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Au sujet du livre « Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale », de Gilbert Achcar

par Gilbert Achcar

« Le libéralisme atlantiste ne se relèvera jamais de sa présente agonie. » Traduit de l'anglais, un entretien avec Labour Hub, un site de la gauche du parti travailliste britannique, au sujet de mon ouvrage « Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale » (La Dispute, Paris, 2025).

Le mois dernier, Saqi Books a publié le nouveau livre de Gilbert Achcar, The Gaza Catastrophe : The Genocide in World-Historical Perspective [publié en français par La Dispute sous le titre Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale]. Labour Hub a interviewé l’auteur à propos de ce livre et des événements politiques qui l’ont engendré.

Labour Hub : Il y a quinze ans, vous écriviez : « Aucune stratégie rationnelle pour affronter l’État sioniste n’est possible sans s’appuyer sur la combinaison de la lutte palestinienne et arabe avec l’effort de diviser la société juive israélienne de l’intérieur. Ce dernier objectif exige que les forces de libération palestiniennes et arabes soient capables de s’adresser aux Juifs israéliens et de détacher une partie significative d’entre eux de l’état d’esprit sioniste. » Cette stratégie est-elle toujours viable ? Sommes-nous plus proches de cet objectif et que faut-il faire concrètement pour y parvenir ?

Gilbert Achcar : Que cela soit viable ou non, permettez-moi tout d’abord de souligner qu’il s’agit de la seule stratégie possible pour mettre un terme à cette longue tragédie et au calvaire enduré par le peuple palestinien, et permettre ainsi une coexistence pacifique véritable et durable entre Palestiniens et Israéliens. Il n’y a pas d’alternative pour atteindre ce but : tous les autres scénarios impliquent la poursuite de l’occupation et de la violence, ou alors une fin apocalyptique.

Maintenant, pour répondre plus directement à ce que sous-entend votre question, nous ne sommes certainement pas plus proches d’un tel objectif, hélas, mais bien plus loin qu’à tout autre moment depuis 1948. Cela est dû à l’aboutissement de la dérive à droite à long terme de la société et du système politique israéliens, incarnée par l’actuel gouvernement Netanyahou – une coalition entre le parti néofasciste du Likoud et les gangs néonazis de Ben Gvir et Smotrich – et amplifiée par les conséquences désastreuses de l’attentat du 7 octobre sur la population israélienne. L’hostilité des Israéliens juifs envers le peuple palestinien a atteint un sommet historique, comme en témoignent les sondages indiquant que la plupart d’entre eux soutiennent l’expulsion de Gaza de ses habitants palestiniens.

Mais la dérive droitière d’Israël n’a pas été constante. Au lendemain de l’Intifada palestinienne de 1988 – un soulèvement populaire organisé par des comités de base à Gaza et en Cisjordanie –, la société israélienne avait été positivement impactée, au point de ramener les travaillistes sionistes au pouvoir et de saluer les accords d’Oslo conclus par ces derniers avec l’Organisation de libération de la Palestine. Parmi les intellectuels israéliens, on a assisté au développement d’un courant « post-sioniste », prônant le passage d’un « État juif » à un « État de tous ses citoyens ».

Cette tendance allait bientôt être inversée par la dialectique de la violence initiée par l’extrême droite sioniste (l’attentat suicide meurtrier de Baruch Goldstein contre des fidèles palestiniens en 1994), inaugurant un nouveau cycle qui allait atteindre un premier pic avec la réinvasion très violente des enclaves palestiniennes par Ariel Sharon en 2002. Sharon accéda au pouvoir en 2001, profitant de la vague qu’il avait lui-même déclenchée en septembre 2000 en provoquant la deuxième Intifada, qui, contrairement à la première, prit la forme d’affrontements armés.

