mais il faut garder une perspective historique. Après la première Intifada, de 1987 jusqu’à ce qu’on appelle la Seconde Intifada en 2000, l’opinion publique en Israël s’est tournée en faveur de la paix et d’un règlement avec les Palestiniens. C’était l’époque des accords d’Oslo. Bien que ces accords aient été défaillants dès le départ, l’état d’esprit de la société israélienne était alors très différent.

Parmi les intellectuels juifs israéliens, il existait un mouvement post-sioniste qui cherchait à dépasser le sionisme et à parvenir à une coexistence pacifique. Mais à partir de 2000, la situation s’est inversée après qu’Ariel Sharon – qui était à l’époque le plus à droite des dirigeants de premier plan en Israël – a provoqué les événements qui ont déclenché la Seconde Intifada, au cours de laquelle la direction d’Arafat est tombée dans le piège de la lutte armée.

Les forces de sécurité palestiniennes ont utilisé contre les troupes israéliennes les armes légères que l’État israélien leur avait permis de posséder. Ce piège a permis à Sharon de remporter les élections de février 2001. Il a provoqué les affrontements en septembre 2000, remporté les élections en février 2001 grâce à l’onde de choc qui en a résulté, puis lancé ce qui a été l’attaque la plus violente contre la Cisjordanie depuis 1967. La guerre actuelle est beaucoup plus violente, mais la guerre de 2002 lancée par le gouvernement Sharon était déjà très brutale.

C’est pourquoi je dis qu’il est important pour les opprimés d’avoir une vision stratégique claire et de choisir des méthodes de lutte appropriées, plutôt que celles qui mènent à la catastrophe.

Vous décrivez la façon dont des groupes sionistes d’extrême droite, autrefois marginalisés et même qualifiés de terroristes par Israël et les pays occidentaux, sont devenus partie intégrante du gouvernement israélien grâce à Netanyahou. Comment analysez-vous le soutien militaire continu à un gouvernement qui inclut ces factions d’extrême droite ?

Lorsque Trump a été élu pour la première fois, il a rompu avec le consensus bipartisan qui définissait la politique des États-Unis depuis 1967. Il a reconnu l’annexion du plateau du Golan, ce qu’aucune administration précédente n’avait fait, et a fait de même pour Jérusalem-Est. Il a pleinement épousé le point de vue israélien.

Puis est arrivé Biden. Pendant sa campagne, il avait promis de défaire les décisions politiques de Trump, mais il s’est avéré être un menteur invétéré. Il n’a rien défait. Et lorsque le 7 octobre a eu lieu, il a pleinement soutenu la guerre génocidaire. Israël n’aurait pas pu mener cette guerre prolongée sans le soutien continu des États-Unis, qui a commencé sous l’administration Biden. C’est Biden qui a fourni à Israël des bombes massives d’une tonne chacune.

Lorsque de telles bombes sont larguées dans une zone aussi densément peuplée que Gaza, il s’agit clairement d’armes génocidaires. Des milliers de personnes vont être tuées, pour la plupart des civils, y compris des enfants. 40 % des victimes sont des enfants.

Même en imaginant que toutes les victimes masculines seraient membres du Hamas – ce qui est évidemment loin d’être le cas –, il resterait encore 70 % des victimes qui sont clairement non-combattantes : des femmes et des enfants. Je mentionne les femmes parce qu’à Gaza, les femmes ne sont pas combattantes. Le Hamas ne recrute pas de combattantes. Ainsi, seule une minorité des victimes sont des combattants. Ces derniers se cachent pour la plupart dans les tunnels construits par le Hamas. Il n’existe pas de tels abris pour les civils, qui restent à la surface et sont bombardés et tués tandis que les combattants peuvent se réfugier sous terre.

C’est là que se révèle clairement l’énorme responsabilité criminelle de l’administration Biden, une responsabilité qui sera bien sûr perpétuée par la deuxième administration Trump. Il y a eu d’autres génocides depuis 1945, notamment en Afrique. Mais celui-ci est le premier génocide commis par un État industrialisé avancé et soutenu par l’ensemble du système occidental, par tout le bloc occidental. C’est en cela que ce génocide représente un tournant historique si important.

Vous décrivez le soutien inconditionnel de l’Occident à Israël après l’attaque du 7 octobre comme une forme de « compassion narcissique », similaire à la réaction de l’Occident après le 11 septembre, dans laquelle l’empathie s’étend principalement aux « semblables ». Comment cette compassion sélective influence-t-elle la perception de la souffrance des Palestiniens par le public et les réponses politiques qui y ont été apportées ?

