L’invocation d’Amalek en Israël : de la rhétorique religieuse extrémiste au projet totalitaire culminant dans le génocide de Gaza

par AURDIP

Cet article de l’AURDIP examine un aspect fondamental de l’anatomie du génocide en cours à Gaza, à savoir l’invocation d’Amalek. Les génocides ne se décrètent pas facilement ; ils nécessitent un socle idéologique et un ensemble de références culturelles ou religieuses susceptibles de les rendre acceptables pour une partie significative de la société. Nous démontrons ici que l’invocation d’Amalek dans le discours public israélien est passée, au cours des dernières décennies, de la rhétorique extrémiste religieuse à l’endoctrinement idéologique sur le terrain social et politique. A l’issue d’un long processus initié en 1967 au lendemain de la guerre des Six Jours, elle est aujourd’hui devenue un programme politique aboutissant au développement d’une politique de colonisation et d’apartheid de plus en plus violente et agressive, conduisant au génocide actuel. Cette invocation génocidaire d’Amalek ne se limite pas aux éléments les plus extrémistes de la société israélienne, comme le premier ministre, mais s’étend même aux milieux académiques. Par exemple, Ariel Porat, professeur de droit et président de l’Université de Tel Aviv, a également repris ce discours. Les soldats israéliens, formés et endoctrinés dans cette idéologie, ont immédiatement compris l’appel de leur premier ministre, faisant d’Amalek le nom de code du génocide en cours. Il n’est donc pas surprenant que l’équipe juridique de l’Afrique du Sud accorde une place importante à cette question dans sa plaidoirie devant la Cour internationale de Justice. Cette invocation d’Amalek constitue pour eux un élément clé pour établir l’intention génocidaire israélienne dans la procédure engagée par l’Afrique du Sud contre Israël concernant l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza.

Au cours de son plaidoyer du 11 janvier 2024 auprès de la Cour internationale de Justice visant à établir une intention génocidaire de la part d’Israël envers le peuple palestinien, l’avocat sud-africain Tembeka Ngcukaitobi a rappelé les propos prononcés le 28 octobre 2023 par le premier ministre Benjamin Netanyahu devant les forces armées israéliennes, les enjoignant à « se souvenir de ce qu’Amalek [leur] a fait ». Comme le souligne à juste titre M. Ngcukaitobi, cette référence scripturaire à Amalek – l’ennemi mythique et archétypal d’Israël – n’est ni fortuite ni accidentelle dans la bouche du premier ministre. Il l’a en effet répétée quelques jours plus tard dans une lettre adressée le 3 novembre 2023 aux mêmes forces armées, ajoutant ce commentaire : « C’est la guerre entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres. Nous n’abandonnerons pas notre mission tant que la lumière n’aura pas vaincu les ténèbres – le bien vaincra le mal extrême qui nous menace ainsi que le monde entier ». Comme l’a précédemment rappelé l’AURDIP, le président de l’université de Tel-Aviv a repris à son tour cette rhétorique dans un discours prononcé le 7 novembre 2023 dans les locaux de l’université : 

« Dans cette guerre, nos soldats sont tués. Mais l’État d’Israël a juré d’effacer la mémoire du Hamas. Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait au cours de votre voyage, lorsque vous avez quitté l’Égypte : c’est ce que nous apprend le livre de Devarim [Deutéronome]. Et puis, il y a le commandement divin au peuple d’Israël : Vous effacerez la mémoire d’Amalek de dessous les cieux. N’oubliez pas. C’est ce qu’il faut faire avec le Hamas, et je suis convaincu que c’est ce que fera l’État d’Israël. La comparaison entre le Hamas et Amalek flatte le Hamas. Amalek n’a pas commis les actes horribles perpétrés par les assassins du Hamas ».

