Élections indiennes : la magie de Modi en question

par Sushovan Dhar
Des agricultrices travaillent sur leurs parcelles de légumes près de la ville de Kullu, dans l’Himachal Pradesh, en 2011. Auparavant, la région était un important producteur de pommes, mais la hausse des températures a contraint presque tous les producteurs de pommes de la région à abandonner leur culture. © Neil Palmer (CIAT) – CC BY-SA 2.

Les formules politiques qui ont si bien fonctionné auparavant pour Narendra Modi se sont avérées moins efficaces cette année et son parti a perdu la majorité. Modi restera en poste, mais ses opposant·es seront plus confiant·es dans leur capacité à remettre en cause son programme hindutva 1 .

Narendra Modi, le Premier ministre indien, a remporté un troisième mandat consécutif lors d’élections générales qui se sont révélées beaucoup plus serrées que prévu. La coalition au pouvoir, dominée par le BJP, l’Alliance démocratique nationale (NDA), a remporté 293 des 543 sièges de la chambre basse du parlement indien, la Lok Sabha, tandis que l’alliance INDIA de l’opposition, menée par le Parti du Congrès, a obtenu 234 sièges. La plupart des experts et une grande partie des médias pensaient que la marche effrénée de Modi se traduirait par une victoire facile, mais les résultats du scrutin ont prouvé le contraire. 

Son ambitieux slogan « Ab ki baar, 400 paar » (« cette fois, plus de 400 », correspondant à son objectif d’emporter 400 élu·es) a lamentablement échoué, puisque le Bharatiya Janata Party a perdu sa majorité absolue et n’a remporté que 240 sièges à la Lok Sabha, contre 303 en 2019. Mais s’il y a un chiffre qui reflète l’aspect personnel de la chute de Modi, c’est la faible marge, de 152 513 voix – contre 471 000 en 2019 – par laquelle il a remporté son propre siège à Varanasi. Ce n’est pas seulement la marge qui s’est rétrécie : cette fois-ci, il a obtenu environ 62 000 voix de moins, même si le nombre total de voix dans la circonscription a augmenté d’environ 70 000, réduisant sa part de voix de 63,6 % à 54,2 %.

Le BJP n’ayant pas obtenu la majorité absolue, Modi sera contraint de s’appuyer sur des partenaires, un choc pour quelqu’un qui a l’habitude de jouir d’un pouvoir et d’une autorité sans entraves. Modi est tombé de son piédestal et sera sauvé par des partis régionaux comme Telugu Desam, Janata Dal (United), etc. Non seulement le paysage politique changera et Modi sera considérablement affaibli, mais il devra également faire face à une opposition rajeunie qui remettra en question son omniprésence dans la politique et la société indiennes.

Contexte socio-économique 

Les élections se sont déroulées dans un contexte de crise socio-économique sans précédent, des inégalités, un chômage et une inflation élevés. Selon les données du CMIE, l’Inde possède un taux de chômage des jeunes parmi les plus élevés au monde, avec 45,4 % 2 . Le taux de chômage global est de 8 %, sans tenir compte des nombreux types de sous-emploi et de chômage caché dans un pays où près de 94 % de la main-d’œuvre est employée dans le secteur informel. 

Alors que tous les discours dominants se concentrent sur la réalisation d’un taux de croissance élevé du PIB et d’une économie de 5 000 milliards de dollars d’ici 2028, rares sont ceux qui se demandent à qui profitera la course vers ces objectifs. Le gouvernement s’est engagé à porter la part du secteur manufacturier dans l’économie à 25 % d’ici 2025, mais en Inde, les investissements ont été principalement consacrés à la fabrication à forte intensité de capital 3 , ce qui n’a pas permis de créer des emplois et d’autres perspectives de subsistance. Les unités à forte intensité de capital, qui font également partie de la chaîne d’approvisionnement mondiale, ont une contribution limitée à la création d’emplois dans le secteur manufacturier en raison des progrès technologiques et de l’automatisation. L’État indien soutient totalement ce secteur par le biais de régimes d’incitation liés à la production et d’autres politiques, au détriment des industries à forte intensité de main-d’œuvre. 