Aujourd’hui, la perspective d’un nouveau tournant pacifiste des Israéliens semble certes lointaine, mais ce n’est pas une raison pour abandonner « l’optimisme de la volonté » et l’espoir qu’une dialectique internationaliste entre Arabes/Palestiniens et Juifs israéliens puisse finalement prévaloir, rebondissant de la situation abyssale actuelle et facilitée par les Juifs non israéliens, dont une proportion croissante se détache bel et bien de « l’état d’esprit sioniste ».

Labour Hub : La militarisation et l’autoritarisme croissant de l’État israélien, tout en maintenant des normes démocratiques minimales, certes sur une base racialisée, sont-ils des éléments que les élites occidentales reconnaissent dans la trajectoire de leurs propres États et qui constituent peut-être, par conséquent, un facteur important de leur soutien à Israël, malgré le mépris que tant de leurs citoyens portent aux actions d’Israël ?

Gilbert Achcar : Cela dépend de quelles élites occidentales vous parlez. Pour les néofascistes qui progressent presque partout dans les pays occidentaux, hier « berceau du libéralisme », l’État israélien actuel est assurément un parangon. Netanyahou a été pour eux un modèle pendant de nombreuses années, ainsi qu’un facilitateur, absolvant leur antisémitisme et les cooptant comme alliés d’Israël sur le terrain commun du racisme antimusulman.

Dire la même chose des élites dites libérales serait exagéré : les semblables de Keir Starmer, malgré leur dérive à droite apparemment inexorable, n’ont pas encore atteint le point où ils verraient en Netanyahou un modèle. Ils souhaiteraient plutôt que l’opposition israélienne parvienne à l’emporter sur l’actuel premier ministre israélien et revienne à un semblant de libéralisme – aussi factice que le leur. Notons à cet égard que l’opposition israélienne n’est guère meilleure que la coalition de Netanyahou en matière d’objectifs de guerre contre les Palestiniens (identifiés au Hamas) et l’Iran.

Labour Hub : Depuis un an et demi, des militants participent à des manifestations contre la guerre d’Israël contre la Palestine et contre la guerre de la Russie contre l’Ukraine, avec une banderole proclamant : « De l’Ukraine à la Palestine, l’occupation est un crime ». Êtes-vous d’accord pour dire que les bombardements injustifiés de l’Ukraine par la Russie ont encouragé et normalisé les bombardements israéliens sur Gaza, l’agression russe étant à son tour normalisée par l’attaque israélienne ?

Gilbert Achcar : Je ne pense pas qu’Israël ait eu besoin d’encouragement de la part de la Russie, ni d’ailleurs de la part de tout autre État. Israël revendiquait un droit colonial sur la Palestine bien avant que Poutine ne revendique un droit colonial sur l’Ukraine. Depuis sa création, l’État Israël s’est construit sur l’occupation et l’annexion forcée : il a mené guerre après guerre contre les Palestiniens et tous ses voisins arabes.

La violence des forces armées israéliennes contre les civils n’a cessé d’augmenter au fil du temps, avec des pics atteints lors de l’invasion du Liban en 1982, de la répression de l’Intifada palestinienne de 1987 à 1993, de l’offensive de 2002 contre la Cisjordanie et Gaza, du bombardement du Liban en 2006 et des attaques répétées contre Gaza depuis 2007.

Ainsi, si l’un des deux, Israël ou la Russie, a normalisé la violence de l’autre, c’est le premier plutôt que la seconde. Cependant, ce qui a joué un rôle bien plus important dans l’encouragement et la normalisation de l’agression russe contre l’Ukraine, c’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni en 2003, violant ainsi de manière flagrante le prétendu ordre international fondé sur des règles, comme je l’ai montré dans mon livre La Nouvelle Guerre froide.

Labour Hub : Un changement de direction à Washington pourrait-il permettre le retour d’un semblant d’ordre international fondé sur des règles ? Le libéralisme atlantiste, que vous considérez comme « désormais définitivement discrédité », pourrait-il ainsi se redresser ?