Ariel Porat, président de l’université de Tel-Aviv

https://youtu.be/5NEDgl6LEQY

Là encore, Ariel Porat ne faisait que développer ce qu’il écrivait le 14 octobre 2023 dans une lettre adressée aux étudiants et à l’ensemble des membres de l’université où il mentionnait déjà Amalek, sans l’associer alors au Hamas. De fait, c’est en réalité dès les premiers jours qui suivirent l’attaque terroriste du 7 octobre qu’une telle référence à Amalek a été mobilisée par une partie du personnel politique israélien. Le 16 octobre 2023, le député Boaz Bismuth pouvait ainsi écrire sur les réseaux sociaux : « Nous ne devons pas oublier que même les « citoyens innocents » – la population cruelle et monstrueuse de Gaza, a joué un rôle actif dans le pogrom à l’intérieur des colonies israéliennes (…). Il est défendu de se montrer clément envers un peuple cruel, il n’est pas question de gestes humanitaires – la semence d’Amalek doit être effacée ! » La référence à Amalek se trouvait donc, dès le début, associée explicitement à une injonction de vengeance contre la population de Gaza tout entière. Les déclarations du ministre de la sécurité nationale Itamar ben Gvir du 10 novembre 2023 ne laissent à cet égard aucun doute : « quand nous disons que le Hamas doit être détruit, cela veut aussi dire ceux qui célèbrent, ceux qui soutiennent, et ceux qui distribuent des bonbons – ce sont tous des terroristes, et ils doivent aussi être détruits ».

Au cours du mois de novembre 2023, cette assimilation entre Amalek et les Palestiniens s’est massivement diffusée dans l’ensemble de la société israélienne, notamment par l’intermédiaire de diverses chansons de propagande. L’exemple le plus saisissant est sans aucun doute « Harbu Darbu », un morceau de hip-hop composé par le duo Ness & Stilla qui obtient immédiatement un succès fulgurant, devenant dès sa sortie la chanson la plus écoutée en Israël. Mobilisant explicitement la référence à Amalek, elle appelle aussi au meurtre des soutiens du peuple palestinien comme Bella Hadid, entre autres. Le 7 décembre, ce sont enfin des soldats de l’armée israélienne qui sont à leur tour filmés au milieu des chants et des danses, affirmant qu’ils sont venus à Gaza « effacer la semence d’Amalek » et qu’« il n’y a pas d’innocents ». Diverses publications de soldats israéliens sur les réseaux sociaux véhiculent le même message, encouragé et soutenu par une partie de la presse israélienne.

 

Tout comme Tembeka Ngcukaitobi, Norman Finkelstein voyait dès le 15 décembre 2023 une claire intention génocidaire derrière la rhétorique maniée par le premier ministre israélien. Il l’a nettement indiqué au cours d’un débat télévisé dans lequel il s’opposait à Alan Dershowitz :

« Et puis il y a M. Netanyahu, le premier ministre. Non pas en une seule occasion, non pas sur un coup de tête, mais à deux reprises, dans des discours nationaux adressés à la nation, très sobrement, M. Netanyahou a dit : « Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait. C’est une guerre entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres ». Or, comme le professeur Dershowitz le sait certainement, puisqu’il a fréquenté l’école hébraïque – j’ai grandi à quelques pâtés de maisons de chez lui –, il sait certainement qu’en pleine guerre, dans un pays qui a reçu une éducation biblique, lorsque vous dites que votre ennemi est Amalek, vous appelez à la destruction, au meurtre, de chaque homme, femme et enfant. Avec tout le respect que je dois à M. Dershowitz, cette question du bouclier humain est totalement hors sujet, car elle n’entre même pas en ligne de compte dans cette situation. L’ordre donné dès le départ de priver toute la population civile de nourriture, d’eau, d’électricité et de carburant, l’ordre donné dès le départ de transformer Gaza en un lieu incapable de maintenir la vie humaine, l’ordre donné dès le départ dans cette bataille entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres – je le répète, je ne pense pas qu’il faille être grand clerc pour comprendre que, depuis le premier jour, Israël mène une guerre de génocide dans la bande de Gaza ».

C’est pourtant une telle imputation d’intention génocidaire que nie officiellement le bureau du premier ministre, en réaction au plaidoyer sud-africain du 11 janvier 2024 auprès de la Cour internationale de Justice. Selon le communiqué du bureau de Benjamin Netanyahu, il s’agirait en effet d’une « absurdité » témoignant d’une « profonde méconnaissance historique », dans la mesure où la référence à Amalek ne visait qu’à décrire l’attaque du 7 octobre perpétrée par le Hamas, et non à appeler au génocide contre les Palestiniens de Gaza. La preuve en serait que la référence scripturaire utilisée par le premier ministre se trouve mentionnée dans une exposition permanente du musée de commémoration de la Shoah de Yad Vashem, ainsi qu’au mémorial de La Haye rendant hommage aux Juifs néerlandais assassinés pendant la Shoah. Or, « manifestement, aucune de ces deux références n’est un appel au génocide du peuple allemand », précise le Bureau ; « et, de la même manière, la référence à Amalek faite par le Premier ministre Netanyahu n’était pas une incitation au génocide des Palestiniens mais une description des actions hautement malfaisantes perpétrées par les terroristes génocidaires, le 7 octobre, et de la nécessité de les affronter ».

