Le sionisme a tué le monde judéo-musulman

par Ariella Aïsha Azoulay
Juifs dans la ville de Buqei’a, Palestine, vers 1930. © Keren Kayemet Leyisrael via Wikimedia Commons

Dans un entretien accordé à Jacobin, la cinéaste et universitaire Ariella Aïsha Azoulay explique comment l’exploitation du sionisme par les puissances occidentales a conduit non seulement au nettoyage ethnique de la Palestine, mais aussi à la disparition des communautés juives dans tout le Moyen-Orient.

Née en Israël, Ariella Aïsha Azoulay, cinéaste, conservatrice et universitaire, rejette l’identité israélienne. Avant de devenir israélienne à l’âge de dix-neuf ans, sa mère était simplement une juive palestinienne. Pendant une grande partie de l’histoire, cette combinaison de mots n’avait rien d’inhabituel. En Palestine, une minorité juive a vécu pacifiquement aux côtés de la majorité musulmane pendant des siècles.

La situation a changé avec le mouvement sioniste et la création d’Israël. Le nettoyage ethnique des juifs d’Europe allait conduire, grâce aux sionistes européens, non seulement à celui des musulmans de Palestine, mais aussi à celui des juifs du reste du Moyen-Orient, près d’un million d’entre eux ayant fui à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948, dont un grand nombre en Israël.

Dans un entretien avec Jacobin, Azoulay replace le génocide israélien à Gaza dans le contexte de la longue histoire de l’impérialisme européen et américain. Azoulay est professeur de littérature comparée à Brown et auteur de Potential History : Unlearning Imperialism (Verso, 2019).

 

Vous vous identifiez comme une juive palestinienne. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Pour beaucoup de gens, ces mots s’opposent.

Que ces termes soient considérés comme s’excluant mutuellement ou en opposition, comme vous le suggérez, est le symptôme de deux siècles de violence. En l’espace de quelques générations, des juifs très différents, qui vivaient partout dans le monde, ont été privés de leurs divers attachements à la terre, aux langues, aux communautés, aux métiers et aux formes de partage du monde.

La question qui devrait nous préoccuper n’est pas de savoir comment donner un sens à l’impossibilité supposée de l’identité judéo-palestinienne, mais plutôt l’inverse : Comment se fait-il que l’identité fabriquée, connue sous le nom d’israélienne, ait été reconnue largement comme ordinaire à travers le monde après la création de l’État en 1948 ? Non seulement cette identité occulte l’histoire et la mémoire des diverses communautés et formes de vie juives, mais elle occulte également l’histoire et la mémoire de ce que l’Europe a fait aux juifs en Europe, en Afrique et en Asie dans le cadre de ses projets coloniaux.

Israël a un intérêt commun avec ces puissances impériales à occulter le fait que « l’État d’Israël n’a pas été créé pour le salut des Juifs ; il a été créé pour le salut des intérêts occidentaux », comme l’a écrit James Baldwin en 1979 dans sa « Lettre ouverte à ceux qui sont nés de nouveau ». Dans sa lettre, Baldwin compare lucidement le projet colonial euro-américain pour les juifs avec le projet américain pour les Noirs au Liberia : « Les Américains blancs responsables de l’envoi d’esclaves noirs au Liberia (où ils travaillent toujours pour la Firestone Rubber Plantation) ne l’ont pas fait pour les libérer. Ils les méprisaient et voulaient s’en débarrasser ».

Avant la proclamation de l’État d’Israël et sa reconnaissance immédiate par les puissances impériales, l’identité juive palestinienne était l’une des nombreuses identités existant en Palestine. Le terme « palestinien » n’était pas encore connoté par une signification raciale. Mes ancêtres maternels, expulsés d’Espagne à la fin du 15e siècle, se sont retrouvés en Palestine avant que le mouvement euro-sioniste n’y commence ses actions et avant que le mouvement ne commence progressivement à faire l’amalgame entre l’assistance aux juifs en réponse aux attaques antisémites en Europe et l’imposition d’un projet de colonisation de modèle européen auquel les juifs devaient participer – un projet non seulement interprété comme un projet de libération juive, mais aussi comme une croisade européenne contre les Arabes. La décolonisation passe par la récupération des identités plurielles qui existaient autrefois en Palestine et dans d’autres lieux de l’Empire ottoman, notamment ceux où les juifs et les musulmans coexistaient.

Dans votre dernier film, The World Like a Jewel in the Hand (Le monde comme un joyau dans la main), vous évoquez la destruction d’un monde commun aux musulmans et aux juifs. Vous mettez en avant l’appel de juifs qui, à la fin des années 1940, ont rejeté la campagne sioniste européenne et ont exhorté leurs concitoyens juifs à résister à la destruction de la Palestine. Compte tenu de la destruction récente de vies, d’infrastructures et de monuments à Gaza, pensez-vous qu’il est encore possible pour les juifs et les musulmans de se réapproprier leur monde commun ?

