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Retour des mobilisations paysannes

par Sushovan Dhar
Manifestations de payasannes. JK Photography (CC - Wikimedia )

Après les grandes mobilisations de 2020-2021, qui ont aboutit à des victoires revendicatives, le pouvoir avait réussi à stabiliser la situation. À la veille des élections législatives, les paysans et paysannes se mobilisent de nouveau.

Le 13 février, des milliers d’agriculteurs ont entamé une marche vers la capitale nationale afin de faire valoir leurs revendications, dont le prix minimum de soutien (MSP, son montant est déterminé par le prix auquel sera vendu le produit en bout de chaine). Mais, alors que les agriculteurs du Pendjab se dirigeaient vers Delhi, la police les a arrêté·es à la frontière entre le Pendjab et l’Haryana et a attaqué les manifestant·es à coups de canons à eau et de gaz lacrymogènes.

Après l’échec des discussions avec les représentants du gouvernement le 12 février, des groupes comme le Samyukta Kisan Morcha (front uni des paysans) et le Kisan Mazdoor Morcha (front des agriculteurs et des travailleurs) ont organisé la marche Dilli Chalo (« allons marcher vers Delhi »), également appelée Farmers’ Protest 2.0 (manifestation des agriculteurs 2.0). Alarmé par les actions des agriculteurs, le gouvernement indien a appliqué la section 1441 et a encerclé la capitale avec des barbelés, des blocs de béton et des conteneurs d’expédition.

Les protestations actuelles constituent un défi pour le gouvernement du BJP à l’approche des élections générales. Si l’opposition parvient à faire campagne en faveur d’un MSP, assorti d’une garantie légale, elle pourrait bénéficier d’un coup de pouce supplémentaire avant les élections parlementaires.

La reprise de l’agitation

Les manifestationsdes paysan·es en 2020 et 2021 contre les projets de lois agricoles ont marqué un tournant dans le paysage politique des mouvements sociaux du pays2 . L’adoption précipitée par le gouvernement indien de trois lois agricoles en septembre 2020 a servi de catalyseur initial. Leurs vastes ramifications et l’absence d’un débat ou d’une consultation plus large ont suscité une vive réaction de la part des mouvements ruraux et des syndicats d’agriculteurs dans tout le pays.

Le gouvernement indien a été contraint d’abroger les trois lois agricoles en novembre 2021 à la suite des immenses protestations qu’elles ont suscitées. Les manifestations des paysan·es, qui ont coïncidé avec l’utilisation par le gouvernement de la pandémie de Covid-19 comme prétexte pour faire passer une vaste réforme économique néolibérale, ont constitué une victoire importante pour les mouvements sociaux en Inde.

Le gouvernement autoritaire de Modi, qui a par ailleurs tenté de réprimer la résistance populaire croissante face à son nationalisme et à ses programmes néolibéraux, a été forcé à une concession substantielle avec l’abrogation des lois. Ainsi, le Kisan Andolan (lutte des agriculteurs) a montré qu’il était possible de remettre en question la stratégie du gouvernement consistant à saper les mouvements sociaux et à réprimer les résistances..

Le conflit avec le pouvoir

Le 21 février, le déploiement massif de gaz lacrymogènes par la police de l’Haryana, État du nord de l’Inde, contre les agriculteurs qui manifestaient, a plongé le ciel au-dessus des points de passage de Shambhu et de Khanauri, à la frontière entre le Pendjab et l’Haryana, dans une épaisse fumée. Cet événement a également mis en évidence l’ombre qui s’allongeait sur le pays : le recours récurrent du gouvernement à des représailles violentes contre les citoyen·nes organisé·es démontrait ses tendances dictatoriales. Dans ce contexte, la mobilisation extraordinaire de milliers d’agriculteurs représente non seulement un défi provenant des groupes marginalisés 3, défendant leurs intérêts économiques, mais aussi un objectif, bien plus important : le rejet ouvertement conflictuel et audacieux des méthodes d’un gouvernement qui a la mainmise sur tout.

La résurgence de la contestation dont témoigne le mouvement offre la possibilité de forger une vaste coalition politique et sociale face au pouvoir. La réaction frénétique du BJP et sa tentative désespérée non seulement de contenir à tout prix le mouvement des agriculteurs, mais aussi de le discréditer, peuvent s’expliquer par la nature fondamentale du mouvement et ses conséquences pour le système politique et la société à court, moyen et long terme.

