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La Palestine, le Soudan et l’indifférence du Nord mondial

par Gilbert Achcar

Les famines de Gaza et du Soudan : comment se comparent-elles et quelles leçons tirer de l'inaction des puissances mondiales à leur égard ?

Le Financial Times a publié lundi dernier un article s’appuyant sur les rapports de la Classification intégrée des phases de la sécurité alimentaire (Integrated Food Security Phase Classification – IPC) pour mettre en garde contre l’incidence croissante de la famine dans le monde en se concentrant sur les deux crises actuelles les plus graves : les famines à Gaza et au Soudan.

L’IPC a été développée par l’Unité d’analyse de la sécurité alimentaire (FSAU) de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle a été élaborée il y a environ 20 ans, en réponse à l’aggravation de la famine en Somalie. L’IPC utilise une échelle standardisée qui prend en compte les données de sécurité alimentaire, les scores nutritionnels et les moyens de subsistance disponibles dans chaque crise, ce qui permet d’en évaluer la gravité et de comparer les crises afin d’identifier les plus graves.

Le pire des niveaux de la classification de la FSAU est la phase 5 de Catastrophe / Famine. Dans cette dernière condition, « au moins un ménage sur cinq (soit 20 %) souffre d’un manque extrême de nourriture et est confronté à la famine, ce qui entraîne la mort, la misère et des niveaux extrêmement critiques de malnutrition aiguë ».

La description de la famine se poursuit ainsi : « Dans cette phase, la prévalence de la malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans dépasse 30 %, et les ménages ont atteint un point de dénuement et de mort ».

Avant la phase de catastrophe / famine, il y a la phase d’urgence, au cours de laquelle les familles souffrent de « grands écarts de consommation alimentaire qui se traduisent par une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité », ou bien elles sont contraintes de recourir à des mesures extrêmes pour éviter la famine, comme la liquidation de leurs quelques biens restants.

Étant donné que la population du Soudan (environ 50 millions) est vingt-cinq fois supérieure à celle de Gaza (environ 2,2 millions), le premier fait qui saute aux yeux dans les données de l’IPC est le nombre de personnes confrontées à un état de catastrophe / famine dans chaque cas. Ce nombre dans la bande de Gaza (641 000) est supérieur à celui du Soudan (637 000).

Quant au nombre de personnes confrontées à l’état d’urgence au Soudan (8 100 000), il n’est qu’un peu plus de sept fois supérieur à celui de Gaza (1 140 000). Dans l’ensemble, les données de l’IPC indiquent que l’ensemble de la population de la bande de Gaza et près de la moitié de la population soudanaise souffrent d’insécurité alimentaire, ce qui nécessite une action urgente pour empêcher leur état de s’aggraver.

Étant donné que l’attention du monde est braquée sur Gaza bien plus que sur ce qui se passe au Soudan, et vu que tout le monde sait que la famine dans la bande de Gaza n’est pas un phénomène naturel ni le résultat d’un manque d’aide humanitaire, mais que cette aide est disponible aux portes de Gaza en quantités suffisantes pour y empêcher la propagation de la faim si ces portes étaient ouvertes, la première conclusion qui découle des chiffres ci-dessus est que la famine à Gaza est le résultat d’une tentative délibérée d’étouffer sa population. Cela fait partie de la guerre génocidaire que l’État israélien mène contre eux, dans le but d’en tuer un grand nombre et de forcer la plupart des autres à émigrer.

La deuxième leçon des données susmentionnées est que la conscience aiguë qu’a le monde de ce qui se passe dans la bande de Gaza augmente considérablement la responsabilité des pays qui sont capables d’exercer une pression efficace sur l’État sioniste. Outre le rôle primordial joué par les États-Unis à cet égard, ces pays comprennent l’Union européenne et la plupart des États occidentaux, mais aussi la Russie et la Chine.

Soit ces États sont complices du génocide, soit ils ne sont pas suffisamment concernés pour prendre des mesures effectives pour l’arrêter (ou alors ils sont occupés à mener leur propre guerre d’agression, comme la Russie l’est en Ukraine). Le fait est que tous les pays en question ont des liens économiques, militaires et politiques multiformes avec Israël, qui ont jusqu’à présent prévalu sur la nécessité d’arrêter le génocide.

La troisième leçon est l’indifférence répugnante du monde à ce qui se passe au Soudan. Il s’agit de la crise humanitaire la plus grave de notre monde contemporain, les chiffres terrifiants de l’insécurité alimentaire étant aggravés par le déplacement d’environ quinze millions de personnes à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières du pays.

Alors que l’horreur de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza est visible sur les écrans du monde entier tous les jours, voire toutes les heures, l’horreur de ce qui se passe au Soudan – qu’il s’agisse de la guerre criminelle dans laquelle les deux factions militaires soudanaises se battent aux dépens de la population, ou du génocide que les Forces de soutien rapide ont recommencé à perpétrer au Darfour – est presque complètement ignorée par les médias occidentaux, hormis des rapport isolés et occasionnels.

Cette disparité d’attention nous rappelle, une fois de plus, ce que Mahmoud Darwish avait dit à la poétesse israélienne Helit Yeshurun lors d’un entretien qu’elle réalisa avec lui en 1996 : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Palestiniens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L’intérêt pour la question palestinienne a découlé de l’intérêt porté à la question juive. Oui. C’est à vous qu’on s’intéresse, pas à moi ! […] L’intérêt international pour la question palestinienne n’est qu’un reflet de l’intérêt pour la question juive » (voir « Rafah et El Fasher : guerre génocidaire et devoir de solidarité », Al-Quds al-Arabi, 14 mai 2024).

La raison de ce dernier intérêt se trouve être la même que celle invoquée par les dirigeants occidentaux pour justifier leur inaction face au génocide de l’État sioniste à Gaza (il suffit de comparer cette inaction avec les efforts intensifs qu’ils déploient face à la guerre de la Russie contre l’Ukraine).

En somme, les peuples des pays pauvres du Sud mondial ne sont rien de plus que des humains de deuxième ou de troisième classe dans le système d’apartheid généralisé qui prévaut à l’échelle du monde.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 26 août. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

 

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المؤلف - Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).