« Nous nous battons pour une majorité afin de mettre en œuvre des mesures concrètes »

par Mariana Mortágua
© Bloco de Esquerda

Mariana Mortágua, économiste, est dirigeante du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche, BE) et principale candidate pour les élections législatives du 10 mars au Portugal. Elle répond aux questions de Publico sur le programme défendu par le Bloc aux élections.

Lors du débat avec Pedro Nuno Santos, vous avez clairement indiqué qu’un accord écrit était nécessaire pour soutenir un gouvernement PS. Disposez-vous déjà de ce document écrit ? Quelles sont les conditions minimales ?

Mariana Mortágua : Nous disons que le Portugal a besoin de solutions pour surmonter les principaux problèmes laissés par le gouvernement à majorité absolue du PS1 . Ces problèmes vont du logement à l’éducation en passant par la santé. Nous regardons les principaux services publics, les salaires et leur dégradation, et nous nous rendons compte que quelque chose doit changer dans la politique au Portugal.

Le Bloco de Esquerda présente des solutions pour chacun de ces problèmes. C’est autour de ces solutions que nous voulons une concertation et un accord car nous savons qu’il n’y aura pas de majorité absolue et qu’il est de la responsabilité des partis de gauche de présenter une solution qui mobilise le soutien électoral car c’est pour cela que nous nous battons: une majorité pour mettre en œuvre des mesures concrètes.

 

C’est ce que j’aimerais que vous précisiez, quelles sont les questions fondamentales pour le BE ?

Mariana Mortágua : La question de la santé est essentielle. Il y a 1,6 million de personnes sans médecin de famille parce qu’il y a une difficulté extrême à retenir les professionnels de la santé car il y a un manque d’investissement dans le SNS (Serviço Nacional de Saúde, Service national de la santé).

 

Cela est un diagnostic.

Mariana Mortágua : C’est un diagnostic et une solution parce qu’il est important de disposer d’un régime spécifique accepté par les professionnels.

 

Le régime de pleine disponibilité2   ne répond-il pas à cette question ?

Mariana Mortágua : Non, cela a été imposé aux professionnels. Le gouvernement de la majorité absolue a fait la guerre aux professionnels. Et pas seulement dans la santé. C’était dans l’enseignement, les huissiers… Nous devons sortir de ces impasses que la majorité absolue a laissées derrière elle. Et ce ne sera certainement pas avec les mêmes politiques que la majorité absolue, comme nous l’a dit Pedro Nuno Santos.

 

En 2015 vous aviez un programme concret3 . J’insiste pour vous demander de clarifier à propos de quelques propositions concrètes.

Mariana Mortágua : Ce programme spécifique de 2015 était le fruit de négociations entre le BE et le PS. Il s’agit maintenant d’une campagne électorale, au cours de laquelle chaque parti doit clarifier ce qu’il défend et ce qu’il veut faire. Le BE a la responsabilité de répondre à la question de savoir jusqu’où il est prêt à aller et quels types de majorités et d’accords il souhaite obtenir.

Nous l’avons fait en disant que nous voulions un accord. Mais celui-ci doit être structuré autour de politiques concrètes. Et ces politiques concrètes sont les mesures que nous avons présentées. Pour le logement : baisse des taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires, baisse des loyers, contrôle de l’hébergement temporaire (Airbnb) et du sur-tourisme. Pour la santé : un régime spécifique pour retenir les professionnels avec une augmentation de la rémunération de 40 % et l’engagement de 4 000 médecins et infirmiere·s pour résoudre le problème structurel du SNS. Pour l’éducation : la formation pédagogique des enseignants qui arrivent maintenant dans les écoles publiques, pour mettre fin à cette controverse avec les enseignants portant sur le rétablissement de l’ancienneté. Il y a aussi des propositions portant sur les transports publics, le climat, les salaires, les retraites…

 

Vous avez dit que le BE avait l’obligation de dire jusqu’où il voulait aller. Souhaite-t-il entrer au gouvernement ? Avec le portefeuille du logement ?

Mariana Mortágua : Parler de ministères sans parler de politiques concrètes est un subterfuge utilisé par ceux qui ne veulent pas parler de politique et de solutions. Ce qui nous intéresse et ce qui intéresse le pays, c’est de savoir quelles mesures pourront être mises en place avec une majorité après le 10 mars.