Tout d’abord, sur la question historique : les sionistes ont cherché à effacer à jamais de nos mémoires cet appel des juifs antisionistes. Ces juifs anciens faisaient partie d’un monde judéo-musulman et ne voulaient pas s’en éloigner. Ils ont mis en garde contre le danger que représentait le sionisme pour les juifs comme eux à travers ce monde qui existait entre l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, y compris en Palestine.

Il faut rappeler que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sionisme était un mouvement marginal et sans importance parmi les populations juives du monde entier. Ainsi, jusqu’à cette époque, nos aînés n’avaient même pas à s’opposer au sionisme ; ils pouvaient simplement l’ignorer. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les juifs survivants d’Europe – qui, pour la plupart, n’étaient pas sionistes avant la guerre – n’avaient pratiquement nulle part où aller, que les puissances impériales euro-américaines ont saisi l’occasion de soutenir le projet sioniste. Pour elles, il s’agissait d’une alternative viable au maintien des juifs en Europe ou à leur migration vers les États-Unis, et elles ont utilisé les organismes internationaux qu’elles ont créés pour accélérer sa réalisation.

Ce faisant, ils ont propagé le mensonge selon lequel leurs actions constituaient un projet de libération juive, alors qu’en réalité, ce projet perpétuait l’éradication de diverses communautés juives bien au-delà de l’Europe. Pire encore, la libération juive a été utilisée comme une autorisation et une raison de détruire la Palestine. Ce projet n’aurait pas pu exister sans qu’un nombre croissant de juifs ne deviennent les mercenaires de l’Europe – les juifs qui avaient émigré en Palestine alors qu’ils fuyaient ou survivaient à un génocide en Europe, les juifs palestiniens qui vivaient là avant l’arrivée des sionistes et les juifs qui ont été incité·es à venir en Palestine ou qui n’ont eu d’autre choix que de quitter le monde judéo-musulman depuis qu’Israël avait été créé – avec un projet clair, celui d’un État antimusulman et anti-arabe – tous ont été encouragés par l’Europe et les sionistes européens à considérer les Arabes et les musulmans comme leurs ennemis.

Nous ne devons pas oublier que les musulmans et les Arabes n’ont jamais été les ennemis des juifs et que, de plus, nombre de ces juifs vivant dans le monde majoritairement musulman étaient eux-mêmes des Arabes. Ce n’est qu’avec la création de l’État d’Israël que ces deux catégories – juifs et Arabes – se sont mutuellement exclues.

La destruction de ce monde judéo-musulman après la Seconde Guerre mondiale a permis l’invention d’une tradition judéo-chrétienne qui allait devenir, dès lors, une réalité, puisque les juifs ne vivaient plus en dehors du monde occidental chrétien. La survie d’un régime juif en Israël exigeant davantage de colons, les juifs du monde judéo-musulman ont été contraints de le quitter pour faire partie de cet ethno-état. Détachés et privés de leurs histoires riches et diverses, ils ont pu être socialisés dans ce rôle qui leur a été assigné par l’Europe – celui de mercenaires de ce régime colonial visant à restaurer le pouvoir occidental au Moyen-Orient.

La compréhension de ce contexte historique n’atténue pas la responsabilité des sionistes pour les crimes qu’ils ont commis contre les Palestinien·nes au fil des décennies ; elle rappelle plutôt le rôle de l’Europe dans la destruction et l’extermination des communautés juives, principalement, mais pas seulement, en Europe, et son rôle dans la cession de la Palestine aux sionistes, les prétendus représentants des survivants de ce génocide qui ont formé une base occidentale pour ces mêmes acteurs européens au Proche-Orient.

Paradoxalement, le seul endroit au monde où juifs et Arabes – majoritairement musulman·es – partagent aujourd’hui la même terre est situé entre le fleuve et la mer. Mais depuis 1948, cet endroit est défini par une violence génocidaire. Les questions urgentes qui se posent aujourd’hui sont de savoir comment arrêter le génocide et comment empêcher l’introduction de nouvelles armes dans cette région.

Dans Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt décrit les sentiments contradictoires éprouvés par les survivant·es juifs de l’Holocauste pendant les années qu’ils et elles ont passées dans les camps de personnes déplacées en Europe. D’une part, dit-elle, la dernière chose qu’ils pouvaient imaginer était de vivre à nouveau avec les bourreaux ; d’autre part, dit-elle, la chose qu’ils désiraient le plus était de retourner dans leur lieu d’origine. Il ne faut pas s’étonner qu’après ce génocide à Gaza, les Palestinien·nes ne puissent pas imaginer partager un monde avec leurs bourreaux, les Israélien·nes. Mais est-ce une preuve que ce monde, où Arabes et juifs sionistes se sont retrouvé·es ensemble, doit aussi être détruit pour reconstruire la Palestine sur ses cendres ? Ce n’est que dans le cadre de l’imaginaire politique impérial euro-américain qu’une tragédie de l’ampleur de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste a pu se terminer par des solutions aussi brutales que les partitions, les transferts de populations, l’ethno-indépendance et la destruction des mondes.