Gilbert Achcar : Je ne pense pas que le libéralisme atlantiste puisse jamais se relever de sa présente agonie. Revenir à la reconstruction d’un véritable ordre international fondé sur des règles – un semblant ne fonctionnerait plus – nécessiterait un tel changement radical de direction à Washington que cela n’entraînerait pas un renouveau de l’atlantisme, mais l’ouverture d’un tout nouveau chapitre de l’histoire mondiale, bien plus progressiste que celui qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Pour l’instant, les seuls véritables défenseurs d’un ordre international fondé sur des règles se trouvent dans les pays du Sud, avec des pays comme l’Afrique du Sud ou la Chine. Concernant cette dernière, permettez-moi de souligner que, malgré la campagne constante contre elle dans les pays occidentaux, elle a toujours défendu la Charte des Nations Unies dans les relations internationales – bien plus systématiquement que n’importe quel gouvernement occidental. Cela s’applique également à sa position initiale sur l’Ukraine, comme je l’ai souligné il y a quelque temps.

Labour Hub : Le génocide israélien contre les Palestiniens à Gaza est souvent présenté comme le premier génocide retransmis en direct à la télévision, ce qui renforce son caractère indéniable. Ce mois-ci a été marqué par les commémorations du génocide de Srebrenica, un génocide qui n’a toujours pas été pleinement reconnu par les États occidentaux comme un génocide contre l’ensemble du peuple bosniaque, et dont ces mêmes États ont sans doute été complices. Pensez-vous qu’il soit utile pour les militants solidaires de Gaza de souligner ces parallèles dans le cadre d’une lutte plus large contre les droits humains, ou s’agit-il d’une diversion qui les empêche de se concentrer sur les crimes spécifiques d’Israël ?

Gilbert Achcar : Ce que les militants ont principalement souligné, c’est le « deux poids, deux mesures » qui pousse les gouvernements occidentaux à reconnaître le massacre d’environ 3 % de la population de Bosnie-Herzégovine comme un génocide et à refuser de qualifier de génocide la proportion comparable de Gazaouis tués depuis octobre 2023. De même, le « deux poids, deux mesures » qui a conduit les gouvernements occidentaux à condamner sévèrement l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, tout en approuvant l’invasion israélienne de Gaza en octobre 2023, a été largement commenté et a joué un rôle clé dans le discrédit final du libéralisme atlantiste et de sa prétention à se conformer aux grands principes.

Labour Hub : Comme vous le dites à la fin, il est difficile d’être optimiste quant à la situation, même si, sous la pression publique, les élites occidentales commencent à exprimer leurs inquiétudes quant à la politique israélienne. Y a-t-il des raisons d’être plus optimiste aujourd’hui qu’à la fin de votre livre ?

Gilbert Achcar : J’ai achevé l’écriture de ce livre en février de cette année. Il s’est terminé sur un pronostic profondément pessimiste quant à l’issue de la guerre génocidaire en cours à Gaza, notamment en raison de la « seconde venue » de Donald Trump à la Maison Blanche. Malheureusement, rien ne s’est produit depuis qui puisse me faire reconsidérer mon pessimisme quant à l’avenir prévisible.

La seule source d’espoir que je vois – espoir et non optimisme, une distinction qui m’est chère – réside dans l’impact sur les nouvelles générations des catastrophes actuelles, du changement climatique de plus en plus catastrophique à la catastrophe de Gaza. En effet, une proportion croissante de jeunes est révulsée par ce qui se passe et en veut à ceux qui l’ont permis, qu’ils en soient perpétrateurs ou témoins passifs.

J’espère vivement que de cette radicalisation naîtra et se développera un nouveau mouvement progressiste, capable de tirer les leçons de l’échec de la gauche du XXe siècle et d’ouvrir la voie au refoulement de la vague néofasciste actuelle ainsi qu’à une nouvelle dynamique vers un monde autre que celui, de plus en plus laid, dans lequel nous vivons.

Traduit de l'original anglais. Cet entretien est paru en ligne le 17 juillet. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

 

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المؤلف - Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).