L’accusation de « profonde méconnaissance historique » à l’encontre de la plaidoirie prononcée devant la Cour Internationale de justice de La Haye est pourtant une falsification historique délibérée de la part du gouvernement israélien. Elle vise en effet, en réduisant l’emploi de cette rhétorique à une simple fonction mémorielle, à occulter la signification précise et nouvelle qu’a prise une telle référence à Amalek dans une part croissante de la société israélienne, en particulier depuis la guerre des Six-Jours. C’est bien à cet usage contemporain et à sa connotation évidente que se référait Norman Finkelstein lors de son débat avec Alan Dershowitz, et sa réaction est loin d’être un cas isolé. Dès le 3 novembre 2023, Joshua Shanes – spécialiste d’études hébraïques au College de Charleston – faisait ainsi publiquement part de son inquiétude et estimait qu’il est « incroyablement dangereux, irresponsable et délibéré » de la part de Netanyahu d’invoquer Amalek dans le contexte de l’invasion de la bande Gaza, étant données les implications évidentes d’une telle référence, en particulier pour l’extrême-droite ; en outre, ajoutait-il, l’emploi d’une telle rhétorique risquait de gravement compliquer la tâche de ceux qui essaieront de prétendre qu’Israël « n’est pas engagé dans un crime contre l’humanité ou un génocide ». Il souligne également combien la ligne de défense adoptée par ceux qui prétendent assimiler Amalek au seul Hamas et non au peuple palestinien est trompeuse, dans la mesure où Amalek est décrit sans ambiguïté comme une nation tout entière : « Si quelqu’un affirme : ‘Je parle simplement des mauvais Palestiniens, je parle du Hamas…’, ce n’est pas l’effet que cela produit sur le corps politique. L’effet qu’il produit est le suivant : ‘Nous devons éliminer ces gens’ ». De fait, comme le souligne Gili Kugler dans une contribution au Journal of Genocide Research de 2021, « le référent Amalek est encore aujourd’hui mentionné dans les discours de l’extrême-droite comme un nom de code pour les Palestiniens »[1]. Or, l’emploi de cette rhétorique « codée » s’articule à une interprétation proprement génocidaire de l’injonction biblique ancrée dans une tradition messianiste qui, après avoir longtemps été cantonnée dans des cercles les plus extrémistes, s’est aujourd’hui diffusée dans une large partie de la société israélienne.

Notre propos n’est assurément pas ici de nous avancer sur le terrain de l’exégèse théologique ou de l’herméneutique. Quelques rappels élémentaires apparaissent toutefois nécessaires afin de comprendre l’ampleur de la falsification historique que constitue la défense officielle du bureau du premier ministre. On sait qu’Amalek est principalement mentionné dans deux corpus scripturaires, le Deutéronome et le Livre de Samuel. Voici ce que l’on peut lire dans le Deutéronome :  

« Souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait en chemin lorsque vous êtes sortis d’Égypte, comment il est venu à ta rencontre, en chemin, pour attaquer ton arrière-garde, tous ceux qui se traînaient en dernier, alors que tu étais fatigué, épuisé, et cela parce qu’il ne craignait pas Dieu. Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t’accordera le repos en te délivrant de tous les ennemis qui t’entourent dans le pays que le Seigneur, ton Dieu, te donne comme patrimoine, afin que tu en prennes possession, tu effaceras le souvenir d’Amalek de dessous le ciel : ne l’oublie pas » (Dt 25.17-19)

Dans le Livre de Samuel, l’injonction à se souvenir de l’attaque d’Amalek est complétée en ces termes par un appel explicite à la vengeance militaire adressé à Saül :

« J’ai décidé de faire rendre des comptes à Amalek pour ce qu’il a fait à Israël, quand il s’est mis sur son chemin tandis que celui-ci montait d’Égypte. Va maintenant, attaque Amalek et anéantis tout ce qui est à lui, qu’il n’obtienne pas de merci : tu mettras à mort hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs, moutons et chèvres, chameaux et ânes » (1 Samuel 15.2-3)