Il n’est pas surprenant que la croissance de l’emploi stagne à 2 % depuis deux décennies et qu’il soit difficile d’absorber l’excédent de main-d’œuvre, à moins que le taux n’atteigne 4 à 5 %. La part des salaires dans le PIB étant en baisse, les inégalités ont atteint des niveaux records. Alors que le pays se classe au troisième rang des pays ayant le plus de milliardaires dans le monde, avec 271 milliardaires, 800 millions de personnes dépendent de la gratuité des céréales pour survivre. Leurs conditions d’existence, ainsi que celles d’une part importante de la classe moyenne, sont aggravées par des niveaux d’inflation élevés, en particulier par la hausse des prix des denrées alimentaires.

L’endettement des ménages indiens a atteint le niveau record de 39,1 % du produit intérieur brut (PIB). Cette situation est préoccupante car, malgré une croissance significative du PIB, l’endettement des ménages reste élevé et l’épargne faible. Les économistes ont attribué la forte baisse de l’épargne – alors que les niveaux d’endettement restent élevés – à la faiblesse des revenus et au ralentissement de la consommation dans l’économie.

La détresse rurale

L’Inde rurale n’a pas suivi le rythme de l’économie dans son ensemble. L’écart s’est creusé pendant la pandémie, lorsque la demande en biens et services en zone rurale a été gravement affectée par l’érosion du pouvoir d’achat, et les mauvaises conditions météorologiques l’ont encore affaiblie. Au cœur de l’Inde intérieure, une crise silencieuse se déroule et en dit long sur les problèmes économiques qui affectent les communautés rurales dans tout le pays. La baisse des salaires réels, conjuguée à une inflation galopante, plonge l’Inde rurale dans un abîme de détresse financière. Cette détresse est l’histoire d’une souffrance tangible subie par des millions de personnes qui travaillent dur et qui luttent pour joindre les deux bouts.

Les chiffres dressent un tableau sombre : les salaires ruraux se sont contractés au cours de 25 des 27 derniers mois (jusqu’en avril 2024), atteignant une baisse stupéfiante de 3,1 % pour le seul mois de février. Cette érosion du pouvoir d’achat est exacerbée par une spirale inflationniste incessante, les produits de base étant de plus en plus hors de portée des ménages ruraux. De la lentille aux oignons, la hausse des prix des produits de première nécessité étrangle des budgets déjà serrés, laissant les familles devant des choix impossibles. Mais les répercussions vont bien au-delà de l’économie domestique. L’atonie de la consommation, illustrée par la stagnation des ventes de tracteurs et la baisse des achats de deux-roues, est le signe avant-coureur de problèmes systémiques plus profonds. Ces tendances reflètent non seulement les problèmes économiques de l’Inde rurale, mais aussi un malaise plus général dans l’économie rurale du pays.

Alors que les tracteurs prennent la poussière, les roues du progrès s’arrêtent dans les communautés rurales, frustrant les aspirations et étouffant la croissance. En outre, la disparité entre les taux d’inflation ruraux et urbains souligne l’inégalité du fardeau supporté par les populations rurales. Alors que les zones urbaines peuvent résister aux pressions inflationnistes avec une relative facilité, les communautés rurales sont touchées de manière disproportionnée, avec des ressources limitées pour amortir la hausse des coûts. Cette disparité n’est pas simplement une question de statistiques économiques, mais le reflet des inégalités systémiques qui perpétuent l’appauvrissement des zones rurales. 

La crise agricole

La crise agraire est le défi le plus pressant auquel l’Inde est confrontée. Cette crise comporte plusieurs niveaux et plusieurs facettes. Le secteur agricole est un aspect crucial de l’économie indienne, avec près de 60 % de la population travaillant dans l’agriculture et contribuant à hauteur de 18 % au PIB du pays. Il est assez bien établi que la crise agraire, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est intensifiée au début des années 1990, alors que l’économie subissait des changements structurels. L’évolution de la néolibéralisation a également favorisé une réduction massive des subventions aux intrants agricoles. Avec la diminution des subventions aux intrants par l’État, en pourcentage du PIB, les prix des intrants ont fortement augmenté, bien que les prix à la production n’aient pas réagi en conséquence.

En Inde, les subventions aux intrants concernent principalement les engrais, l’électricité et l’irrigation. Le crédit agricole est considéré comme une subvention indirecte. Les subventions alimentaires sont également accordées par l’État. La crise agraire et la détresse agraire en Inde ont conduit à l’endettement rural. Même les nombreux rapports soumis au gouvernement sur les suicides d’agriculteurs ont clairement indiqué que l’endettement des ménages ruraux en était l’une des principales causes. 