Globalement, nous avons l’obligation de revendiquer ce que j’ai appelé le droit de ne pas être complice et de l’exercer de toutes les manières possibles. Les dockers qui refusent d’expédier des armes à Israël, les étudiants qui s’engagent dans des grèves de la faim pour faire pression sur leurs universités afin qu’elle rompent avec Israël, les juifs qui perturbent leurs communautés et leurs familles et revendiquent leurs droits ancestraux d’être et de s’exprimer en tant qu’antisionistes, les manifestant·es qui occupent des bâtiments publics et des gares au risque d’être arrêtés – tou·tes sont motivé·es par ce droit, même s’ils ne l’expriment pas en ces termes. Ils comprennent le rôle que leurs gouvernements, et plus largement les régimes sous lesquels ils sont gouvernés en tant que citoyen·nes, jouent dans la perpétuation de ce génocide, et ils comprennent, comme le dit le slogan, que ce génocide est perpétré en leur nom.

 

Il y a des juifs parmi celles et ceux qui appellent à un cessez-le-feu. Mais même les voix juives sont réduites au silence. En Allemagne, par exemple, le travail d’artistes juifs bien établis a été annulé. Pensez-vous qu’il y ait un intérêt à renforcer un récit dominant mis en place depuis 1948 par l’Occident et l’État d’Israël, tout en supprimant les voix juives qui s’opposent à la violence perpétrée en leur nom ?

C’est vrai que les voix juives sont réduites au silence, mais ce n’est pas nouveau. Les voix juives ont été réduites au silence immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les survivant·es n’ont eu d’autre choix que de rester pendant des années dans des camps déracinés. Pendant cette période, les biens pillés à leurs communautés, au lieu d’être restitués aux endroits d’Europe où ils avaient été spoliés, ont été partagés entre la Bibliothèque nationale de Jérusalem et la Bibliothèque du Congrès à Washington, comme des trophées. Et non seulement le traumatisme collectif des survivants – et de nous, leurs descendants – n’a pas été pris en compte, mais nous avons été réduits au silence par ce mensonge d’un projet de libération fondé sur un récit sioniste de libération par la colonisation de la Palestine, qui fournirait à son tour aux puissances euro-américaines une autre colonie au service de leurs intérêts impériaux.

Caractériser la souffrance des juifs comme exceptionnelle n’était pas un discours juif, mais occidental, dans le cadre de la conception de la violence génocidaire des nazis comme quelque chose d’exceptionnel. Dans le grand récit du triomphe occidental sur cette force ultime du mal, l’État d’Israël est devenu l’emblème de la force morale occidentale et a marqué la persévérance du projet impérial euro-américain. Dans le cadre de ce grand récit, les juifs ont été contraints de passer du statut de survivant·es traumatisé·es à celui de bourreaux. Des juifs du monde entier ont été envoyés pour gagner une bataille démographique, sans laquelle le régime israélien ne pourrait pas durer. Les deuxième et troisième générations issues de ce projet sont nées sans histoire ni souvenirs de leurs ancêtres antisionistes ou non sionistes, et encore moins de souvenirs des autres mondes dont leurs ancêtres faisaient partie. De plus, ils étaient totalement dissociés de l’histoire de ce qu’était la Palestine et de sa destruction. Ils étaient donc une proie facile pour un État-nation présenté par les sionistes et les puissances euro-américaines comme l’aboutissement de la libération juive.

En ce sens, la Nakba n’était pas seulement une campagne génocidaire contre les Palestinien·nes, mais aussi, en même temps, une campagne contre les juifs, à qui l’Europe a imposé une autre « solution » après la « solution finale ». Sans le financement et l’armement massifs des puissances impériales, les massacres à Gaza auraient cessé après un court laps de temps, et les Israélien·nes auraient dû se demander ce qu’ils faisaient, comment ils en étaient arrivés là, et auraient été forcés de penser au 7 octobre en se demandant pourquoi cela s’est produit et comment parvenir à une vie supportable pour tous ceux qui vivent entre le fleuve et la mer.

Les voix juives dans des pays comme l’Allemagne ou la France continuent d’être les premières à être réduites au silence afin de maintenir à la fois la colonie sioniste et la cohésion artificielle d’un peuple juif unique, qui pourrait être représenté par des forces qui soutiennent le projet euro-américain de suprématie blanche. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La nature génocidaire du régime israélien est exposée au grand jour et ne peut plus être cachée.

 

Pensez-vous qu’il existe encore une possibilité d’espoir pour les Palestiniens et pour nous toutes et tous qui voulons un monde à partager avec les autres ?

S’il n’y a pas d’espoir pour les Palestiniens, il n’y a d’espoir pour personne. La bataille de la Palestine dépasse la Palestine, et les nombreux manifestant·es du monde entier le savent.

 

Propos recueillis par Linda Xheza

Publié par Jacobin le 11 avril 2024.

Linda Xheza écrit sur la photographie et l'immigration à l'Amsterdam School for Cultural Analysis de l'université d'Amsterdam.

 

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Auteur·es

Ariella Aïsha Azoulay

Ariella Aïsha Azoulay est théoricienne de la photographie, essayiste et cinéaste, elle est professeure deculture moderne, médias et littérature comparée à l'université de Brown.