Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

La crise paroxysmique népalaise et son contexte régional

par Pierre Rousset
© Himal Subedi – CC BY-SA 4.0

Il a suffi de quelques jours pour que la situation bascule brutalement au Népal, débouchant sur de violentes émeutes, avant que la démission du gouvernement Oli et la nomination en tant que Première ministre par intérim de la juriste Sushila Karki ne permettent un retour au calme, le pouvoir de fait se retrouvant entre les mains de l’armée. L’explosion de la poudrière népalaise a été précédée et suivie par des mouvements populaires d’une ampleur rare dans la région. Révoltés par l’arrogance des oligarchies, ils ont souvent pour drapeau la lutte contre la corruption.

La crise népalaise apparaît comme une réplique lointaine du tremblement de terre social dont l’Indonésie avait été l’épicentre. La « société civile » est très vivace dans ce pays, utilisant les réseaux sociaux pour se tenir informé des actions engagées dans cet immense archipel (280 millions d’habitant.es). Fin août, les parlementaires ont dansé après s’être accordé une fort substantielle indemnité de logement. La vidéo de ce spectacle indécent est devenue virale. Ce fut l’étincelle qui déclencha le mouvement anticorruption, dans la capitale, Djakarta. La mort d’un livreur à moto, Affan Kurniawan, 21 ans, percuté par un blindé de la police, a donné un coup de fouet supplémentaire à la protestation qui s’est étendue à plus de cent centres urbains. Des bâtiments gouvernementaux et le logement de quelques personnalités politiques en pointe dans la politique répressive ont été incendiés. La révolte a embrassé un large éventail de questions, telles que les inégalités régionales, la pauvreté, les coupes budgétaires dans la santé et l’éducation, le risque de militarisation : le président Prabowo Subianto est un général au lourd passé répressif qui accorde actuellement des pouvoirs nouveaux à l’armée. La répression a été sévère : morts, disparus, nombreux blessés, incarcérations... Le régime a pris quelques mesures de temporisation, face à la colère populaire, mais il se durcit actuellement et dénonce dans les manifestant.es des « traîtres à la nation ».

Au Népal, c’est l’interdiction des réseaux sociaux, tels WhatsApp et Messenger, qui a constitué l’étincelle provoquant une explosion sociale générale, alimentée par la spirale répression-radicalisation. Chassés par la pauvreté et l’absence de perspectives pour la jeunesse, de très nombreux népalais et népalaises ont émigré (quelque 7,5% de la population). Ces réseaux sociaux sont indispensables pour que les proches puissent garder le contact et que l’argent envoyé par les expatrié.es puisse parvenir aux familles restées au pays. Par ailleurs, de nombreuses petites et moyennes entreprises en dépendent aussi. Leur usage est donc proprement vital pour la population, ce que le pouvoir ne pouvait ignorer. Pour briser dans l’œuf la contestation naissante, les forces dites de l’ordre ont tiré, faisant au moins 19 morts (dont des écoliers et écolières se rendant en classe en uniforme). En deux jours, les 8 et 9 septembre, le pays a basculé dans une violence paroxysmique. Bon nombre d’immeubles ont été incendiés, dont des hôtels, l’épouse d’un ministre trouvant la mort, brûlée vive. Le palais présidentiel, les résidences de personnalités, le Parlement, le Singha Durbar (complexe où opéraient de nombreuses administrations et la plupart des ministères), les sièges de la Haute Cour de Katmandou et de la Cour suprême sont partis en flammes (leurs archives avec, dans un pays où elles n’ont pas été numérisées). L’armée a décrété le couvre-feu, imposant sa mainmise.