 

Vous préconisez de rétablir l’ancienneté des enseignant·es dès la première année de gouvernement. Le PS veut le faire en quatre ans. Êtes-vous prêts à accepter ce délai ?

Mariana Mortágua : La question des enseignant·es est la preuve de l’arrogance de la majorité absolue. Elle a entretenu une guerre avec les enseignant·es, affirmant qu’il était impossible de rétablir l’ancienneté. Le jour où la majorité absolue tombe, un ministre de l’Education dit que c’était possible après tout. Il est temps de mettre fin à ce drame inutile. Des milliers d’enseignants ont pris leur retraite depuis 2018, il est donc possible de rétablir l’ancienneté des enseignants et de le faire immédiatement. N’inventons pas des problèmes là où il n’y en a pas.

 

Manifestez-vous la disponibilité de le faire sur une plus longue période ?

Mariana Mortágua : Je ne vois pas de raisons budgétaires, je ne vois pas de raisons politiques pour que cela se fasse sur une période plus longue.

 

Le BE a présenté les coûts découlant des principales mesures proposées. La stratégie du BE consiste à prélever de l’argent sur les ressources inutilisées et sur l’excédent budgétaire. Comment résoudre ce problème à long terme ?

Mariana Mortágua : Ce n’est pas un problème. Un excédent budgétaire de plusieurs milliards d’euros vient d’être présenté, alors que le solde positif que nous avons en deuxième année est de 705 millions. Nous sommes loin d’avoir utilisé toute la marge de manœuvre qui existe. Et cette marge a deux bases : la première est l’excédent budgétaire, la seconde est la marge qui a été créée lorsque le gouvernement PS a systématiquement dépassé les objectifs de recettes qui avaient été fixés dans le budget de l’État. Cette marge, en deux ans seulement – soit parce qu’il y a eu des recettes imprévues qui n’ont pas été dépensées, soit parce qu’il y a eu des dépenses budgétées qui n’ont pas été faites – s’élève à 8,5 milliards d’euros.

 

Mais les dépenses vont augmenter, l’excédent va s’épuiser. Comment pouvons-nous supporter l’augmentation croissante de ces dépenses ?

Mariana Mortágua : Il n’y a aucune raison pour qu’un déficit perdure ou s’aggrave, car les calculs effectués par le BE présentent à la fois l’évaluation des dépenses, mais aussi une évaluation et des propositions de recettes qui rééquilibrent et apportent un peu de justice fiscale. 

 

Donnez des exemples…

Mariana Mortágua : Le régime des résidents non habituels, qui restera en place pendant les dix prochaines années, représente des recettes de 1,5 milliard d’euros par an. Un impôt sur les successions de plus d’un million d’euros assurera une entrée estimée à 100 millions d’euros par an. Un impôt sur les grandes fortunes supérieures à 1,6 million d’euros apportera 150 millions d’euros par an. Et nous comptons déjà sur le fait que l’AIMI4  devrait être déduit de cet impôt sur les grandes fortunes pour qu’il n’y ait pas de double imposition. Il y a donc des mesures du côté des recettes qui apportent un élément d’équilibre. Mais il ne faut pas oublier que, premièrement, ne pas faire d’investissements aujourd’hui coûtera beaucoup plus cher à l’avenir. Deuxièmement, l’investissement public est une condition de la création de richesse. Et la création de richesse est ce qui permet d’avoir des comptes publics durables.

 

Le BE propose de porter le salaire minimum à 900 euros en 2024 avec une augmentation de 50 euros par an. En 2028, il serait toujours inférieur au salaire minimum en Espagne. Comment débloquer la politique salariale au Portugal ?

Mariana Mortágua : Notre proposition est de 50 euros au-dessus de l’inflation. L’augmentation du salaire minimum a été très importante et a permis une certaine récupération du pouvoir d’achat. Mais elle crée aussi des injustices parce qu’elle « cannibalise » les différents niveaux5 . Deux questions doivent être résolues : premièrement, il faut veiller à ce que les augmentations du salaire minimum ne soient pas absorbées par l’inflation. Les salaires moyens : c’est le sujet le plus difficile parce qu’il n’y a pas de recette magique. La seule façon d’augmenter le salaire moyen est d’avoir un droit du travail qui assure un pouvoir de négociation aux travailleurs et travailleuses, aux syndicats. La négociation collective est un instrument extrêmement important à cet égard.

