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Sur le génocide de Gaza et sa négation

par Gilbert Achcar

Ce n'est pas qualifier la guerre d’Israël de génocide qui est tendancieux. C'est le rejet de cette qualification qui relève de la négation de génocide (une catégorie qui inclut la négation de la Shoah).

Dès le début de la riposte israélienne à l’opération Déluge d’al-Aqsa du 7 octobre 2023, il était clair que l’État sioniste avait lancé une guerre plus meurtrière et plus destructrice que toutes ses guerres précédentes. C’était là le résultat de l’interaction entre le gouvernement le plus extrémiste de l’histoire de cet État et l’attaque la plus grave lancée par une organisation palestinienne armée dans l’histoire de la résistance palestinienne. Ce que j’avais prédit dans mon premier commentaire sur les événements, trois jours seulement après l’opération menée par le Hamas, s’est malheureusement réalisé à la lettre :

L’opération Déluge d’al-Aqsa a permis de réunifier une société israélienne qui souffrait d’un profond schisme et d’une grave crise politique. Elle a permis à Benyamin Netanyahou et à ses collègues de l’extrême droite du mouvement sioniste d’entraîner avec eux les sionistes du camp politique opposé en préparation d’une guerre qui prend de plus en plus et de manière alarmante les caractéristiques d’une guerre génocidaire. Cela commence par l’imposition d’un blocus total, y compris électricité, eau et nourriture, à toute la bande de Gaza et sa population de près de deux millions et demi d’habitants. Il s’agit d’une violation flagrante et extrêmement grave du droit de la guerre, qui confirme que les sionistes se préparent à commettre un crime contre l’humanité du plus haut calibre.

Depuis la création de l’État d’Israël, la droite sioniste rêve d’achever ce qui a commencé avec la Nakba de 1948 par une nouvelle expulsion massive des Palestiniens de l’ensemble des territoires de la Palestine entre le fleuve et la mer, bande de Gaza comprise. Il ne fait aucun doute qu’ils voient maintenant ce qui s’est passé samedi dernier comme un choc qui leur permettra d’entraîner le reste de la société sioniste derrière eux dans la réalisation de leur rêve à Gaza d’abord, en attendant l’occasion de le mettre en œuvre en Cisjordanie. La gravité de ce qui s’est passé en Israël samedi dernier est susceptible d’atténuer l’effet dissuasif de la prise d’otages par le Hamas, contrairement à ce qui s’est passé lors des précédentes séries de confrontations entre le mouvement et l’État sioniste. Il est très probable que cette fois-ci, ce dernier ne se contentera de rien de moins que de la destruction de la bande de Gaza dans une mesure dépassant tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, afin de la réoccuper au moindre coût humain possible pour Israël et de provoquer le déplacement de la majeure partie de sa population vers le territoire égyptien, le tout sous prétexte d’en éradiquer complètement le Hamas. (« Le Déluge d’al-Aqsa risque d’emporter Gaza », Al-Quds al-Arabi, 10 octobre 2023, en arabe).

Pour s’en apercevoir, il n’était nul besoin d’être doté d’un pouvoir de prédiction singulier ; cela était plutôt clairement visible pour quiconque voulait voir et n’était pas aveuglé par l’idéologie, les émotions ou les illusions. Trois jours plus tard, le 13 octobre 2023, moins d’une semaine après le début de la tragédie, Raz Segal, professeur d’études de l’Holocauste et du génocide à l’Université de Stockton aux États-Unis (et citoyen israélien), publiait un article retentissant sur le site web du magazine progressiste américain Jewish Currents, commentant ce qui avait commencé à se dérouler à Gaza sous le titre « Un cas d’école de génocide ». Segal mettait en exergue la dure réalité de la prolifération des déclarations de responsables israéliens indiquant une intention génocidaire explicite, associée au meurtre indiscriminé de civils à Gaza et aux incitations et mesures visant à leur déplacement.

Depuis les premiers jours de la guerre d’Israël contre Gaza, la « guerre des récits » fait intensément rage, parallèlement à l’horrible assaut militaire. Il a fallu des semaines, voire des mois, avant que le débat ne se déplace de la pertinence de comparer l’opération Déluge d’al-Aqsa aux pogroms des Juifs dans l’histoire européenne, jusques et y compris le génocide nazi, à la pertinence d’appliquer le concept de « génocide » à ce que l’État d’Israël fait dans la bande de Gaza.