Avec ses épaisses barricades à chaque entrée de la capitale, la police a jusqu’à présent empêché les agriculteurs d’atteindre le centre politique de la nation, New Delhi. Sans relâche, les manifestant·es ont établi leur camp à deux endroits, Khanauri et Shambhu, à une courte distance du poste de police, relié seulement par un chemin de terre. Ce dernier est impraticable en raison de la présence de fils barbelés, de tranchées creusées et de conteneurs. La moindre tentative de franchissement entraîne l’intervention de la police, comme ce fut le cas lors de la répression du 21 février.

Le gouvernement ignore les revendications paysannes

La demande d’une loi garantissant des MSP pour les produits agricoles est au cœur des manifestations. Le gouvernement fixe chaque année des « prix de soutien » pour plus de vingt récoltes afin de protéger les producteurs contre les fortes baisses de prix, mais la mise en œuvre reste problématique. Seuls 7 % des agriculteurs qui cultivent du riz et du blé profitent des achats de soutien effectués par les agences d’État pour ces cultures. Les manifestant·es demandent que tous les produits agricoles soient inclus dans les prix de soutien.

En outre, ils réclament des annulations de dettes pour les paysans, des pensions retraites pour les agriculteurs et les ouvrier·es agricoles, ainsi qu’une indemnisation pour les familles des agriculteurs tués lors du mouvement de 2020-21. Même si le gouvernement se dit prêt à discuter avec les représentant·es des agriculteurs, sa communication bien rodée vise en permanence à présenter la demande de MSP comme irréalisable d’un point de vue économique. Cependant, les agriculteurs indiens rappellent à l’opinion publique que l’une des principales raisons de l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi en 2014 était la promesse qu’il leur avait faite de leur garantir un bénéfice de 50 % par rapport au coût des intrants et de doubler leurs revenus d’ici 2022. Quatre cycles de négociations entre l’administration et les dirigeants du syndicat des agriculteurs ont abouti à une impasse en février. Pour les cinq prochaines années, le gouvernement a promis d’acheter des lots entiers de coton, de maïs et de légumineuses au MSP, mais les agriculteurs ont refusé d’accepter des broutilles.

La crise agraire

Le secteur agricole est crucial dans l’économie indienne, 60 % de la population étant engagée dans l’agriculture, qui correspond approximativement à 18 % du PIB du pays. Cependant, les agriculteurs sont confrontés à de nombreux problèmes, allant de l’acquisition d’intrants à la commercialisation aux activités post-récolte, qui peuvent avoir un impact direct ou indirect sur leur vie.

La paysannerie indienne continue de lutter pour sa survie dans un contexte de crise agraire chronique, causée par trois décennies de réformes néolibérales. Cette crise se manifeste de diverses manières, notamment par de mauvaises récoltes, qui entraînent des revenus faibles ou négatifs, l’endettement, le sous-emploi, la dépossession et même les suicides.

Les racines de cette crise remontent à l’époque de la colonisation britannique et aux échecs de l’État indien depuis 1947. Bien que de nouveaux facteurs soient apparus, les anciens persistent. La crise a commencé à exploser lorsque le gouvernement a déréglementé le secteur bancaire, en accordant des licences à de nouvelles banques privées qui ont concurrencé les banques du secteur public.

Les banques du secteur public, incapables de rivaliser avec les nouvelles banques privées, ont supprimé leurs agences rurales, et le crédit destiné à l’agriculture a été transféré ailleurs, notamment dans le secteur financier qui se développait. Le crédit agricole s’est contracté et les agriculteurs ont de nouveau eu recours à des sources de crédit informelles.

Attaqués par la concurrence mondiale et les capitalistes

Après l’adhésion de l’Inde à l’Organisation mondiale du commerce le 1er janvier 1995, les restrictions quantitatives sur les importations agricoles ont été assouplies. Les agriculteurs indiens, dont beaucoup ne cultivaient que quelques hectares, ont été mis en concurrence avec les grandes entreprises multinationales de l’agroalimentaire et avec les agriculteurs des pays développés qui cultivaient des milliers d’hectares et bénéficiaient d’importantes subventions de leur gouvernement.

Le gouvernement a non seulement autorisé les importations de produits agricoles, mais il a également réduit les subventions accordées aux agriculteurs indiens. L’augmentation du coût des engrais s’est traduite par une hausse des frais de culture. Les agriculteurs ont acheté des semences et des insecticides coûteux à la suite d’opérations de marketing massives menées par des entreprises du secteur privé promettant des rendements et des bénéfices plus élevés, ce qui a entraîné une augmentation des dépenses de culture sans accroître les rendements de manière significative.