Les Israéliens sont perçus comme un peuple européen et l’on s’identifie à eux en tant que tels. Ils sont considérés comme une partie de l’Occident située en Orient. Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique moderne, écrivait dans son manifeste Der Judenstaat que les Juifs construiraient « un avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». Il s’agit là d’un discours colonial typique : l’idée que « nous » sommes des Européens civilisés et que « les autres » sont des barbares.

Cette identification des États occidentaux à Israël est également renforcée par le fait qu’Israël revendique l’héritage de la Shoah. Cela permet aux gouvernements occidentaux de soutenir Israël presque sans réserve, en soulignant que, puisqu’ils portent à des degrés divers une responsabilité dans le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, ils ont l’obligation morale de soutenir Israël.

Cette attitude atteint son paroxysme dans le cas de l’État allemand. L’Allemagne a été le principal auteur du génocide de 1941 à 1945, mais le pays interprète de façon complètement erronée les enseignements de l’époque nazie et de la Shoah. Si la leçon que le pays en tire s’énonce comme suit : « Puisque nos prédécesseurs ont commis un génocide contre les Juifs, nous devons maintenant soutenir un État qui se proclame juif même lorsqu’il commet un génocide contre un autre peuple », alors il a clairement tiré la mauvaise conclusion. Ce faisant, l’Allemagne ressuscite le climat idéologique de violence sans limite qui a donné naissance au nazisme, même s’il apparaît aujourd’hui sous une forme nouvelle, celle du néofascisme, à l’échelle mondiale.

La leçon correcte à tirer de la Shoah – tant du génocide des Juifs que de celui d’autres victimes telles que les homosexuels, les personnes porteuses de handicap et les Roms – est qu’il faut faire preuve d’une vigilance constante contre toute forme de racisme, d’oppression et de politique de puissance agressive telle que l’occupation. Il est important que ces enseignements soient appliqués de manière cohérente et non sélective.

Les États occidentaux invoquent ces valeurs contre Vladimir Poutine pour son invasion de l’Ukraine, mais n’appliquent pas les mêmes valeurs à l’État israélien et à ses dirigeants d’extrême-droite pour ce qu’ils font à Gaza. Il s’agit là d’une énorme contradiction. Au-delà de la question morale, qui est importante, les gouvernements occidentaux font preuve d’un considérable manque de vision à long terme. Même du point de vue de leurs propres intérêts, leurs actions sont à courte vue en ce qu’elles contribuent à la déstabilisation mondiale. Les États occidentaux créent des conditions de violence qui déborderont inévitablement sur l’Europe et même les États-Unis.

Prenez la violence des années 1990 : la guerre en Irak, l’embargo contre l’Irak, les bombardements incessants… Toute cette violence a fini par se retourner contre les pays occidentaux et leurs alliés, culminant dans des tragédies comme celle du 11 septembre. Quiconque pense que ce qui se passe aujourd’hui à Gaza n’aura pas de graves conséquences à l’avenir se trompe.

Vous affirmez que le concept de « nouvel antisémitisme », largement attribué aux musulmans et à leurs défenseurs, est utilisé pour absoudre l’extrême droite européenne et américaine de son propre antisémitisme, permettant ainsi une alliance dangereuse fondée sur l’islamophobie. Comment cette dynamique a-t-elle influencé les réactions occidentales face à la souffrance des Palestiniens, et quelles sont plus largement les conséquences de ce « deux poids, deux mesures racial » que vous décrivez ?

L’extrême-droite, en particulier en Europe et aux États-Unis, accuse souvent des mouvements comme Black Lives Matter de racisme antiblanc. C’est la même logique que celle utilisée par les gouvernements européens lorsqu’ils qualifient les populations musulmanes – dont certains membres peuvent avoir des opinions antisémites, mais la plupart n’en ont pas – d’antisémites simplement parce qu’elles soutiennent les Palestiniens contre le gouvernement israélien. Ce n’est pas de l’antisémitisme.

Le fait est qu’aujourd’hui, l’extrême-droite – comme l’AFD en Allemagne ou le FPÖ en Autriche – surenchérit sur tout le monde en se montrant plus pro-israélienne que les autres. Marine Le Pen en France fait de même. Cette extrême-droite occidentale, malgré sa longue histoire d’antisémitisme, est maintenant devenue une fervente partisane d’Israël car elle considère ce pays comme un allié contre leur cible commune : les musulmans.

