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Le tournant à droite du Portugal. Un PS très recentré. Comment faire échec à la caste

par Francisco Louçã
La bromance entre André Ventura et Luis Montenegro

Le battage médiatique autour de la «survie» du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) a la même fonction que les affiches d’André Ventura [président du parti d’extrême droite Chega] contre les gitans, à savoir distraire d’un geste d’une des mains, tandis que l’autre s’occupe de tâches plus lucratives. Je suis donc amené à combattre deux idées fausses: celle selon laquelle le problème de la gauche est délimité et celle qui assure que le pays est condamné à la nouvelle normalité de la relation étroite (bromance) entre Luis Montenegro [premier ministre du Portugal dès avril 2024, à la tête d’un gouvernement centre-droit dirigé par le PSD-Parti social-démocrate] et André Ventura.

Le malaise

Avec 2% pour le Bloco de Esquerda, 2,9% pour le Parti communiste (PCP) et 4,1% pour le Livre (parti vert), et le PS dépassé en nombre de députés par Chega [car ayant trusté les votes des Portugais à l’étranger], les récentes élections législatives ont montré l’état de détresse de la gauche et du centre [voir à ce sujet l’article publié sur le site alencontre.org le 4 juin 2025 https://alencontre.org/europe/portugal/portugal-dossier-les-elections-l…]. Ensemble, ils représentent aujourd’hui moins d’un tiers des voix, ce qui signifie moins de 20% de l’électorat. Aucun de ces partis n’a la capacité de reconstituer une majorité. Ils ont perdu les élections législatives et les élections municipales. Et certains ne veulent pas le comprendre, car le sectarisme, la caractéristique la plus toxique de la gauche portugaise, conduit ceux qui se regardent dans le miroir à ignorer le monde ou, pire encore, à prétendre que les difficultés logent chez le voisin.

De l’autre côté, la majorité de droite et d’extrême droite s’est consolidée, a gagné le pouvoir de réviser la Constitution. Elle peut modifier la composition de la Cour constitutionnelle et d’autres organes et renforcera ses positions car elle a le vent en poupe. Leur alliance est un pari historique, qui vise à convaincre l’opinion publique qu’il existe une guerre sainte entre les Portugais de souche et la horde d’envahisseurs dangereux qui se trouvent déjà dans la citadelle, selon la version Passos Coelho1 -Ventura-Montenegro. L’avancée de cette croisade constitue la plus grande transformation de la politique portugaise depuis le 25 avril 1974: le terrain a changé et les protagonistes de même.

Ce déplacement du régime politique à travers le nouveau rapport de forces résulte de la convergence de deux crises. La première a été l’effondrement de la majorité absolue du PS (qui gouvernait il y a encore un an et demi – jusqu’au 2 avril 2024, et depuis novembre 2015 – vous vous souvenez?), qui a provoqué une fracture dans la société portugaise et qui tend à être occultée par la fébrilité quotidienne. Son effet a été d’ouvrir la voie à l’installation de la droite comme espace politique, excluant du champ du possible toute référence aux mesures de protection au travail ou pour le logement [la hausse des prix du logement, sous l’effet du tourisme-Airbnb et des achats de logements par les «retraités» de l’Europe, est insupportable pour les salarié·e·s]. La deuxième crise, dont nous ne devons pas nous détourner, est provoquée par la naturalisation des inégalités et la glorification d’un libéralisme insatiable et despotique: la vie devient ainsi un calvaire pour la majorité de la population, précisément celle qui est amenée à croire que la faute en revient à la couleur de peau des immigré·e·s. Cette double crise explique le fait surprenant que l’affirmation culturelle du nouveau rapport de forces n’hésite plus à dresser un monument à Trump, Netanyahou et Milei. Les «bouffons» et les «criminels» sont les héros de la vengeance.