Or, Saül encourt la colère divine pour ne pas avoir obéi à son commandement en épargnant Agag, le roi Amalécite, « ainsi que ce qu’il y avait de meilleur dans le petit bétail et le gros bétail, les bêtes de seconde portée et les jeunes béliers, tout ce qu’il y avait de bon » (1 Samuel 15.7-9). Le commandement divin est donc celui d’une guerre d’extermination :

« Le Seigneur t’avait envoyé en disant : Va et anéantis ces pécheurs d’Amalécites ; tu leur feras la guerre jusqu’à leur extermination » (1 Samuel 15.18-19)

Lorsque le premier ministre israélien s’adresse officiellement aux forces militaires en faisant référence à Amalek, il fait bien entendu allusion à cette dimension génocidaire véhiculée à la fois par le Deutéronome et le Livre de Samuel, appuyée par une interprétation littéraliste et idéologique de cet appel à la vengeance divine.

Un immense effort de travail exégétique[2] a été mené au fil du temps afin de vider peu à peu le signifiant Amalek et le « mitzvah du génocide » de tout contenu historique et de toute portée pratique, pour lui conférer un sens purement eschatologique, mythologique ou psychologique, entre autres. Le corrélat liturgique de cette entreprise herméneutique millénaire est cristallisé dans le rituel symbolique du « Shabbat Zakhor » qui a lieu chaque année lors de la fête de Pourim. Selon une autre tradition, encore aujourd’hui en usage dans certains cercles ultra-orthodoxes, les scribes, dans le cadre d’un exercice habituel d’échauffement de la main, écrivaient aussi le mot « Amalek », puis l’effaçaient immédiatement, le plus souvent en traçant des lignes par-dessus ou en rayant le papier à l’aide d’un grattoir[3]. Plus généralement, Martin Jaffee souligne combien « le tournant crucial dans la tradition rabbinique à propos d’Amalek consiste dans le refus absolu de la possibilité d’identifier avec certitude toute nation existante comme étant la « semence d’Amalek » »[4]. Après la création de l’État d’Israël et singulièrement depuis 1967, on assiste cependant à une remise en cause de cette longue et riche tradition herméneutique dans certains cercles sionistes extrémistes et messianiques comme le kahanisme.

Depuis la Guerre des Six-Jours, l’injonction à se souvenir d’Amalek est en effet utilisée, dans le cadre de la politique d’Eretz Israel, comme une injonction à éradiquer le peuple palestinien par certains mouvements extrémistes qui s’inscrivent dans le sillage de Meir Kahane. L’idéologie développée par le fondateur de la Ligue de Défense Juive a été analysée comme une résurgence contemporaine de la théologie de la vengeance. Elle repose, selon l’analyse proposée par Adam et Gedaliah Afterman que nous suivons ici, sur les trois piliers fondamentaux suivants[5] :

  • 1° Selon Meir Kahane, le peuple d’Israël constituerait un être collectif ontologiquement enraciné dans la divinité qui, depuis son origine, ferait face à un ennemi mythique, désigné sous le nom d’Amalek, se manifestant sous diverses incarnations au cours de l’histoire.
  • 2° Toujours selon lui, cet enracinement ontologique du peuple dans la divinité ferait de celui-là le miroir de celle-ci : dès lors, toute attaque contre le peuple d’Israël constituerait en réalité une attaque contre la divinité, si bien que sa défense et sa vengeance contre ses ennemis relèveraient d’un devoir religieux.
  • 3° Enfin, d’après Kahane, la création de l’État d’Israël en 1948 fournirait l’instrument permettant de déployer ce processus de vengeance rédemptrice.

Citons la conclusion qu’en tirent les deux auteurs : « Sur la base de ces trois piliers, Kahane affirme que l’exercice de la vengeance contre l’ennemi métaphysique « Amalek » (les païens hostiles) est fondamental pour sauver Dieu et son peuple, qui ont tous deux presque cessé d’exister à la suite de l’Holocauste. La création de l’État juif, avec son pouvoir institutionnalisé et sa puissance militaire, devrait, selon Kahane, être mise au service de la vengeance liée à la rédemption. Kahane va jusqu’à justifier les actes de vengeance, même contre des innocents, en faisant valoir qu’ils appartiennent à l’ennemi mythique qui doit être éradiqué comme condition de la rédemption d’Israël et de son Dieu (…). Cette théologie de la vengeance est en partie fondée sur l’idée relativement répandue d’une différence ontologique entre les âmes des Gentils et celles des Juifs »[6].

