
Depuis sa maison, à Lahore, près de la frontière de Wagah, Farooq Tariq a vécu les bombardements indiens de l’opération « Sindoor », qui ont fait 31 victimes, principalement des civils. Refusant d’évacuer Lahore malgré les supplications de sa famille, notre camarade documente la réalité d’un conflit que les médias officiels déforment des deux côtés. Son témoignage révèle une situation explosive entre deux puissances nucléaires, où la rhétorique nationaliste de Modi masque une instrumentalisation politique de la tragédie de Pahalgam. Face à cette escalade, ce dirigeant d’organisations paysannes appelle les forces progressistes d’Asie du Sud à s’unir contre l’hystérie guerrière et à exiger une enquête indépendante.
Le matin du 7 mai, lorsqu’on a sonné à ma porte et que je suis sorti pour voir qui sonnait, mon voisin m’a crié d’éteindre toutes mes lumières. Cet ordre m’a signalé que nous vivions un moment de guerre.
De mon habitation proche de la frontière de Wagah [Wagah est le seul point de passage frontalier terrestre entre l’Inde et le Pakistan], nous avons entendu un bruit assourdissant vers 8h30, suivi d’une explosion. Un drone Harop indien, fabriqué par Israël, a frappé une installation militaire à proximité. Nous avons appris plus tard que quatre soldats ont été blessés.
Armé d’une ogive de 50 livres, le Harop utilise son système de caméra pour suivre et viser des cibles mobiles. Le drone peut voler pendant environ six heures ou franchir une centaine de kilomètres après son lancement depuis un camion.
En plus de celui ayant atteint une cible près de nos maisons, de nombreux drones Harop ont été abattus par les forces armées pakistanaises avant de toucher leurs cibles. Mais dans la plupart des cas, ils sont tombés sur des civils. Par curiosité, des centaines de personnes se sont alors rassemblées pour voir où ces drones avaient été abattus. Les gens semblent inquiets mais pas paniqués.
De nombreux amis et camarades m’ont demandé si je pensais qu’une guerre à part entière aller être déclarée entre deux voisins dotés d’armes nucléaires. J’ai répondu que la guerre avait déjà éclaté…
Dangers de mort
Le gouvernement Modi a lancé l’opération Sindoor pour frapper neuf sites à l’intérieur du Pakistan. Les cibles visées étaient des madrassas [écoles religieuses] et des mosquées que Modi présente comme étant des bases de terroristes religieux.
Selon les chiffres publiés par l’armée pakistanaise, la plupart des 31 personnes qui sont mortes dans l’attaque menée par plus de 125 avions indiens pendant d’une heure étaient des civils, notamment des enfants et des femmes. Il y aurait eu encore plus de victimes si les madrassas n’avaient pas été évacuées juste après l’attaque fondamentaliste religieuse dans le Cachemire occupé par l’Inde. Vingt-six personnes, principalement des touristes, ont été tuées dans la région de Pahalgam le 22 avril 2025.
À ce moment-là, mes frères et sœurs m’ont demandé de quitter mon domicile à Lahore. J’ai refusé car il y a des installations militaires ou des cantonnements dans la plupart des villes pakistanaises. En pratique, contrairement aux précédentes guerres entre le Pakistan et l’Inde en 1965 et 1971, il n’y a pas eu d’exode massif des villes.
C’est la première fois que des missiles indiens frappent neuf villes pakistanaises. C’est une violation de la souveraineté du Pakistan, qui a été condamnée par presque tous les groupes politiques du pays, de droite à gauche. Mais contrairement aux partis politiques religieux de droite, la plupart des groupes de gauche exigent un arrêt immédiat de la guerre. Bien que proportionnellement beaucoup plus petite que la gauche indienne, la gauche pakistanaise était unanime.
Contrairement aux partis communistes indiens traditionnels qui ont abandonné toute indépendance vis-à-vis du gouvernement BJP de Modi, il n’y a pas de bellicisme au Pakistan. Un sondage de Gallup Pakistan du 8 mai a rapporté que la majorité des Pakistanais·es ne sont pas en faveur d’une guerre avec l’Inde ; la paix devrait être un objectif dans toute circonstance. Cependant, ce point de vue pourrait changer lorsque la guerre s’intensifiera.
La menace nucléaire
C’est la deuxième fois que l’Inde et le Pakistan entrent en guerre ouverte malgré la possession d’armes nucléaires, l’autre fois étant la guerre de Cargill en 1999. L’Inde a effectué son premier essai nucléaire en mai 1974 et a mené cinq autres essais en mai 1998, se présentant comme un État doté de l’arme nucléaire. Le Pakistan a effectué ses essais nucléaires le 28 mai 1998, devenant ainsi officiellement un État nucléaire. Concrètement, cela signifie que les armes nucléaires ne sont pas un moyen de dissuasion contre la guerre.
