Au terme d’une nouvelle édition du Forum social mondial (FSM) qui s’est déroulée à Katmandou, au Népal, du 15 au 19 février, l’heure est au bilan. Ce fut un événement très réussi pour la région. Mais il faut aller de l’avant, promouvoir des initiatives concrètes dans un contexte international complexe marqué par l’offensive de l’extrême droite.
Cette édition du Forum social mondial (FSM) a été très positive, principalement en raison de la participation de secteurs populaire très divers et parmi les plus opprimés. Je pense notamment aux Dalits, la caste des intouchables, aux peuples natifs et indigènes, historiquement marginalisés mais très organisés, aux forces syndicales, à de nombreuses féministes issues des classes populaires. La majorité était originaire du Népal et de l’Inde. Les organisateurs ont compté 18 000 inscriptions de plus de 90 pays. D’ailleurs alors qu’ils avaient fait imprimer 15 000 cartes de délégué·es, ils ont dû en faire réimprimer 3 000 en toute urgence pendant le FSM. Lors de la manifestation d’ouverture du jeudi 15 février 2024, entre 12 et 15 000 participant·es se sont mobilisé·es. Dans les conférences, les ateliers et les activités culturelles, chaque jour, il y avait pas moins de 10 000 personnes. C’était une excellente décision de venir au Népal. C’est un résultat incomparablement meilleur que le FSM de mai 2022 au Mexique. Le comité organisateur déclare que 50 000 personnes ont participé au FSM. C’est exact si on additionne la participation journalière pendant quatre jours.
Cependant, le FSM en tant que tel n’a pas atteint la même représentation qu’au cours de sa première décennie d’existence, après sa fondation à Porto Alegre, au Brésil, en 2001. Il y avait très peu de participant·es venant d’Europe, d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Amérique du Nord. Bref, un bon niveau de participation régionale mais une faible présence des autres continents. Cela montre les difficultés du FSM à prendre des initiatives globales ayant un impact réel. Les derniers grands rassemblements du Forum social mondial ont eu lieu en 2009 à Bélem au Brésil avec plus de 90 000 participant·es, suivi de celui de Dakar en 2011 au moment du printemps arabe et de Tunis en 2012. J’ai décrit l’évolution du FSM et du mouvement altermondialiste des années 1990 à 2012 dans une série d’articles publiés sur le site du CADTM1.
Il manque une dynamique internationale mobilisatrice
L’édition de Salvador de Bahia au Brésil en 2019, bien qu’elle ait été bien suivie, était essentiellement réduite à la région du Nord-Est brésilien, avec des représentations de quelques autres régions du Brésil. Malheureusement, la présence d’autres continents était faible. Le FSM réalisé en mai 2022 a constitué un grave échec de mobilisation tant au niveau local qu’international.
Nous percevons aujourd’hui une réalité contradictoire. D’une part, le Forum social mondial ne constitue plus une véritable force d’attraction et de propulsion. D’autre part, c’est le seul espace mondial qui existe encore. C’est pourquoi il est encore important pour des réseaux internationaux comme le CADTM d’y participer.
Je suis convaincu que si le FSM avait une force réelle – telle que nous l’avions collectivement construite entre 2001 et 2003, lorsque nous avons appelé à de grandes mobilisations pour la paix et contre la guerre en Irak en février 2003 (manifestations qui ont réuni plus de 10 millions de personnes), son pouvoir serait aujourd’hui significatif : à la fois pour faire face au génocide en Palestine et pour aider à construire un large frein à la croissance de l’extrême droite que l’on peut observer dans de nombreuses régions du monde.
Quand je dis cela, je fais référence, entre autres, à Narendra Modi en Inde, nationaliste, anti-slam et antimusulman, violent ; à Ferdinand Marcos Junior aux Philippines, héritier non seulement de la dictature familiale mais aussi du répressif Rodrigo Duterte ; à la régression réactionnaire du régime en Tunisie, de plus en plus similaire à l’ancienne dictature de Ben Ali, avant le printemps arabe. En Europe, il y a des gouvernements extrémistes de droite et bellicistes comme celui de Vladimir Poutine responsable de l’invasion de l’Ukraine.