On commettrait cependant une erreur historique en réduisant ce « retour d’Amalek » à l’idéologie extrémiste et raciste des partisans de Meir Kahane, interdite en Israël depuis 1985 et officiellement considérée comme terroriste depuis le massacre d’Hébron de 1994. On constate en effet que l’identification entre Amalek et le peuple palestinien se diffuse progressivement dans différents cercles au-delà du kahanisme proprement dit dans les années qui suivent la guerre des Six-Jours. On la trouve par exemple dès 1969 dans les colonnes du journal Mahanaim sous la plume d’un certain Shraga Gafni, qui écrit :

« En ce qui concerne les Arabes – l’élément qui réside actuellement sur la terre est étranger par essence à la terre et à ses promesses – leur sentence doit être celle de tous les éléments étrangers antérieurs. Nos guerres avec eux ont été inévitables, tout comme, à l’époque de la conquête de nos possessions dans l’antiquité, nos guerres avec les gens qui gouvernaient notre terre pour leur propre bénéfice étaient inévitables (…) Dans le cas des ennemis qui, de par leur nature, n’ont qu’un seul but, vous détruire, il n’y a pas d’autre remède que de les détruire. C’est le « jugement d’Amalek » ».

On la trouve encore en 1974 dans un livre du rabbin de Ramat Gan, Moshe Ben-Tzion Ishbezari[7]. Ce que certains spécialistes ont pu décrire et dénoncer comme un « retour d’Amalek » est en réalité symptomatique de la diffusion croissante au sein de la société israélienne d’une idéologie messianique analysée dès 1984 par Uriel Tal, contre laquelle cet éminent historien israélien spécialiste du IIIe Reich mettait en garde. Saul Friedländer a ainsi noté combien « à partir des années 1970, Tal a été de plus en plus amené à écrire et à s’exprimer sur ce qu’il percevait comme la convergence catastrophique de la religion et de la politique nationaliste au sein de certaines factions dans l’Israël de l’époque. Il a été l’un des premiers intellectuels israéliens à attirer l’attention sur le lien fondamental entre le messianisme politique qui a vu le jour après la guerre des Six Jours et certaines tendances de la pensée religieuse juive »[8]. Uriel Tal a exposé les conclusions de ses recherches dans la leçon inaugurale d’un séminaire tenu à Tel Aviv le 11 mars 1984 organisé par le « Centre International pour la Paix au Moyen Orient ». En se fondant sur des déclarations explicites publiées par des partisans de Gush Emunim ou dans des organes de presse colonialistes comme Nekuda, il s’attachait à décrypter la mise en place d’un programme idéologique dont il décrivait ainsi les partisans :

« Il ne s’agit pas d’une bande de prophètes fous, ni d’une minorité extrême en marge de la société, mais d’une école de pensée dogmatique et d’une doctrine méthodique, qui conduit inévitablement à une politique qui ne peut tolérer le concept de droits de l’homme et du citoyen (…). A la lumière de l’analyse de ses fondements idéologiques, nous nous trouvons confrontés à une structure qui nous est familière dans le messianisme politique du vingtième siècle. Il n’y a pas encore lieu de comparer le contenu, mais en ce qui concerne la structure de la conception, distincte de son contenu, il est impossible de ne pas remarquer une analogie avec les mouvements totalitaires de ce siècle »[9].

Quant au contenu de cette idéologie messianique totalitaire, Tal distinguait trois positions concernant les palestiniens, conçues par ses partisans comme « trois degrés possibles d’une solution : la restriction des droits, le déni des droits ; et, dans le cas le plus extrême, l’appel au génocide au nom de la Torah »[10]. Ces trois degrés correspondent, selon l’analyse critique déployée par Tal, à l’application progressive d’un programme idéologique qui, selon ses partisans, ne doit pas être immédiatement dévoilé explicitement, mais doit au contraire être progressivement diffusé afin d’être peu à peu accepté dans des cercles de plus en plus larges de la société. Ainsi, concernant le deuxième degré – le déni des droits – Tal précise que, dans l’esprit de ces idéologues, « puisque la question choquerait le public à ce moment, il faudrait se retenir temporairement d’évoquer explicitement l’expulsion des Arabes ». Quant au troisième degré, « il est fondé sur le commandement positif de la Torah d’éradiquer toute trace d’Amalek, c’est-à-dire un véritable génocide »[11]. C’est en réalité ce troisième degré qui est préparé depuis la guerre des Six-Jours par l’identification des Palestiniens à Amalek. Ses conséquences pratiques ont été explicitées en 1980 par le rabbin Israël Hess, dans un article paru dans Bat-Kol, le journal étudiant de l’université de Bar-Ilan, intitulé « Le génocide : un commandement de la Torah » (26 février 1980). Cet article n’a suscité que peu de réactions critiques avant qu’Uriel Tal n’attire l’attention du monde intellectuel sur son existence et ses implications[12] ; il est désormais introuvable[13]. Actuellement dans l’impossibilité d’avoir accès à ce texte fondamental pour notre propos, nous nous contenterons de citer la présentation qu’en fournit Uriel Tal lui-même :