En 2021, l’enquête de l’Office national d’enquête par sondage (ONES) intitulée « Assessment of Farm Households and Farm and Livestock Holdings, 2019 » (Évaluation des ménages agricoles et des exploitations agricoles et d’élevage, 2019) a été publiée. Les données de l’enquête montrent qu’environ la moitié des ménages agricoles indiens sont endettés. Les données du Bureau national des statistiques estiment que dans toute l’Inde, de janvier à décembre 2019, 50,2 % des ménages étaient endettés. Il s’agit d’un chiffre colossal si l’on considère que le pays comptait 93 millions de ménages agricoles en 2019.

Déficit démocratique 

Par ailleurs, la crise politique s’aggrave de jour en jour. Au cours de la dernière décennie, les Indien·es ont assisté, impuissant·es, à l’emprisonnement de militant·es de la société civile, de journalistes, d’étudiant·es et de dissident·es, à la capture institutionnelle, à la propagation de discours de haine et de violence contre les minorités musulmanes et chrétiennes, et à la suppression de toute forme d’opposition politique. L’année dernière, plus de 143 député·es ont été suspendu·es afin d’éliminer toute dissidence au sein du Parlement. Leur seule transgression a été de demander un débat au parlement sur la violation de la sécurité par un gouvernement qui utilise le terme de « sécurité nationale » pour détenir des milliers de personnes à travers le pays. De nombreux membres de l’opposition ont estimé qu’une purge totale était en cours pour faire passer des projets de loi draconiens sans aucun débat digne de ce nom. Les procédures parlementaires ont également atteint des niveaux sans précédent, l’ensemble du budget ayant été adopté sans débat et la plupart des projets de loi ayant été adoptés sans vote enregistré.

Les agences d’investigation et d’autres institutions ont surtout été (mal) utilisées pour persécuter les dirigeants de l’opposition, y compris pour démanteler des partis rivaux. Le recul démocratique n’a jamais été aussi évident, les médias étant réprimés et les universités étant privées de leur fonction vitale qui est d’inculquer l’esprit critique aux étudiants. Les stratégies fascistes de prise de pouvoir, comme celles de leurs homologues mondiaux, consistent à éroder progressivement les institutions et les pratiques démocratiques jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les élections comme référence démocratique symbolique. Le contrôle des médias par le Premier ministre Modi, les fonds considérables qu’il a consacrés à sa campagne et sa démagogie manifeste lui ont permis d’ignorer les véritables préoccupations des électeurs.

L’Inde est l’un des pays où les citoyens ont le moins d’attachement à la démocratie représentative. Une enquête réalisée par le centre de recherche américain Pew menée l’année dernière dans 24 pays a montré que l’enthousiasme pour la démocratie a diminué dans de nombreux pays depuis 2017, et près de 75 % des personnes interrogées affirment que les élu·es ne se soucient pas de ce que pensent les gens ordinaires. En Inde, ce sentiment est particulièrement fort. Seuls 36 % des Indien·nes pensent aujourd’hui que la démocratie est une bonne idée, contre 44 % il y a six ans, et un pourcentage stupéfiant révèle que 72 % des Indien·nes – le plus élevé de tous les pays étudiés – pensent qu’un régime militaire serait une bonne idée.

La forte déconnexion entre la population et la politique, qui engendre une telle apathie, met en évidence un énorme déficit démocratique et pourrait être considérée comme une mesure du déclin démocratique de l’Inde sous la direction de Modi. Les observateurs mondiaux de la démocratie considèrent l’Inde comme l’une des démocraties dont le déclin est le plus rapide. La Freedom House, basée à Washington, l’a qualifiée de « partiellement libre », tandis que l’Institut suédois pour les variétés de démocratie (V-Dem) la qualifie « d’autocratie électorale ». Dans son (dernier) « Rapport sur la démocratie 2024 », V-Dem a qualifié l’Inde de « l’une des pires autocraties ». Ces observateurs mondiaux ont noté que les dix années passées par Modi en tant que Premier ministre ont été marquées par une réduction sans précédent des libertés civiles, un rétrécissement de l’espace civique, la mainmise sur les institutions démocratiques et l’oppression des minorités indiennes, en particulier des 200 millions de musulmans, qui représentent environ 14 % de la population.