Un an après le début de l’invasion, les condamnations de ce qui se déroulait à Gaza en tant que génocide ont commencé à se multiplier, qu’elles soient émises par des organisations juridiques, des organisations de défense des droits humains ou des groupes universitaires. Il s’agit, entre autres, des accusations portées par la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice, et des rapports publiés par Amnesty International, Human Rights Watch, la Rapportrice spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ainsi que, plus récemment, par deux organisations israéliennes : le Centre israélien d’information sur les droits humains dans les territoires occupés (connu sous le nom de B’Tselem) et Médecins pour les droits humains (Physicians for Human Rights).

La position retentissante la plus récente à cet égard est la résolution adoptée par l’Association internationale des universitaires spécialistes du génocide (IGSA) le 31 août, qui a été soutenue par 86 % des votants parmi les 500 membres de l’association. La reconnaissance que ce qui se passe à Gaza est un génocide est devenue si largement partagée que le débat est maintenant passé de l’accusation selon laquelle qualifier la guerre d’Israël de génocide serait tendancieux à l’accusation selon laquelle le rejet de cette qualification relève de la négation de génocide (qui inclut la négation de la Shoah). Cette accusation a été lancée avec force par Daniel Blatman, un historien israélien spécialisé dans l’histoire de la Shoah et professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, dans un article publié le 31 juillet dans Haaretz sous le titre « L’identité de victime qu’Israël s’est forgée au fil des générations alimente aujourd’hui sa négation du génocide à Gaza ».

L’un des exemples les plus déplorables de négationnisme est un article publié dans le Jerusalem Post par l’avocate israélienne Nitsana Darshan-Leitner, présidente de l’Israel Law Center (Shurat HaDin), qui défend l’État sioniste devant la Cour pénale internationale. L’article, publié le 28 juillet, a peut-être contribué à inciter Blatman à écrire le sien. Dans cet article, l’avocate répond avec véhémence à Omer Bartov, également professeur d’études de l’Holocauste et du génocide, enseignant à l’Université Brown aux États-Unis, qui a publié un article dans le New York Times le 15 juillet intitulé « Je suis spécialiste du génocide. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un ».

Le déplorable dans l’article de Darshan-Leitner atteint son apogée lorsqu’elle critique la description par Bartov des actions d’Israël comme constituant un génocide, en affirmant que cela « déprécie » le terme et « efface l’horreur unique » des génocides internationalement reconnus, parmi lesquels l’autrice mentionne ce qui s’est passé en Bosnie. Le fait est que le génocide bosniaque, qui a eu lieu pendant la guerre de Bosnie dans la première moitié des années 1990, a entraîné la mort d’environ 30 000 personnes et le déplacement d’environ un million de non-Serbes sur un total de 2,7 millions (soit 37 %). Qu’en est-il alors de ce qui se passe à Gaza, où le nombre de morts directes a jusqu’à présent atteint environ 64 000 (sans compter les morts inconnus sous les décombres et les morts indirectes, qui dépassent de loin le nombre de morts directes) et le déplacement d’environ deux millions sur un total de 2,2 millions (c’est-à-dire plus de 90 %) ? Comment cet horrible résultat peut-il « déprécier » le concept de génocide et « effacer son horreur unique » en comparaison de ce qui s’est passé en Bosnie ?

La vérité, qui devient de plus en plus difficile à nier, est que le génocide en cours à Gaza, tant en termes de proportion de la population totale qu’en termes de degré de brutalité de ses auteurs, est déjà entré dans l’histoire comme l’un des cas les plus horribles de génocide que le monde ait connus depuis la Seconde Guerre mondiale,  surtout de la part d’un État industrialisé dont la distinction technologique même, adossée à l’État le plus puissant de la planète, lui a permis de se distinguer dans la barbarie.

* Dernier ouvrage paru : Gaza, génocide annoncéUn tournant dans l’histoire mondiale.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 2 septembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

 

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المؤلف - Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).