Ce n’est plus la royauté ni un général qui gouvernaient alors le Népal, mais une coalition pilotée par… des partis communistes. En effet, en 2006-2008, un soulèvement avait mis fin à la monarchie constitutionnelle (la monarchie absolue avait été renversée en 1990), puis établi une République – et le palais royal a été converti en musée. Après avoir renoncé à la lutte armée, divers PC, de référence maoïste, se sont succédé au gouvernement, nouant des coalitions changeantes, avec ou sans le Parti du Congrès. K.P Oli, Premier ministre au moment des émeutes, était ainsi labellisé « communiste » (il s’était distingué en 2020 en tentant de dissoudre le Parlement). Le factionnalisme a interdit la stabilisation d’un gouvernement. Faute d’une politique de réformes radicales à même de maintenir vivante la dynamique populaire, l’appareil dirigeant des divers partis communistes népalais s’est intégré à l’oligarchie dominante. Un processus de cooptation assez classique, justifié au Népal par un programme affirmant la nécessité d’une alliance avec la « bourgeoisie nationale ». La crise politique est devenue manifeste quand les partis communistes ont perdu l’élection municipale à Katmandou (la capitale) en 2022, au profit d’un candidat indépendant, Balen Shah (un rappeur et ingénieur structural devenu homme politique).

Le Népal compte quelque 30 millions d’habitant·es. Il est connu comme un Etat himalayen (il possède huit des dix montagnes les plus hautes du monde), mais une partie de la population réside dans la vallée du Gange et a été traditionnellement délaissée par le pouvoir central. C’est un pays d’une très grande complexité, multi-ethnique, polyglotte (la langue officielle est le népali), multi-religieux, multi-culturel, comprenant de nombreuses castes. Il est adossé à la Chine et borde l’Inde. La chaîne himalayenne est le théâtre de tensions frontalières. Le réchauffement climatique et la fonte des glaciers créent des lacs temporaires qui risquent de dévaster les vallées et le contrôle de l’eau devient, ici aussi, un enjeu géopolitique majeur. Le régime a tenté de négocier un équilibre dans ses relations avec ses deux grands voisins, chinois et indien, sans grand succès. L’opposition interne, comme les monarchistes, peut chercher des alliés en Asie du Sud. Les suprémacistes hindouistes, liés au Premier ministre indien, Narendra Modi, peuvent se prévaloir de la défense des populations hindoues des basses terres, effectivement discriminées.

La nomination de la juriste Sushila Karki en tant que Première ministre par intérim a favorisé le retour au calme, même si l’armée assure un pouvoir de fait. Elle bénéficie d’une réputation d’honnêteté qui remonte au temps où elle était membre de la Cour suprême. Cependant, des crises de régime se manifestent dans bien des pays de la région (et ailleurs dans le monde !) : renversement de Rajapaksa au Sri Lanka en 2002, renversement de Sheikh Hasina au Bangladesh en 2024, révolte populaire cette année en Indonésie, vaste mobilisation anticorruption en cours aux Philippines…

La solidarité et ses difficultés

Les événements népalais sont suivis de prêt dans toute la région. Les mouvements progressistes ont très vite manifesté leur solidarité avec la jeunesse et les couches populaires népalaises. Ce fut notamment le cas des organisations sœurs du NPA en Asie qui ont initié des appels en ce sens 1. L’organisation de cette solidarité s’est cependant heurtée à plusieurs difficultés :

• Les liens historiques tissés par le passé avec les mouvements progressistes népalais concernaient souvent les partis communistes et leurs organisations syndicales ou paysannes, qui en prenant le pouvoir ont été malheureusement pris par le pouvoir.

• Les « figures » représentant la jeunesse mobilisée contre la corruption, ladite « Génération Z », ont, de leurs propres aveux, été complètement débordées durant des deux jours d’émeutes, l’ampleur et la nature des violences les plus extrêmes ne pouvant être justifiées. On perçoit ici, malheureusement encore, les faiblesses politiques et organisationnelles de la « Gen Z » ou de la « société civile » népalaise.

• Bien des inconnues restent concernant ce qui s’est passé les 8 et 9 septembre. Les « événements » expriment avant tout le degré de crise socio-économique et démocratique qui prévalait dans le pays. Une révolte de cette ampleur n’est pas le produit d’un « complot étranger ». Cependant, des acteurs nationaux (monarchistes…) et internationaux (hindouistes, États…) ont pu souffler sur les braises.

• Il semble bien que ce qui est à l’ordre du jour, c’est la reconstitution générale d’une gauche politique et sociale, un processus qui ne peut-être, il me semble, que long et auquel les forces progressistes de la région sont les plus à même d’aider.

Le Népal s’impose cependant à notre propre agenda international : une question à suivre, pour le meilleur, espérons-le.

Publié le 24 septembre 2025 par ESSF.