Les minorités religieuses du pays sont confrontées à une menace existentielle, étant constamment marginalisées et humiliées. Modi a ouvertement qualifié les musulmans « d’infiltrés » au cours de la campagne électorale actuelle, généralisant l’idée qu’ils sont indésirables dans le système politique. Un programme de radicalisation de masse mené par l’État – par le biais des médias sociaux, des médias grand public, des programmes scolaires, des paroles et des actions du gouvernement et des acteurs non gouvernementaux tels que les groupes d’autodéfense – a polarisé la société. Les institutions démocratiques indiennes sont systématiquement imprégnées de l’idéologie nationaliste hindoue et remplies de ses partisans.

Cette concentration extrême du pouvoir exécutif s’accompagne d’une concentration du pouvoir économique, le gouvernement Modi accordant des allègements fiscaux et des faveurs politiques aux grandes entreprises, qui, en retour, financent son autocratie naissante par de gros chèques. Un rapport judiciaire sur les détails d’un outil anonyme de financement de campagne appelé « obligations électorales » montre comment son parti amasse la part du lion des contributions des entreprises, souvent en échange de faveurs du gouvernement ou par le recours à la coercition. Une petite partie de la population a prospéré grâce à ces entreprises en plein essor, mais les inégalités se sont creusées.

La « magie de Modi »

La stratégie du BJP pour remporter les élections et obtenir ainsi l’aval du Parlement pour son projet fasciste repose sur la « magie de Modi ». Auparavant, le BJP avait exploité la ferveur ultranationaliste déclenchée par l’attaque de Pulwama 4  et l’opération éclair de Balakot pour remporter les élections de 2019. Cette fois, sans grande surprise, le joueur de flûte a joué la musique de la gouvernance stable, de la continuité du « développement », de mesures de bien-être efficaces et d’une amélioration de l’image mondiale de l’Inde. De plus, une combinaison de réalisations hypernationalistes – révoquer l’autonomie du Cachemire, construire le temple de Ram à Ayodhya et promulguer la loi discriminatoire sur la citoyenneté – a été choisie comme partition gagnante. La nouvelle loi sur la citoyenneté n’offre une voie rapide vers la naturalisation qu’aux immigrants non musulmans originaires d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan et installés avant le 31 décembre 2014. La loi exclut les musulman·es, qui sont majoritaires dans ces trois pays.

En outre, les résultats obtenus par de nombreux États gouvernés par le BJP dans la mise en œuvre de lois renforçant les réglementations sur les mariages interconfessionnels et attaquant les minorités au nom de la protection des vaches étaient censés rapporter de gros dividendes. Mais le théâtre électoral a suivi un scénario différent. La répétition constante par les chaînes d’information de l’invincibilité du BJP n’a pas fonctionné non plus.

L’opposition a été prise dans les méandres du partage des sièges, les rivalités internes, les défections et l’absence d’un leader. En outre, elle a dû faire face aux ressources financières considérables du BJP, qui ont assuré une portée et une influence importantes à sa campagne. Les dépenses considérables du BJP, qui comprenaient un milliard de dollars américains provenant du programme de financement électoral, désormais illégal, étaient destinées à submerger l’électorat. Il a dépensé beaucoup plus pour les élections que tous les autres partis réunis. Cela a sapé les systèmes électoraux indiens, déjà peu démocratiques. Les résultats des élections ont toutefois permis de freiner la montée fasciste, mais momentanément.

Les causes du recul

La magie de Modi, la formule gagnante, semble avoir perdu de son éclat. La défaite cuisante du BJP en Uttar Pradesh, l’État du cœur de l’Hindi qui a été le laboratoire de la politique de l’Hindutva au cours des trois dernières décennies, a bouleversé l’histoire. Ce revers survient quelques mois seulement après la consécration très médiatisée du temple de Ram à Ayodhya, qui aurait eu comme objectif de polariser les sentiments religieux pendant les élections. Le BJP a perdu la circonscription de Faizabad, qui comprend Ayodhya, malgré une campagne intensive sur la question du temple de Ram. 