 

Le PCP est en faveur de la fin du vide contractuel lors de l’expiration d’un contrat collectif6 , le PS a proposé que cela se fasse par le biais de la croissance économique. Le BE parviendra-t-il à combler le fossé ?

Mariana Mortágua : Il existe d’autres mesures pour augmenter le salaire moyen. La réduction du temps de travail, l’augmentation des jours de congé, la modification des règles applicables aux travailleurs postés, une loi sur l’échelle des salaires, la lutte contre la précarité, la fausse sous-traitance, la suppression du statut des faux indépendants ne disposant d’aucun des droits d’un salarié (congés, indemnité chômage, maladie), etc. Toutes ces mesures contribueraient à augmenter les salaires. La deuxième question est celle du modèle économique. Nous avons besoin d’une économie capable de créer des emplois qualifiés dans la transition climatique, l’efficacité énergétique, les transports, la production solaire, afin d’obtenir des qualifications plus élevées et de meilleurs salaires.

 

L’une des priorités du BE est de reprendre le contrôle de la REN (réseaux d’électricité et de gaz) et de la CTT (Poste). Selon vous, quelle devrait être la part de l’État ? 51 % ?

Mariana Mortágua : Dans les deux cas, le calcul sur le pourcentage de présence que nous avons effectué doit permettre une position de contrôle, c’est-à-dire une position qui donne à l’État actionnaire la capacité de prendre des décisions au sein de ces entreprises. Il ne s’agit pas nécessairement d’une participation de 51 %. La position doit être plus importante que celle de l’actionnaire principal pour pouvoir influencer ces décisions. Et nous avons fait une estimation en tenant compte de la valeur de marché de ces entreprises, en rappelant que ces entreprises, dans la plupart des cas, ont payé aux actionnaires privés qui les ont achetées la totalité du prix d’achat en 10 ans. Elles réalisent des bénéfices qui s’autofinancent.

 

Pedro Nuno a déclaré que la nationalisation n’était pas à l’horizon du PS. Le BE est-il prêt à baisser pavillon ?

Mariana Mortágua : Nous avons listé nos priorités : elles vont de la CTT à la REN, en passant par le blocage de la privatisation de la TAP Air Portugal, qui n’a aucun sens. Ce sont des priorités pour l’économie que nous voulons, qui doit disposer des secteurs technologiques et des secteurs de pointe, et nous savons que le contrôle de l’État est très important pour cela.

 

L’une des principales propositions du BE est de réduire les taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires de la Caixa Geral Depósitos. Combien cela coûterait-il et comment cela fonctionnerait-il ?

Mariana Mortágua : Cela ne coûterait rien. C’est l’avantage de la proposition du BE par rapport aux autres. La plupart des partis n’avancent aucune proposition pour réduire les taux d’intérêt et les rares qui le font mobilisent l’argent de tous les contribuables pour maintenir les prix de l’immobilier, les loyers et les taux d’intérêt à un niveau très élevé. Cela signifie qu’il y a une subvention publique pour les profits des banques parce que l’État dépense de l’argent pour aider les gens à rembourser leurs hypothèques, qui ont augmenté parce que les taux d’intérêt sont insoutenables et donnent aux banques des profits gigantesques.

 

Quelle est la formule pour rendre compatibles les règles auxquelles la Caixa est tenue et la non-décapitalisation de la banque ?

Mariana Mortágua : La mesure que nous proposons n’interfère pas avec les règles européennes. Toute banque qui veut avoir une politique de taux d’intérêt plus attractive peut réduire les taux d’intérêt pour gagner des parts de marché. Caixa a un ratio de capital [fonds propres] deux fois supérieur au ratio réglementaire requis. Le ratio réglementaire est de 9 % et Caixa en a plus de 20 %. Ses bénéfices dépassent le milliard d’euros. C’est pourquoi nous avons étudié ce qui se passerait si nous réduisions l’écart d’un, de 1,5 ou de 2 points de pourcentage. Dans aucun cas cela ne met en péril le ratio de capital ou la capacité à générer des résultats positifs.