Il y a également le gouvernement de Giorgia Meloni en Italie, de Viktor Orban en Hongrie. Je pense aussi aux menaces réelles de Chega, une nouvelle extrême droite au Portugal qui aspire à récolter 20 % des suffrages alors qu’elle était absente électoralement entre 1975 et il y a seulement trois ans, à la possibilité d’une victoire de Marine Le Pen en France à la prochaine présidentielle, à VOX en Espagne, à la victoire électorale du parti d’extrême droite aux Pays-Bas, à l’avancée de l’AFD en Allemagne… Et sans prétendre les citer tous, en Amérique latine, à des présidents comme Nayib Bukele au Salvador ou Javier Milei en Argentine, qui possèdent un programme économique et social plus radical que Pinochet lui-même dans le Chili dictatorial. Tout cela dans le contexte mondial d’une possible victoire électorale de Donald Trump à la prochaine élection présidentielle américaine. Sans oublier le gouvernement fasciste de Benyamin Netanyahou en Israël, promouvant un projet raciste, génocidaire et colonialiste.
À la recherche de meilleures propositions
La formule d’un FSM avec seulement des mouvements sociaux et des ONG mais sans partis politiques progressistes (comme défini dans la Charte de principe de 2001) ne permet pas une lutte adéquate contre l’extrême droite. Face à la montée de l’extrême droite et des projets fascistes, il faut chercher un autre type de convergence internationale. Dans ce sens, le CADTM, avec d’autres acteurs sociaux, a contacté le PSOL (Parti Socialisme et liberté) et le PT (Parti des travailleurs) de Porto Alegre, berceau du Forum Social Mondial depuis 2001, pour proposer la création d’un Comité d’organisation qui convoquerait une réunion internationale en mai pour discuter de la marche à suivre, en vue d’une grande réunion dans un an. Avec une vision large pour intégrer les mouvements sociaux de toutes sortes, les féministes, les activistes pour la justice climatique, le mouvement LGBTQIA+, dans la perspective de réfléchir à la meilleure façon de résister à l’extrême droite. Des acteurs importants tels que le mouvement brésilien des travailleurs sans terre (MST) pourraient y participer activement. S’ils ont réussi au Brésil à se libérer de Jair Bolsonaro avec une large politique d’alliances politiques et sociales de gauche en évitant d’aller aux élections de 2022 de manière divisée, il est essentiel d’en tirer des leçons politiques concrètes. Le Forum social mondial pourrait continuer de son côté, mais nous sommes convaincu·es qu’un nouveau cadre de forces capables de se remobiliser est nécessaire.
Nous avons besoin d’une grande initiative internationale de front unique anti-extrême droite et antifasciste
Nous avons besoin d’une nouvelle initiative de front unique plus large. Nous pensons que cette première réunion pourrait être convoquée en mai 2024 à Porto Alegre, au Brésil. Il serait concevable, par exemple, d’avoir une forte présence de l’Argentine, avec les forces de la gauche radicale (notamment du FIT-U mais aussi d’autres organisations anticapitalistes), avec la gauche du péronisme, avec les Mères de la Place de Mai, avec l’Autoconvocatoria pour la suspension du paiement de la dette, avec des organisations syndicales telles que la Central de Trabajadores de Argentina (CTA), ATE, et même la CGT (Confederación General de Trabajadores) et les mouvements sociaux et féministes très diversifiés. Ce serait un premier pas vers une grande conférence en 2025 par exemple à Sao Paulo si l’alliance de gauche (PT, PSOL, etc.) remporte les élections municipales en 2024.
La construction de cette nouvelle initiative internationale serait large et diverse, incorporant divers courants révolutionnaires, un front divers et uni de la IVe Internationale à la social-démocratie en passant par l’Internationale progressiste, à travers toute la gamme des sensibilités de gauche, ainsi que des organisations et personnalités progressistes aux États-Unis (par exemple Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, le syndicat automobile UAW qui a remporté une victoire importante en 2023), et des partis et mouvements de gauche d’Europe, d’Afrique, d’Asie et de la région arabe. Il s’agirait aussi d’élargir la participation à des personnalités engagées du monde culturel qui apporteraient leur propre contribution. Il est nécessaire de convaincre le plus grand nombre de forces possible, y compris celles qui doivent surmonter les différences et les divisions historiques, et qui comprennent et acceptent le grand défi prioritaire du moment, à savoir la lutte contre l’extrême droite. Nous savons qu’un tel appel ne sera ni simple ni facile à concrétiser : il exige une grande générosité et une forte volonté politique. La complexité du moment historique et les dangers qui pèsent sur l’humanité et la planète nous imposent d’essayer d’y arriver.
Le 20 février 2024, revu le 6 mai 2024.
* Éric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM international) et membre du conseil scientifique d’ATTAC France, est membre de la direction de la IVe Internationale. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC) formée en juillet 2007 par le président de l’Équateur Rafael Correa. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée par la présidente du Parlement grec, qui a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Il est l’auteur de nombreux livres, dont : Banque mondiale – Une histoire critique, Syllepse, Paris 2022 ; Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, Paris 2020 ; Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, Paris 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles 2011.
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