« La troisième position concernant la question des droits de l’homme du non-Juif est basée sur le commandement positif de la Torah d’éradiquer toute trace d’Amalek, c’est-à-dire de procéder à un véritable génocide. Cette solution a été suggérée par le rabbin Israël Hess dans son article « The Commandment of Genocide in the Torah » (Bat Kol, le journal des étudiants de l’Université de Bar Ilan, 26 février 1980), et à part quelques collègues comme Uriel Simon et d’autres membres de Oz ve-Shalom (le groupe religieux en faveur de la paix), nous ne connaissons pas de réaction dissidente de la part des rabbins enseignants de cette tendance. Leur silence est d’autant plus significatif qu’il s’agit d’une communauté pour laquelle, en raison de sa structure politique, les dirigeants ne sont pas seulement les guides, mais également ceux qui donnent l’absolution, car en vertu de leur conception, la fonction du Grand Rabbinat et des responsables des yeshivot est de réagir face à la réalité et de démontrer à l’homme l’erreur de ses voies (les rabbins des yeshivot sont ainsi appelés des mashgichim – des « superviseurs »). Le rabbin Hess proclame que « le jour viendra où nous serons tous appelés à accomplir le commandement de cette guerre religieuse, à savoir l’anéantissement d’Amalek », le commandement du génocide. La manière d’exécuter ce commandement est décrite dans I Samuel 15.3 : « Va maintenant, attaque Amalek et anéantis tout ce qui est à lui, qu’il n’obtienne pas de merci : tu mettras à mort hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs, moutons et chèvres, chameaux et ânes ».

Ce devoir d’anéantir Amalek est fondé, selon le rabbin Hess, sur deux arguments, l’un concernant la pureté raciale, l’autre concernant la guerre. La justification raciale est la suivante : selon Genèse 36.12, Amalek est le fils de Timna, qui était la concubine d’Eliphaz. Or, selon I Chroniques 1. 36, cette même Timna était la fille d’Eliphaz et donc la sœur d’Amalek. Le rabbin Hess conclut donc qu’Éliphaz a cohabité avec sa femme (qui était elle-même la femme d’un autre), qu’il a engendré sa fille Timna, qu’il a pris sa fille comme concubine, qu’il a cohabité avec elle et que c’est ainsi qu’est né Amalek. De sorte que, selon le rabbin, ce serait un sang impur qui coulerait dans les veines d’Amalek et dans les veines des descendants d’Amalek pour l’éternité. Quant au second argument, Amalek est l’ennemi qui a combattu Israël de manière particulièrement cruelle, dit Hess, personnifiant le mal sans limite, car lorsque les Enfants d’Israël marchaient sur leur chemin, épuisés, Amalek les a attaqués et les a tués, hommes, femmes et enfants. Selon cette conception, dans l’opposition entre Israël et Amalek se manifeste l’opposition entre la lumière et les ténèbres, entre la pureté et la souillure, entre le peuple de Dieu et les forces du mal, et cette opposition continue d’exister à l’égard des descendants d’Amalek pour l’éternité. Et qui sont ses descendants pour l’éternité ? Ce sont les nations arabes »[14].

Les derniers mots de l’analyse d’Uriel Tal constituaient alors une mise en garde sans appel contre la diffusion catastrophique d’une telle idéologie en Israël :

« Le danger de cette vision totalisante réside dans le fait qu’elle conduit à une conception totalitaire de la réalité politique – parce qu’elle ne laisse ni temps ni lieu aux droits de l’homme et aux droits civils des non-Juifs »[15].