Comment comprendre un tel résultat électoral face à un leader dont la cote de popularité a toujours été élevée ? S’agit-il simplement d’un phénomène de dégagisme ? Ou de l’influence des courants rejetant l’inflation, le chômage et les souffrances croissantes de la population d’une part, et des effets de la tentative du gouvernement d’imposer des mesures impopulaires telles que la réglementation agricole ou les réformes du droit du travail d’autre part ? Depuis longtemps le BJP a perdu toutes les élections basées sur le reflet des clivages de classes, alors que les élections basées sur des enjeux communaux et sur le chauvinisme ont favorisé son retour au pouvoir. Si nous examinons les élections précédentes dans les États, qui ne sont pas moins importantes, nous obtenons une meilleure image. Les revers du BJP au Karnataka, et auparavant au Madhya Pradesh, au Chattisgarh, au Rajasthan et dans d’autres États, montrent que le parti a été évincé du pouvoir parce qu’il n’a pas réussi à polariser l’opinion publique autour du communautarisme et du chauvinisme. Il a continué à le faire dans l’Uttar Pradesh jusqu’à aujourd’hui et, en conséquence, l’État a été le bastion le plus puissant du BJP dans le pays, le laboratoire le plus récent du fascisme indien.

Plusieurs facteurs semblent avoir ralenti sa progression au centre. La « magie de Modi » a surtout opéré lors des élections législatives, lorsqu’il s’est présenté comme un leader fort, capable d’assurer la sécurité politique et économique du pays. L’image d’un leader puissant et centralisateur, comme Hitler, a été méticuleusement cultivée. L’image d’un pouvoir centralisé, associée à un récit électoral national singulier, qui était autrefois le seul argument de vente de Modi, s’est avérée efficace en 2014 et en 2019. Cependant, l’absence d’un récit unificateur a provoqué une fragmentation importante, entraînant une provincialisation des préoccupations et des problèmes. L’élection a semblé être une somme de préoccupations centrées sur l’État, dans laquelle la « magie » a perdu une grande partie de son attrait.

En fait, le BJP n’a pas pu centraliser efficacement la question électorale en présentant Modi comme une lueur d’espoir pour le développement, car cela aurait pu ouvrir la boîte de Pandore compte tenu de la situation socio-économique actuelle. Avec l’inauguration du temple de Ram à sa disposition, il espérait surmonter les défis d’une coalition d’opposition faible. Si le slogan « plus de 400 » peut sembler arrogant, la vérité est qu’en l’absence de tout autre sujet convaincant, ce slogan a été soigneusement élaboré pour tout à la fois submerger les électeurs et créer un désarroi dans les rangs de l’opposition. Cela n’a pas fonctionné. L’opposition a fait campagne contre ce slogan, arguant que si le BJP remportait une victoire écrasante, il modifierait la Constitution. Si les musulman·es et les autres minorités religieuses ont été horrifiés par cette perspective, les intouchables (dalits) et les autres castes arriérées ont également craint que leurs réservations (quotas, NDLR) leur soient retirées. Le Congrès et les autres partis d’opposition ont habilement exploité la résistance du BJP au recensement des castes. Le recul des électeurs dalits et des OBC (Other Backward Classes) non-Yadav 5  a coûté cher au parti dans le nord de l’Inde.

La voie à suivre 

Les masses sont apparues comme la force la plus puissante de ces élections. Les résultats montrent que le BJP a perdu 38 sièges dans des circonscriptions qui ont connu une participation active à la lutte des agriculteurs. Qu’il s’agisse des agriculteurs, des médecins ou des mouvements contre la loi sur la citoyenneté, tous ont une opinion polarisée sur le gouvernement du BJP. Alors qu’une grande partie de la société a activement défilé dans les rues, ignorant les sévères représailles, une partie encore plus importante a silencieusement suivi le mouvement et est passée à l’action dans les isoloirs. La main de fer de l’autocratie montrant apparemment des signes de faiblesse, on peut s’attendre à d’autres mouvements de ce type à l’avenir, étant donné la crise omniprésente qui nous engloutit.

Mais les manifestations spontanées suffiront-elles à vaincre les fascistes ? N’oublions pas que nous sommes confronté·es à un adversaire puissant qui a la capacité de riposter, étant donné la montée mondiale de la droite. Il a été souligné précédemment que le BJP rebondit fortement après chaque revers électoral en raison de la forte présence du RSS 6  et de son réseau fasciste sur le terrain. La main de fer de l’autocratie montrant apparemment des signes de faiblesse, le développement d’autres mouvements de ce type est probable à l’avenir, étant donné la crise généralisée dans laquelle nous nous trouvons. 