La culture du coton dans les régions semi-arides du plateau du Deccan 4 en est la preuve : les agriculteurs ont été encouragés à cultiver du coton pour l’exportation, mais l’absence de réglementation stricte en matière d’agro-industrie a entraîné la vente de fausses semences et l’utilisation excessive de pesticides, ce qui n’a pas protégé les agriculteurs des mauvaises récoltes successives provoquées par des parasites. La baisse des prix mondiaux du coton a précipité une grave crise agricole dans cette région, entraînant une augmentation des suicides d’agriculteurs. Les dépenses publiques dans les zones rurales ont chuté brutalement. Il n’y a pas eu d’augmentation de l’irrigation de surface depuis 1991. Comme il n’y a pas eu de réparations ni de désensablement, la superficie irriguée par les canaux a diminué de 400 000 hectares. Par conséquent, les revenus des agriculteurs n’ont augmenté que de 1,96 % par an entre 1993-1994 et 2004-2005.

Des conséquences dramatiques

Une crise agraire prolongée a été provoquée par l’augmentation des dépenses, la faiblesse des prix sur le marché mondial et les mauvaises récoltes. Depuis 1991, le gouvernement a réduit les subventions alimentaires aux consommateurs. Le nombre de personnes sous-alimentées a en conséquence augmenté d’environ vingt millions entre 1995 et 2001. Selon le rapport sur l’état de l’insécurité alimentaire dans le monde publié en 2003 5par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 214 millions de personnes, soit 25 % des 842 millions de personnes sous-alimentées de la planète à l’époque, se trouvaient en Inde. Au cours de la même décennie, au moins 25 000 agriculteurs se sont suicidés.

Les petits agriculteurs et les agriculteurs marginaux sont les premiers touchés. Les agriculteurs aisés ont pu se protéger de l’impact total de la crise en s’appuyant sur les marchés mondiaux dans des secteurs importants tels que l’aquaculture et l’horticulture. Ils ont pu tolérer des pertes pendant les années de vaches maigres et disposaient des ressources nécessaires pour réaliser des investissements. Les grands agriculteurs n’ont pas été aussi maltraités par la libéralisation que le reste de la société agraire.

Suicides pour endettement

Le nombre de suicides d’agriculteurs a encore augmenté en 2022. Selon les données les plus récentes du National Crime Records Bureau (NCRB) 6, environ 11 290 cas de suicide ont été signalés au niveau national en 2022. Cela représente une augmentation de 3,7 % par rapport à 2021. Les données de 2020 indiquaient une croissance de 5,7 %. Au moins un agriculteur indien se suicide toutes les heures. Les agriculteurs meurent par suicide à un rythme qui augmente depuis 2019.

Les données du NCRB notent que des sécheresses ont été signalées dans de nombreuses régions et que les cultures sur pied ont été endommagées par des précipitations soudaines et intenses. Les problèmes ont été multipliés par la montée en flèche des prix du fourrage et la dermatose nodulaire, très contagieuse, qui n’a pas facilité la tâche des éleveurs de bétail.

Les statistiques du NCRB révèlent une tendance inquiétante : les ouvrier·es agricoles qui dépendent de l’agriculture pour leur subsistance quotidienne se suicident plus que les agriculteurs et les cultivateurs. Les travailleurs agricoles représentent au moins 53 % des décès par suicide.

Cela est significatif car, au fil du temps, la part des salaires agricoles a fortement augmenté dans le revenu des agriculteurs, au détriment de la production agricole. C’est ce qu’a mis en évidence une enquête nationale, publiée en 2021, qui comprenait les données sur les terres et le bétail détenus par les ménages et l’évaluation de la situation des ménages agricoles7. L’étude a révélé que la majorité des revenus d’un ménage agricole (4 063 roupies, soit 45 euros) provenait de paiements reçus en échange de travaux agricoles. L’agriculture vient en dernier, suivie par l’élevage. Ce dernier a connu un déclin précipité, passant de 48 % en 2013 à 38 % en 2019. Le sondage, qui se base sur les statistiques gouvernementales les plus récentes, indique que le salaire mensuel moyen en 2019 s’élevait à la somme dérisoire de 10 218 roupies (113 euros).