Le Pakistan possède environ 170 ogives nucléaires, à peu près équivalentes à celles de l’Inde. Avec des enjeux incontestablement élevés, la décision de l’Inde de frapper à l’intérieur du Pakistan pour la troisième fois (2016, 2019 et maintenant en 2025) révèle que cette fierté d’avoir des bombes nucléaires n’est pas un moyen de dissuasion.
Les armes nucléaires sont les armes les plus inhumaines et les plus aveugles jamais créées. Elles violent le droit international, causent de graves dommages environnementaux, sapent la sécurité nationale et mondiale et détournent de vastes ressources publiques qui pourraient répondre aux besoins humains. Ce ne sont pas des armes de guerre mais des armes de destruction totale. Une seule bombe nucléaire explosant sur une grande ville pourrait tuer des millions de personnes.
L’évolution des évènements au Cachemire
Bien que les deux pays soient responsables de la guerre par procuration, le régime Modi a clairement instrumentalisé la tragédie de Pahalgam pour détourner l’attention de ses échecs au Cachemire, renforcer sa popularité nationale et faire progresser ses objectifs stratégiques concernant le système fluvial de l’Indus et l’hégémonie régionale.
Le Pakistan est accusé de soutenir le groupe terroriste qui a conduit à la terrible perte de vies à Pahalgam au Cachemire. Cependant, les réalités actuelles dressent un tableau différent.
Bien qu’il ne fasse aucun doute que le gouvernement pakistanais a soutenu et promu ces groupes fanatiques religieux pendant des décennies après la révolution de Saur en Afghanistan en 1978, c’était par la volonté et les exigences de l’impérialisme américain. Depuis 2022, lorsque le gouvernement d’Imran Khan a été dissout après un vote de défiance, la relation entre la direction militaire et ces groupes fanatiques s’est dégradée. Il y a eu une escalade des attaques des fanatiques contre les institutions de l’État pakistanais depuis que les talibans sont revenus au pouvoir en Afghanistan.
Le gouvernement taliban en Afghanistan soutient les talibans pakistanais dans leurs tentatives de s’emparer du gouvernement.
Cela inclut des attentats à la bombe, des attaques suicides, l’occupation de zones et une pression pour forcer le peuple à les soutenir. Les talibans pakistanais ont été renforcés par les talibans afghans qui leur ont donné des armes abandonnées par l’OTAN lorsque les Américains ont quitté l’Afghanistan.
En 2024, le Pakistan a connu l’une des années les plus violentes depuis plus d’une décennie. Les fanatiques religieux ont pris le contrôle de plusieurs zones de la province de Pakhtunkhwa. Presque chaque jour, des attaques du Tehreek Taliban Pakistan (TTP) infligeaient de lourdes pertes aux forces armées pakistanaises.
Ils ne coopèrent plus, ils sont au contraire maintenant en confrontation ouverte. L’État pakistanais ne soutient plus ces groupes fanatiques, qui s’appuient maintenant sur les talibans afghans.
Bien sûr, des groupes fanatiques religieux sont encore actifs dans le Cachemire occupé par l’Inde et le soutien des habitant·es est important, il pourrait même se renforcer. Mais il est difficile de croire que le gouvernement pakistanais actuel ait quoi que ce soit à voir avec l’attaque d’avril 2025. L’attaque terroriste de Pahalgham semble être un acte d’un groupe fanatique religieux indépendant.
Non à la guerre !
Le danger est maintenant que la guerre s’éternise. Les deux gouvernements ont revendiqué la victoire. Mais si elle devait continuer, ce ne serait pas comme en 1965 et en 1971, lorsqu’il y a eu des combats au sol. Aujourd’hui, l’Inde utilise les mêmes tactiques qu’Israël utilise à Gaza. Des missiles et des attaques de drones pourraient détruire les infrastructures, et une intervention au sol pourrait intervenir seulement dans un deuxième temps. Le Pakistan n’est pas la Palestine. Il possède une armée importante, bien entraînée et équipée. Pourtant, il lui manque les armes modernes que l’Inde possède.
La situation est très volatile et instable. Cela signifie que tout est possible.
Ce que nous savons, c’est que la guerre apporte la destruction et que personne n’y gagne. Poursuivre le conflit ne fera que causer davantage de pertes humaines. Si on écoute les médias indiens et pakistanais, chaque camp revendique la victoire. Pourtant, une paix durable exige le respect de la souveraineté, la fin de la guerre par procuration et la démilitarisation du Cachemire. Toute guerre entre nations dotées d’armes nucléaires serait catastrophique, tant à l’échelle régionale que mondiale.
Les forces progressistes de toute l’Asie du Sud doivent s’unir contre l’hystérie guerrière et agir pour un avenir pacifique. Nous exigeons une enquête indépendante sur l’attaque de Pahalgam afin d’établir les faits et les responsabilités.
Le 9 mai 2025
Farooq Tariq, militant de la Quatrième Internationale, est le secrétaire général du Pakistan Kissan Rabita Committee (Comité de liaison des paysans pakistanais) et le président du Haqooq Khalq Party.