Nous avons besoin d’une stratégie clairement articulée, capable de créer un récit contre-hégémonique basé sur une vision transformatrice anticapitaliste forte, avec une composante démocratique importante. L’ironie est que la gauche devrait jouer un rôle central dans ce projet, mais elle n’est pas une force suffisamment forte dans le paysage politique indien actuel, même si elle a été capable d’augmenter sa présence parlementaire de 6 à 9 députés. Pendant longtemps, elle s’est enlisée dans le parlementarisme, sans véritable stratégie et a perdu lentement mais sûrement ses électeurs sur le terrain. Le courant dominant de la gauche a subi une déformation petite-bourgeoise telle qu’il est incapable de gagner le soutien d’une quelconque partie des masses souffrant des crises multiples. Pour certaines parties de la gauche, la justification de leur alliance avec les partis bourgeois était que les élections actuelles n’étaient qu’une occasion de reprendre et de porter la bannière de la liberté démocratique bourgeoise qui a été jetée par-dessus bord.

Il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives, car le BJP s’est vu refuser la majorité absolue, mais n’a pas été vaincu. Toute exagération des résultats de l’opposition pourrait nous entraîner sur une mauvaise voie politique. Toutefois, certains résultats du verdict de 2024 doivent être analysés avec soin. Il a non seulement remis en cause l’invincibilité hégémonique de Modi, mais il a également ramené le pays à un gouvernement de coalition après une décennie de contrôle par un parti unique. Un gouvernement fort, contrôlant totalement le parlement, ne serait pas de bon augure pour les intérêts de la classe ouvrière. Un gouvernement faible et instable dirigé par une alliance non-BJP ne ferait que restaurer la crédibilité perdue du BJP. Un gouvernement faible dirigé par le BJP et Modi ne paralyserait pas seulement l’establishment capitaliste dans son ensemble, mais détruirait encore davantage et complètement les restes carbonisés du BJP-Modi. Et cela ouvrira certainement des options pour la gauche et les mouvements sociaux. Nous avons besoin de toute urgence d’une nouvelle gauche capable de lutter contre l’hégémonie hindoue et de ne pas rompre avec le projet contre-transformateur de construction d’un socialisme démocratique. 

Le 14 juin 2024

  • 1Idéologie hégémoniste indoue, notamment contre les musulmans dans les zones rurales.
  • 2Centre for Monitoring Indian Economy Pvt. Ltd, “Youth unemployment shockingly high”, Natasha Somayya K, 26 septembre 2023.
  • 3L’intensité capitalistique mesure, pour une unité, les actifs nécessaires pour générer un revenu. Elle se calcule en rapportant des immobilisations corporelles brutes à l’effectif salarié en équivalents temps plein (ETP).
  • 4L’attentat de Pulwama est un attentat-suicide islamiste au véhicule piégé survenu le 14 février 2019 dans le district de Pulwama, État du Jammu-et-Cachemire, en Inde. L’attaque, perpétrée par un membre de l’organisation pakistanaise Jaish-e-Mohammed, tue quarante-six membres de la Central Reserve Police Force. En représailles, le 26 février 2019, dans le district de Mansehra, au Pakistan, des Mirage 2000 indiens frappent un camp d’entraînement de Jaish-e-Mohammed. Selon l’Inde, le camp est rasé tandis que le Pakistan annonce que la frappe n’a fait aucun dégât. Cette frappe en territoire pakistanais déclenche la confrontation indo-pakistanaise de 2019.
  • 5Les Yādava désignent le regroupement de grandes communautés indiennes (Ahirs, Gauls, Gopis et Goalas) vivant de l’élevage. Historiquement, dans le sud de l’Awadh, dans les provinces du nord-ouest de l’Inde et dans la province de Bihar, des communautés aristocratiques (exemptes du travail manuel) s’étaient taillées de petites enclaves au sein de terres cultivées par les castes paysannes.
  • 6 certains de ses militants préféraient collaborer avec l’Empire et entrer dans l’armée afin de lutter contre les musulmans, perçus comme les principaux ennemis.