Danses de la mort

Des études ont montré une corrélation entre les catastrophes liées au changement climatique et les suicides. Les sécheresses sont également devenues plus fréquentes et plus répandues dans le pays. Selon la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, près des deux tiers du pays étaient menacés de sécheresse en 2020-2022. Les années marquées par une pénurie de précipitations sont généralement marquées par une augmentation des suicides d’agriculteurs. Une vague de chaleur étouffante au début de l’année 2022 a entraîné une hausse inhabituelle des températures en avril et en mai, période des récoltes. Il en a résulté des pertes de récoltes généralisées, en particulier pour le blé.

Selon un rapport du Conseil indien de la recherche agricole, la vague de chaleur a affecté la production de blé du pays ainsi que les rendements des fruits, des légumes et des animaux dans au moins neuf États. L’Institut international pour l’environnement et le développement a réalisé une étude8 qui examine la relation entre le nombre de suicides d’agriculteurs et l’écart des précipitations par rapport à la moyenne.

C’est dans ce contexte que les agriculteurs ont repris la route. Avec des revenus agricoles terriblement bas, l’endettement du secteur s’accroît. Il s’agit d’une véritable danse de la mort. Aucun signe n’indique une atténuation de la tragédie agricole.

Le débat sur la MSP

Le jour où les manifestations ont commencé, un quotidien 9 bien connu a publié un article citant des sources officielles qui estimaient à 241 milliards de dollars le coût de la mise en œuvre du MSP. Selon un certain nombre d’économistes agricoles favorables à l’establishment, la légalisation du MSP pour 23 cultures est impraticable en raison de l’énorme charge financière que cela représenterait et du fait que le gouvernement accorde déjà des subventions à l’agriculture.

Mais ces évaluations ne sont pas fondées. L’objectif des chiffres avancés est de créer une psychose. Les agriculteurs demandent que le MSP soit fixé comme le prix minimum en dessous duquel le commerce est interdit. Cela n’implique pas que tous les achats doivent être effectués par le gouvernement. En outre, les estimations du coût supplémentaire provenant de sources indépendantes vont de 18 milliards de dollars, selon un ancien président de la commission des prix agricoles du Karnataka, à 2,53 milliards de dollars US, comme le rapporte Crisil10. C’est une erreur commune de dire que l’agriculture reçoit beaucoup de subventions. Selon les rapports de l’OCDE, les agriculteurs indiens perdent de l’argent depuis 2000. Parmi les 54 principales économies examinées, l’Inde est la seule où il n’y a pas de soutien financier pour les pertes agricoles.

Le MSP, un choix de société

La Commission des agriculteurs 11 du gouvernement national a proposé une formule améliorée que les agriculteurs souhaitent voir utilisée pour améliorer les effets du MSP 12. Le gouvernement indien reconnaît la nécessité et le désir légitime des agriculteurs d’obtenir un prix minimum pour leurs produits. Il a mis en place un système de détermination et d’annonce de ce prix, même s’il est imparfait et controversé. Il reconnaît également qu’il a l’obligation de « soutenir » les agriculteurs par un prix plancher, même s’il ne légifère pas. Tant que le MSP reste théorique, personne ne semble y trouver à redire. Dès que les agriculteurs commencent à exiger que l’État respecte ses engagements, les problèmes surgissent.

L’idée du MSP est ancrée dans un contrat moral entre les agriculteurs et l’État. Un État postcolonial pauvre confronté à une explosion démographique a le devoir moral et politique de nourrir sa population de manière raisonnable et suffisante. La production et la vente de denrées alimentaires n’étant pas une activité économique typique pouvant être soumise à l’offre et à la demande sur le marché.

Il existe une justification économique, même en faisant abstraction de la justification morale. L’agriculture est une activité nécessaire mais risquée. En outre, la majorité des agriculteurs indiens sont marginaux et de petite taille, et ils pratiquent généralement l’agriculture pluviale. L’agriculture est un secteur très exposé aux risques liés à la production et à la commercialisation. L’agriculteur ne contrôle aucun facteur ou variable, y compris les conditions météorologiques, les terres dont il a hérité et les caprices des marchés nationaux et mondiaux.

Compte tenu des nombreux aléas liés à l’agriculture, l’offre varie logiquement, tandis que la demande est largement constante en raison de la faible élasticité de la demande. Cela se traduit par une volatilité des prix. En outre, l’élasticité des revenus est plus faible dans le secteur alimentaire, ce qui signifie que la demande de produits agricoles croît plus lentement que l’économie dans son ensemble. Ces facteurs rendent indispensable une intervention visant à garantir aux producteurs des prix équitables.