Le pouvoir de la caste

Pour y faire face, on a brandi la théorie des trois corps [interrelations entre trois acteurs], qui conduit à recommander un compromis: le centre (et la gauche) devrait offrir leur soutien à la droite pour la sauver de la proximité instable de l’extrême droite. Il est évident que cela conduit à un échec qui suscite la honte et un désarroi, réduisant le PS à une politique ambiguë qui renonce à présenter des alternatives, comme dans le cas de son soutien à un budget «mauvais» et «sans crédibilité», et qui suit donc la dérive. En vue de l’élection présidentielle de janvier 2026, cette stratégie est interprétée de manière théâtrale par António José Seguro [qui fut secrétaire général du PS de 2011 à 2014], ce qui n’est pas une nouveauté. En effet, il y a une douzaine d’années, l’actuel candidat à la présidence du PS – aux côtés de divers candidats déclarés, parmi lesquels André Ventura, Luis Marques Mendes lié au PSD et de Catarina Martins du Bloco – a tenté de conclure un accord de «salut national» qui aurait conduit le PS à s’aligner sur le gouvernement de Passos Coelho. C’est Mário Soares [président de 1986 à 1996, décédé en 2017] qui l’en a empêché, en menaçant de quitter le PS si l’affaire aboutissait.

Peut-on alors dès lors s’étonner d’une campagne présidentielle dont la principale préoccupation semble être de nier la pertinence des valeurs de gauche? Cette fuite en avant est devenue le refrain du candidat, ce qui révèle une manœuvre électorale inédite, car c’est la première fois que j’entends un appel emphatique à un vote qui se déclare inutile. D’ailleurs, l’imbroglio s’épaissit, car, si l’on en croit le dernier sondage, cette théorie des trois corps conseillerait de voter pour l’amiral Henrique Gouveia e Melo afin de lui garantir une présence au second tour et d’éviter ainsi Ventura. Le monde est bien rond.

La «passification» du PS a donc une histoire, qui a commencé avec Seguro et se poursuit aujourd’hui. Il s’agit toutefois d’un processus profond, car il correspond à la «passification» de la politique. L’ancien Premier ministre Antonio Costa lui-même a donné le ton en déplorant que «les gens se sentent étrangers dans leur propre pays», ce qui a conduit Leitão Amaro [ministre de la présidence, membre du PSD] à élever le niveau jusqu’à une conspiration de «réingénierie démographique» visant à remplir le pays d’immigrants. Comme l’a fait remarquer Publico, le fait que le député qui embrasse tout le monde [Filipe Melo de Chega, en septembre, a mimé une «embrassade» de la socialiste Isabel Moreira durant un débat parlementaire] clame l’expulsion d’une députée noire «vers son pays» est déjà une politique mainstream. La bromance Montenegro-Ventura est la consécration de ce courant de droite dure et xénophobe.

Ce que je veux dire ici, c’est que nous pouvons vaincre ce courant en connaissant ses points faibles. Sa première fragilité est l’arrogance de la caste. Remarquez comment les magnats montent des candidatures présidentielles, comment les entrepreneurs de l’armement ou des marchés publics déversent des fonds dans le parti Chega, ou comment ils financent l’Observador-Iniciativa Liberal [parti placé à la droite de l’échiquier politique qui qualifie le régime mis en place après la révolution des Oeillets de «dictature de gauche»]. En fait, comme dans tous les revirements autoritaires de la classe dominante dans le passé, il y a là une avidité sans limite. Formée par l’État et alimentée par l’État, la caste a accumulé sa richesse grâce au pillage des impôts et taxes, à la menace de l’épée et à l’idéologie coloniale. C’est à cela qu’elle revient aujourd’hui, avec des lois qui protègent l’accumulation immobilière et des réductions d’impôts pour les coffres des plus grandes entreprises, et c’est aussi pourquoi le racisme contre les colonisés de l’intérieur [entre autres les Roms, résidants de très longue date] lui est si naturel. Ils répètent le langage de leur origine.

D’où sa deuxième et principale fragilité: cette politique de «pacification» ne répond à rien. Pour le peuple, cela signifie uniquement que la vie dans nos villes devient un calvaire, que les retraites et les salaires sont littéralement spoliés par les loyers et que le supermarché pratique des prix exorbitants. Nous sommes chassés de notre terre par la caste. C’est dans la révolte contre cette vie insupportable que réside la force de constituer une nouvelle majorité, une nouvelle réponse de la gauche et un nouveau projet pour le Portugal. Le mot d’ordre est vivre. La caste interdit l’espoir d’une vie normale aux gens qui travaillent et veulent respirer. Il faut la vaincre pour vivre.

Article publié dans le quotidien Publico le 3 novembre 2025; traduction et édition par la rédaction de A l’Encontre.

  • 1

    Pedro Passos Coelho, premier ministre de juin 2011 à novembre 2015, à la tête d’un gouvernement de centre droit (PPD/PSD, CDS/PP) qui a appliqué de sévères mesures d’austérité.

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