L’alliance actuelle des forces néofascistes repose sur la nouvelle forme dominante de racisme en Occident : l’islamophobie. Au lieu de reconnaître que l’antisémitisme existe toujours principalement au sein de ces traditions d’extrême-droite, les partisans d’Israël préfèrent ignorer leurs racines antisémites. Ils répriment sans retenue le mouvement de solidarité avec la Palestine.

En Grande-Bretagne, où je me trouve, le gouvernement de Keir Starmer a décidé d’interdire, en tant que groupe « terroriste », une organisation dont la dernière action a consisté à projeter de la peinture rouge sur des avions de la Royal Air Force. Cette action visait à attirer l’attention sur le rôle que joue la Grande-Bretagne dans la guerre contre Gaza en fournissant du matériel militaire à Israël. Qualifier cela de terrorisme est scandaleux. De nombreux défenseurs des droits civiques ont protesté contre cette décision, expliquant que si l’on commence à qualifier de terrorisme tout et n’importe quoi, on ouvre la voie à la destruction des libertés politiques.

Si le parti d’extrême-droite de Nigel Farage, Reform UK, venait à remporter les élections – ce qui n’est plus inimaginable –, il pourrait utiliser une telle loi pour restreindre davantage les libertés politiques. Les gouvernements occidentaux soi-disant libéraux jouent donc un jeu très dangereux qui risque même de se retourner contre eux.

Vous aviez prévu, bien avant que cela ne se produise, qu’Israël pourrait entraîner l’Iran dans une confrontation qui rendrait inévitable une offensive conjointe américano-israélienne, en particulier sous Trump. Comment interprétez-vous le rôle de l’Iran dans l’escalade actuelle, et que nous apprend votre prédiction antérieure sur les calculs stratégiques tant d’Israël que des États-Unis ?

Le régime théocratique iranien a utilisé la question palestinienne comme un instrument idéologique majeur pour étendre son influence dans les pays arabes. Pour combler le fossé entre Persans et Arabes, et entre chiites et sunnites, il s’est fortement appuyé sur la cause palestinienne. Dès le début, celle-ci a constitué un atout idéologique clé pour le régime.

Téhéran a donc soutenu les forces arabes anti-israéliennes, en particulier le Hezbollah, qui a mené une véritable lutte contre l’occupation israélienne du Liban. Le Hezbollah a été fondé sous patronage iranien après l’invasion israélienne de 1982 et a mené une longue campagne contre cette occupation, acquérant ainsi le statut d’allié principal de l’Iran.

L’Iran a profité de l’occupation états-unienne de l’Irak. Comme on sait, l’Iran a été le principal bénéficiaire de l’invasion américaine et a aujourd’hui plus d’influence en Irak que n’en ont les États-Unis. L’Iran est ensuite intervenu en Syrie pour soutenir le régime despotique de Bachar el-Assad contre le soulèvement populaire de 2011, ce qui lui a permis d’étendre plus encore son influence.

Cela a permis à l’Iran de créer un axe régional sous son influence directe, auquel s’est ajouté le Yémen, où les Houthis prirent contrôle du nord du pays en 2014, déclenchant une guerre civile.

L’Iran a ainsi tissé un réseau d’influence directe dans toute la région, pensant que cela lui assurerait une protection solide. Mais au contraire, cela a conduit Israël à considérer l’Iran comme une menace encore plus grande, en particulier lorsque l’Iran a commencé à développer son programme nucléaire. Cela est devenu une obsession pour Israël, soutenu par Washington.

Après que Trump eut retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, l’Iran a considérablement augmenté son enrichissement d’uranium, à 60 %. Ce niveau dépasse clairement ce qui est nécessaire à des fins pacifiques, tout en restant inférieur à ce qui est nécessaire à des fins militaires. C’est ainsi que l’affirmation par l’Iran selon laquelle il n’a pas l’intention de fabriquer des armes nucléaires se trouvait contredite par ce niveau d’enrichissement. Cette position contradictoire s’est retournée contre l’Iran et a constitué, à mon avis, une autre erreur de calcul majeure.

Israël a alors saisi l’occasion créée par les événements du 7 octobre pour écraser d’abord le Hezbollah, puis lancer une attaque à grande échelle contre l’Iran avec le soutien des États-Unis. Entre temps, le régime Assad s’est effondré.