Cette froide description suffit à montrer quelle est la nature de l’arrière-plan idéologique et historique dans lequel s’inscrit la rhétorique employée par le gouvernement israélien depuis le 7 octobre. Uriel Tal précisait d’ailleurs que ces idéologues messianiques « ne citent pas un verset ou un autre simplement afin de justifier leur idéologie, mais c’est au contraire la réalité politique elle-même qui est en fait modelée par le logos[16]. De fait, l’expérience de l’histoire nous a enseigné – au XXe siècle également – la puissance du logos, de l’idéologie, non seulement en vue de justifier des intérêts politiques, mais bien plutôt comme un facteur actif qui suscite l’émergence d’intérêts politiques, militaires et économiques »[17]. Dans une lettre adressée à Isaiah Berlin en date du 26 juin 1981, il précisait ainsi sa pensée :

« La liberté, avez-vous dit, c’est l’autonomie […], à tel point que même une fois que l’inconnu a été découvert, le choix entre son utilisation, son abus ou son abandon reste sur les épaules du véritable chercheur de liberté. C’est ce choix qui a été abandonné pendant le Troisième Reich et – cette pensée me fait frémir – en Israël aujourd’hui ».

Rappelons seulement que le texte de la leçon inaugurale d’Uriel Tal a été édité de manière posthume, après la mort brutale de l’historien le 6 juin 1984.

Nous avons eu accès à un autre extrait de l’article du rabbin Israël Hess, cité par Amnon Rubinstein et repris par Nur Masalah en ces termes[18] :

« Contre cette guerre sainte, Dieu déclare un contre-jihad (…) afin de souligner que c’est le contexte de l’anéantissement et que c’est à ce sujet que la guerre est menée et qu’il ne s’agit pas d’un conflit entre deux peuples (…). Il ne suffit pas à Dieu que nous anéantissions Amalek – « effacer la mémoire d’Amalek » – : il s’engage aussi personnellement dans cette guerre (…) parce que, comme on l’a dit, il a un intérêt personnel dans cette affaire, c’est là l’objectif principal »

A la suite de l’article de Hess, l’identification entre les Palestiniens et les « Amalécites d’aujourd’hui » est dès lors devenue monnaie courante dans les publications du mouvement messianiste et colonialiste Gush Emunim et se retrouve jusque dans les rangs de l’armée israélienne[19]. C’est encore elle qui motive Baruch Goldstein, l’auteur du massacre d’Hébron en 1994. Elle continue à se diffuser au cours des années suivantes parmi les colons, comme suffit à le montrer un reportage de Jeffrey Goldberg paru dans le New Yorker Magazine en mai 2004, dans lequel il rapporte ces propos :

« Certains leaders parmi les colons voient dans les Palestiniens l’incarnation moderne des Amalécites (…) Moshe Feiglin, le militant du Likoud, m’a dit : « Les Arabes ont un comportement typique d’Amalécite. Je ne peux pas le prouver génétiquement, mais c’est le comportement d’Amalek ». Lorsque j’ai demandé à Benzi Lieberman, le président du Conseil des colonies – qui regroupe toutes les colonies de Cisjordanie et de Gaza – s’il pensait que les Amalécites existaient aujourd’hui, il m’a répondu : « Les Palestiniens sont des Amalécites ! ». Lieberman a ajouté : « Nous les détruirons. Nous ne les tuerons pas tous. Mais nous détruirons leur capacité à penser en tant que nation. Nous détruirons le nationalisme palestinien » ».

Il y a une vingtaine d’années, l’ancienne ministre Shulamit Aloni avait dénoncé à plusieurs reprises cette idéologie messianique extrémiste propagée non seulement parmi les colons (« Ce n’est pas une coïncidence si, dans les colonies, les Palestiniens sont appelés « Amalek », et l’intention est évidente pour tout le monde »), mais aussi au sein de l’enseignement scolaire : « Beaucoup de nos enfants sont endoctrinés, dans les écoles religieuses, à croire que les Arabes sont Amalek, et que la Bible nous enjoint à détruire Amalek »[20].

Quarante ans après la mise en garde d’Uriel Tal, cette logique totalitaire dont l’invocation rhétorique d’Amalek est aujourd’hui le nom s’est infiltrée dans l’ensemble de la société israélienne, touchant aussi bien les soldats que les universitaires et les politiciens ; le génocide actuellement en cours à Gaza en constitue le point culminant. En dépit de tous les avertissements qu’elle a systématiquement ignorés, la communauté internationale a jusqu’ici persévéré dans son soutien aveugle à un régime monstrueux de colonisation et d’apartheid, au prix de profondes contradictions avec les valeurs universelles des droits de l’homme qu’elle prétend défendre. Malgré d’innombrables preuves irréfutables documentant les atrocités insoutenables commises par ce régime et son armée, cet aveuglement a persisté longtemps après le déclenchement du génocide. Aujourd’hui pourtant, le mur de l’impunité commence enfin à se fissurer, grâce au courage de l’Afrique du Sud et d’autres pays du Sud qui ont saisi la Cour internationale de Justice au nom du respect du droit international, et à celui de la jeunesse mondiale qui, dans de nombreuses universités, se mobilise pour dénoncer le génocide en cours et exiger une rupture avec le régime coupable d’un tel crime contre l’humanité.

Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP)

[1] Gili Kugler, “Metaphysical Hatred and Sacred Genocide: The Questionable Role of Amalek in Biblical Literature”, Journal of Genocide Research, 23-1, 2021, p. 1-16 (cf. p. 2 n. 5).

[2] Sur quelques-unes de ces diverses stratégies herméneutiques, voir par exemple Michael J. Harris, Divine Command Ethics: Jewish and Christian Perspectives, Londres, 2003, p. 134-150.

[3] Voir par exemple Elliott Horowitz, Reckless Rites: Purim and the Legacy of Jewish Violence, Princeton University Press, Princeton 2006, p. 107.

[4] Martin S. Jaffee, “The Return of Amalek: The Politics of Apocalypse and Contemporary Orthodox Jewry”, Conservative Judaism, 63-1, 2011, p. 43-68 ; cf. p. 49.

[5] A. Afterman & D. Afterman, « Meir Kahane and Contemporary Jewish Theology of Revenge”, Soundings, 98-2, 2015, p. 192-217 ; cf. p. 203.

[6] Afterman & Afterman, “Meir Kahane and Contemporary Jewish Theology of Revenge”, p. 204.

[7] Pour ces références, voir N. Masalah, The Bible & Zionism: Invented Traditions, Archaeology and Post-Colonialism in Israel-Palestine, London and New York, 2007, p. 150-151 ; cf. S. Jacobs, “Rethinking Amalek in the 21st Century”, Religions, 8.9, 2017, p. 1-15.

[8] S. Friedländer, “Uriel Tal: In Memoriam”, in Uriel Tal, Religion, Politics and Ideology in the Third Reich. Selected Essays, New York, 2004, p. vii.

[9] Uriel Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, The Jerusalem Quarterly, 1985, p. 44-55 repris dans M. Saperstein (ed.), Essential Papers on Messianic Movements and Personalities in Jewish History, New York, 1992, p. 492-503; cf. p. 498-499.

[10] Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, p. 499. Nous soulignons ici le choix et l’emploi du terme de “solution” par Uriel Tal pour désigner l’idéologie extrémiste qu’il fut le premier à dénoncer, et dont il souligna explicitement l’analogie avec celle du IIIe Reich (voir sa lettre citée infra).

[11] Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, p. 500.

[12] On signalera toutefois E. H. Yoffie, “Promoting Racism in Israel” (15 April 1983), Sh’ma: A Journal of Jewish Ideas. 13 (252), p. 91–93.

[13] Cf. Jaffee, “The Return of Amalek: The Politics of Apocalypse and Contemporary Orthodox Jewry”, p. 67 n. 36: “My efforts to turn up a copy of this article have failed. The Bar Ilan library does not have a copy of this issue of Bat Kol, and my requests for copies from Israeli colleagues yield nothing. I do know that Rabbi Hess chose not to have the essay reprinted in his “collected essays” prior to his death in the late 1980s”.

[14] Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, p. 500-501.

[15] Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, p. 503

[16] Uriel Tal emploie le terme de logos au sens générique de « discours », et plus particulièrement de « discours idéologique » : voir la phrase suivante.

[17] Tal, “Foundations of a Political Messianic Trend in Israel”, p. 496.

[18] Cité par Nur Masalah, Imperial Israel and the Palestinians, Londres, 2000, p. 131-133.

[19] Voir les nombreuses références données par Nur Masalah, “Reading the Bible with the Eyes of the Canaanites: Neo-Zionism, Political Theology and the Land Traditions of the Bible (1967 to Gaza 2009)”, Holy Land Studies: A Multidisciplinary Journal, Vol. 8, No.1 (May 2009), p. 55-108.

[20] Shulamit Aloni, “Murder under the cover of righteousness: There is no fixed Method for Genocide”, Peace Research, 35-1, 2003, p. 29-31 ; cf. p. 30.