La Caixa est une banque entièrement publique; elle peut et doit avoir une politique de taux d’intérêt la plus basse du marché, car cela signifie que les autres banques doivent réduire leurs taux d’intérêt et aider les gens à rembourser leurs prêts avec des réductions substantielles. Cela se fait en consommant une partie des bénéfices de la banque – personne ne parle de mettre la banque dans une situation insoutenable – sans mobiliser l’aide de l’État.

 

Vous voulez interdire la vente de logements aux non-résidents. Comment cela pourrait-il être appliqué ?

Mariana Mortágua : Nous sommes confrontés à une crise aux dimensions astronomiques qui appauvrit les gens et les empêche d’accéder à un droit fondamental protégé par la Constitution. Nous savons que l’un des facteurs est la demande des non-résidents, non pas pour vivre, mais pour avoir une résidence secondaire, un actif pour l’investissement immobilier et financier, ce qui est souvent favorisé par des avantages fiscaux. C’est pourquoi nous voulons interdire la vente de maisons aux non-résidents. Ces lois sont en vigueur au Danemark parce que le pays a estimé qu’il devait se protéger contre la demande de maisons de la part de citoyens allemands qui ont envahi le Danemark pour acheter des maisons, et à Malte en raison d’une invasion de citoyens russes qui sont venus à Malte pour acheter des biens immobiliers. La proposition du BE est de défendre le droit au logement au Portugal en invoquant une loi qui existe dans d’autres pays de l’Union européenne.

 

Si nous avons un gouvernement de droite, présenterez-vous ou voterez-vous en faveur d’une motion de censure ?

Mariana Mortágua : Je n’envisage pas d’autre scénario qu’une majorité qui résoudrait les principaux problèmes du pays, car c’est la seule solution qui puisse répondre aux principales préoccupations des gens. La garantie de principe que je donne est que le BE ne favorise ni ne soutient aucun gouvernement de droite.

 

Mais quand vous dites qu’il y aura toujours une majorité de gauche, vous admettez la motion de censure…

Mariana Mortágua : Non, c’est une position de principe. Pour que personne n’ait de doutes, en principe, sur ce que ferait le BE. Mais le scénario sur lequel nous travaillons et la certitude que nous avons, c’est qu’il y aura une majorité au Portugal pour résoudre les problèmes laissés par l’ex-« majorité absolue ».

 

Comment vous définissez-vous en trois qualificatifs ?

Mariana Mortágua : Tranquillité, confiance et détermination. 


Propos recueillis par Leonete Botelho et Ana Bacelar Begonha. Cet entretien a été publié par le quotidien Publico le 20 février 2024 et traduit en français par la rédaction de la revue suisse À l’Encontre.

  • 1Gouvernement d’Antonio Costa issu des élections anticipées de janvier 2022. Le PS obtient alors 120 députés sur un total de 230 et 42,5 % des voix. Suite à un scandale de corruption, le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa a convoqué des élections anticipées pour le 10 mars 2024.
  • 2Défini dans le décret du 7 novembre 2023 d’organisation du Service national de la santé et de l’organisation des unités de santé familiales.
  • 3Deux accords ont été signés alors par Antonio Costa, l’un avec le Bloc de gauche, l’autre avec la Coalition démocratique.
  • 4Taxe de 0,7 % de la valeur de la propriété pour ceux dont le patrimoine est compris entre 600 000 euros et un million d’euros.
  • 5Tendance à l’affaissement comparatif des salaires juste supérieurs au salaire minimum, car ils ne sont pas augmentés au-delà de l’inflation.
  • 6Le système d’expiration contractuelle implique qu’à chaque échéance, les associations d’employeurs ont la possibilité, en refusant de négocier, de faire expirer les contrats collectifs de travail afin de saper les droits qu’ils consacrent. Elles ont depuis 2003 la possibilité d’exercer un chantage sur les travailleurs et leurs syndicats en leur présentant le faux choix entre l’échéance sans nouveau contrat ou l’accord de réduction des droits. La solution passe par la suppression de ce type d’échéance et la garantie qu’un contrat ne pourra être remplacé que par un autre contrat librement négocié (À l’Encontre).