Tout cela a donc porté un coup dur à l’Iran. Les États-Unis et Israël considèrent tous deux l’Iran comme un ennemi majeur. Israël, parce que l’Iran se déclare ouvertement comme son ennemi le plus acharné. Les États-Unis, bien qu’ils ne soient pas menacés militairement par l’Iran, parce qu’ils le considèrent comme une menace pour leurs intérêts dans le Golfe.

Les deux fois où Trump a été élu, il s’est rendu dans les monarchies arabes du Golfe pour sa première visite à l’étranger. Sa dernière visite a été l’occasion de discuter d’accords portant sur des centaines de milliards de dollars. Donc, peu importe ce qu’elles disent – souvent de façon hypocrite –, les monarchies du Golfe, tout en critiquant les attaques d’Israël contre l’Iran, en sont en réalité plutôt satisfaites, car elles craignent beaucoup plus l’Iran qu’elles ne craignent Israël.

C’est là le point crucial : les États-Unis s’opposent au régime iranien non pas principalement en raison de sa nature ou de son idéologie – après tout, la monarchie saoudienne est encore plus répressive – mais en raison de la menace géopolitique qu’il représente.

Compte tenu de la situation actuelle à Gaza et en Cisjordanie, et alors que le gouvernement israélien poursuit ce que vous décrivez comme une politique de nettoyage ethnique, quel avenir reste-t-il au peuple palestinien ?

Si le gouvernement d’extrême-droite israélien n’avait pas procédé plus tôt à une expulsion massive des Palestiniens, c’est parce qu’il savait que cela provoquerait une condamnation internationale et serait probablement bloqué. Mais le 7 octobre lui a offert une opportunité, une chance de commencer à mettre en œuvre ce projet de toute sa force et à l’aide d’une violence extrême à Gaza, au moyen de ce qui est devenu une guerre génocidaire.

Ils ne peuvent pas encore expulser la population palestinienne de Gaza, car cela nécessite le feu vert des États-Unis. Même sous l’administration Trump, cela serait compliqué en raison des relations de Washington avec les États du Golfe, qui craignent l’effet hautement déstabilisateur qu’aurait une telle expulsion. L’influence pétrolière et financière de ces États reste cruciale non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi pour les intérêts commerciaux personnels et familiaux de Trump.

Deux scénarios catastrophiques menacent désormais les Palestiniens. D’un côté, la perspective d’un nettoyage ethnique total, c’est-à-dire leur expulsion massive, qui marquerait le deuxième grand déplacement des Palestiniens hors de leur territoire depuis 1948. Une expulsion plus limitée de Cisjordanie a eu lieu en 1967, mais ce qui est aujourd’hui en jeu, c’est le déracinement de la plupart des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.

De l’autre côté, un scénario profondément inquiétant, mais considéré par certains comme un « moindre mal », est la création d’un semblant d’État palestinien, composé d’enclaves déconnectées en Cisjordanie et à Gaza. Le reste du territoire serait annexé par Israël, rempli de colons et de forces militaires. Cela fait déjà l’objet de discussions : l’administration Trump et Netanyahou seraient en train de négocier avec les Émirats arabes unis, le royaume saoudien et l’Égypte un accord qui permettrait à ces pays de gouverner temporairement les Gazaouis dans le cadre de ce prétendu « État » jusqu’à ce qu’une force palestinienne agissant par procuration d’Israël soit en mesure de les remplacer.

Bien sûr, cela ne serait pas une libération. Ce serait simplement une nouvelle façon d’organiser la prison à ciel ouvert dans laquelle les Palestiniens sont confinés depuis 1967 – une prison façonnée par l’occupation, qui serait dorénavant redéfinie pour apparaître comme un « règlement politique » tout en préservant les structures fondamentales de domination sous une forme très aggravée.

Cet entretien a été réalisé à l’origine pour le quotidien de gauche allemand ND et publié le 18 août 2025. Réalisé en anglais, il a d’abord été publié sur le site Jacobin aux États-Unis. Il a été traduit de l’anglais par NL pour Inprecor. Publié pour la première fois en français par Contretemps.eu.

Elias Feroz est écrivain indépendant. Il travaille entre autres sur le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie, ainsi que sur la politique et la culture de la mémoire.

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    Voir le texte de l’annonce faite par le chef de la branche militaire du Hamas le matin de l’opération du 7 octobre.

 

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المؤلف - Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).