Enfin, le MSP a une justification écologique. Les agriculteurs indiens sont parmi les plus touchés par le changement climatique, qui pourrait entraîner une baisse de 25 % de leurs revenus. Ils ont besoin d’être soutenus pour y faire face. Les agriculteurs doivent diversifier leurs pratiques agricoles, mais ils ne peuvent le faire que s’ils ont la certitude que les nouvelles cultures produiront des revenus respectables.

La politique d’approvisionnement actuelle encourage une dépendance non écologique à l’égard du blé, du riz et de la canne à sucre. Un MSP global encouragera les agriculteurs à se diversifier et à faire progresser l’économie agricole du pays. Une discussion détaillée sur les arguments économiques, financiers et techniques en faveur du MSP n’entre pas dans le cadre de cet article. Cependant, divers calculs montrent que c’est parfaitement possible. En outre, un projet de loi visant à garantir légalement le MSP existe déjà. En 2018, une trentaine de syndicats d’agriculteurs ont collaboré à la préparation d’un projet de loi sur la garantie légale du MSP sous les auspices du All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (Comité de coordination de l’Inde pour la lutte des paysans). Il est intéressant de noter que la quasi-totalité des 21 partis politiques du bloc INDIA 13 ont participé à la rédaction du cadre législatif de l’organisation.

Et le mouvement paysan ?

L’effervescence qui règne à la frontière entre le Pendjab et l’Haryana rappelle les manifestations de 2020. Toutefois, il n’est pas certain que le mouvement paysan puisse s’étendre face à la montée du nationalisme hindou et la légitimité actuelle de Modi.

En 2021, plusieurs syndicats avaient l’intention de poursuivre l’agitation jusqu’à ce que des garanties officielles concernant les MSP soient établies, même après l’abrogation des trois lois. La direction du SKM 14 dans son ensemble en a toutefois décidé autrement.

Cependant, il est clair que la réponse féroce du gouvernement est un aveu ouvert de sa terreur face à ses propres citoyens, face à la protestation non-violente. Le mouvement de 2020-21 s’est transformée en un mouvement plus large pour résoudre le problème agraire structurel et préserver les moyens de subsistance des populations rurales. La diversité sociale du mouvement peut inspirer les mouvements du monde entier, et l’a déjà fait.

Les agriculteurs indiens ne sont pas isolés : des manifestations d’agriculteurs ont éclaté à Bordeaux, Varsovie, Cardiff, Bruxelles, Madrid et dans d’autres villes d’Europe. Des agriculteurs ont bloqué les routes avec des cortèges de tracteurs, ils ont brûlé des bottes de paille, envahi des places municipales et bloqué des bâtiments législatifs avec leurs tracteurs.

Vers un affrontement politique ?

Pour des raisons qui vont au-delà de l’immédiat, les élites politiques indiennes sont très préoccupées par les protestations des agriculteurs. En effet, les appels à la justice sociale lancés par les groupes marginalisés risquent de réduire l’attrait de l’Hindutva et, par conséquent, sa capacité à unir les divers électeurs hindous en entretenant les divisions communautaires au sein de la société.

Cela représente un danger pour le calcul électoral du BJP qui s’est élargi en ajoutant, à sa base de soutien constituée de castes favorisées, divers groupes de castes issus des « autres classes défavorisées » (OBC), qui n’ont pas de liens historiques avec son parti. Comprenant que la mobilisation de ces groupes marginalisés représente un risque de fracture, le parti du Congrès et les autres acteurs de l’opposition ont façonné leurs campagnes électorales de manière à donner la priorité aux préoccupations de ces OBC. Si son parti remporte les élections, Rahul Gandhi leur a assuré qu’il explorerait les possibilités d’améliorer leurs quotas dans les emplois publics et l’éducation. Que ce soit délibérément ou fortuitement, une mer d’agriculteurs campant dans les rues pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant les élections générales – prévues dans les deux prochains mois – aide l’opposition dans son pari, car elle légitime son programme de justice sociale.

L’objectif principal de Modi est donc d’empêcher le mouvement de s’étendre au-delà du Pendjab, comme il l’a fait en 2020-21 lorsque les agriculteurs de l’ouest de l’Uttar Pradesh et de l’Haryana l’ont rejoint et lui ont donné plus de force et de portée. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas propres au Pendjab. Les paysans d’autres États ont formulé des plaintes similaires, soulignant qu’en l’absence de garanties juridiques, les MSP du gouvernement n’étaient que de la poudre aux yeux.

Le gouvernement est conscient que l’utilisation d’une force excessive contre des manifestant·es non violents pourrait mettre en péril l’image soigneusement construite par le Premier ministre, celle d’un leader positionné au côté des défavorisé·es et des opprimé·es. C’est pourquoi il s’est tourné vers sa tactique favorite, à savoir la démagogie raciste et la tentative de dépeindre les manifestant·es comme des partisans du Khalistan (nom de l’État revendiqué par les indépendantistes sikhs de l’État indien du Pendjab), afin d’empêcher toute appréciation objective et impartiale des protestations.

C’est dans ce contexte que les agriculteurs indiens ont besoin de notre soutien et de notre solidarité. Il est également important que la classe ouvrière soutienne activement le mouvement des agriculteurs. Cela permettra non seulement de renforcer la résistance, mais aussi d’aider les travailleurs à tirer parti de la situation et à obtenir gain de cause sur leurs revendications. Ce n’est qu’alors que nous pourrons porter un coup sérieux aux fascistes au pouvoir. n


 

Le 19 mars 204

Sushovan Dhar est militant de la IVe Internationale, syndicaliste dans les mouvements paysans, membre du CADTM.

  • 1L’article 144 du Code de procédure pénale de 1973 autorise le magistrat exécutif d’un État ou d’un territoire à prendre une ordonnance interdisant le rassemblement de quatre personnes ou plus dans une zone donnée. Chaque membre d’un tel rassemblement peut être inculpé pour avoir participé à une émeute.
  • 2Pour en savoir plus, voir « Mobilisations paysannes sur fond de crise agraire », Inprecor, 683-684 - mars-avril 2021.
  • 3Les groupes marginalisés sont ici des OBC (Other Backward Classes, autres classes défavorisées), principalement des personnes de la caste des Jaths. Cette communauté a constitué une solide réserve de votes pour le BJP et a été le fantassin de l’Hindutva, idéologie hégémoniste indoue, contre les musulmans dans les zones rurales. L’opposition de ces groupes met donc en danger le calcul électoral du BJP.
  • 4Le plateau du Deccan est un grand plateau qui couvre la majeure partie de l’Inde du Sud. De forme triangulaire, il est entouré de trois chaînes de montagnes. Il s’étend sur huit États indiens.
  • 5The State of Food Insecurity in the World, 2003.
  • 6« Crime in India Year Wise »
  • 7Situation Assessment of Agricultural Households and Land and Livestock Holdings in Rural India, 2019.
  • 8« Urgent preventative action for climate-related suicides in rural India», le 15 mars 2024.
  • 9MSP guarantee to cost additional Rs 10 lakh cr, almost equal to infra spending », Business Today, 13, février 2024.
  • 10CRISIL, anciennement Credit Rating Information Services of India Limited , est une société d’analyse indienne fournissant des services de notation, de recherche et de conseil en matière de risques et de politiques et est une filiale de la société américaine S&P Global.
  • 11National Commission on Farmers.
  • 12Elle a suggéré que le MSP soit calculé sur la base d’une marge minimale de 50 % par rapport au coût global de production, qui comprend le coût imputé de la location des terres et les intérêts sur les coûts d’investissement. En langage technique, il s’agit du « concept de coût C2 » de la CACP. Mais ce n’est pas ce que le gouvernement applique aujourd’hui. Le SPM du gouvernement est actuellement basé sur un coût qui ne couvre que les dépenses personnelles (A2) ajoutées à la valorisation de la main-d’œuvre familiale (FL). La demande des agriculteurs pour que le MSP soit au moins égal à C2+50 % leur assure que, comme pour tout autre travail, ils obtiendront une marge raisonnable en plus de leur coût de production. En fait, un gouvernement réactif et responsable devrait interpréter cette demande comme « au moins C2+50 % » et prévoir une marge plus importante pour certaines cultures qu’il souhaite encourager dans un souci d’équité sociale ou de durabilité environnementale.
  • 13The Indian National Developmental Inclusive Alliance (l’alliance nationale indienne pour le développement et l’inclusion), communément appelée INDIA, est un front d’opposition annoncé par les dirigeants de 28 partis pour disputer les élections parlementaires de 2024.
  • 14Samyukt Kisan Morcha, qu’on peut traduire par « force commune des agriculteurs », est une coalition de plus de quarante syndicats d’agriculteurs.

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