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Portugal : Il y a une impasse stratégique à gauche sur la question raciale

par Mamadou Ba
© Frederico Mira George

«Il faut être dans l’esprit de ne pas instrumentaliser les luttes. La gauche a pris l’habitude de considérer le mouvement comme un obstacle. Le mouvement antiraciste est l’un des dispositifs essentiels dont dispose la gauche pour lutter contre les inégalités. Le mouvement antiraciste ne doit pas être un appendice, mais une force». Mamadou Ba, dirigeant de SOS Racismo.

Né en 1974 à Kolda, au Sénégal, Mamadou Ba est l’une des figures les plus en vue du militantisme antiraciste au Portugal. Il a étudié la langue et la culture portugaises à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar et a obtenu un diplôme de traducteur à l’université de Lisbonne. Il est dirigeant de SOS Racismo et a conseillé le Bloco de Esquerda, parti dont il s’est désaffilié fin 2019. Le Luso- sénégalais vit aujourd’hui au Canada, où il prépare un doctorat et un master à l’Université de Colombie-Britannique, à Vancouver, à l’Institute for Gender, Race, Sexuality and Social Justice, où il enseigne également.

Son intervention dans l’espace public n’a pas été exempte de controverses ni de réactions hostiles. En janvier 2019, après avoir critiqué l’action de la police dans le quartier de Jamaica, il a été la cible de menaces physiques de la part de groupes d’extrême droite. Plus tard, il a bénéficié d’une protection policière en raison des menaces dont il continuait à faire l’objet. Il a également fait l’objet de poursuites judiciaires, comme la condamnation pour diffamation de Mário Machado — qui a été annulée par la suite —, après avoir affirmé que le militant néonazi était « l’un des principaux responsables du meurtre d’Alcindo Monteiro ». Plus récemment, il a fait l’objet d’une plainte du syndicat des gardiens de prison, à la suite de publications sur les réseaux sociaux dans lesquelles il faisait le lien entre la violence dans les prisons et les décès de détenus. Il est l’auteur du livre Antirracismo — a nossa luta é por respeito, amor e dignidade (Antiracisme — notre combat est pour le respect, l’amour et la dignité). C’est par vidéoconférence depuis Vancouver que PÚBLICO s’est entretenu avec Mamadou Ba.

Pourquoi êtes-vous parti au Canada ?

Le besoin de sécurité au sens large du terme : me sentir en sécurité avec moi-même. Me sentir libre. L’expérience de la protection policière a été très traumatisante. Je me sentais fatigué et j’avais besoin de préserver les personnes qui m’entouraient. Je voulais reprendre mes études et faire de la recherche. Je souhaitais établir un dialogue entre le militantisme et le monde universitaire. J’ai pensé que le fait de quitter la scène pouvait également être une contribution. Il est important que le mouvement apprenne à se renouveler. Si vous n’avez pas l’humilité de comprendre que vous devez vous effacer un peu pour laisser la place à d’autres figures, nous ne pouvons pas élargir nos horizons. Je voulais respirer et je suis très heureux au Canada, car personne ne me connaît.

À partir de quand avez-vous bénéficié d’une protection policière et combien de temps cela a-t-il duré ?

J’en ai fait la demande pour la première fois lorsque j’ai été victime d’un guet-apens dressé par le PNR [Parti National pour le Renouveau, extrême droite, ultranationaliste et islamophobe, NdT] devant le Picoas Plaza [Lisbonne], en janvier 2019. J’ai eu de la chance, car j’aurais pu mourir ce jour-là. Mais on ne m’a pas accordé de protection, on pensait que j’exagérais. La semaine suivante, j’ai été agressé à la gare de Barreiro par cinq skinheads, avant de me rendre à un débat à l’École supérieure d’éducation de Setúbal. Après avoir participé à cette initiative, je me suis immédiatement rendu à la police judiciaire pour porter plainte et demander une protection policière, qui m’a une fois de plus été refusée. Je me suis senti complètement abandonné à cette époque, du point de vue des partis politiques. D’un côté, le Bloco de Esquerda se défilait pour ne pas être associé à moi ; de l’autre, le PCP et le PS se rangeaient du côté de la police. À l’exception du mouvement social, je me suis retrouvé seul. Les partis politiques m’ont complètement abandonné. En février de la même année, deux skinheads ont tenté de m’agresser dans le bus 727.

Beaucoup de gens se sont inquiétés pour moi. Pour mes enfants, c’est devenu très pénible. Ils m’appelaient pour savoir où j’étais et si j’étais accompagné. Quand vous n’avez pas de liberté, les gens autour de vous n’en ont pas non plus. Ce n’était pas facile à vivre. Il est arrivé plusieurs fois que des gens viennent chez moi, m’escortent avec deux ou trois voitures, nous allions faire une activité et nous revenions. Je remercie beaucoup tout le monde car il y a eu un élan de solidarité très fort.

Au cours de l’été 2020, des graffitis ont été tagués sur les murs du siège de SOS Racismo, avec l’inscription « Guerre aux ennemis de ma terre ». Ensuite, il y a eu le défilé du Ku Klux Klan devant le siège de SOS, puis des menaces ont été proférées à l’encontre de plusieurs personnes, dont Joacine Katar Moreira et Mariana Mortágua. Je pense que, comme des personnes appartenant à des institutions souveraines étaient impliquées, en l’occurrence deux députées, l’État s’est réveillé et nous a accordé une protection policière.

Cela a duré environ cinq mois, mais je n’en pouvais plus et j’ai tout fait pour mettre fin à cette protection policière. J’ai cessé de respecter le protocole. Il fallait dire où j’allais, comment, à quelle heure, avec qui. C’était extrêmement pénible de ne pas pouvoir marcher seul dans la rue ou prendre les transports en commun. Lorsque, par exemple, j’ai fait partie du jury du festival international de cinéma IndieLisboa, cela a été une expérience très douloureuse. Tant pendant le visionnage d’un film que lors de la réunion et de la discussion qui ont suivi, j’avais toujours ces policiers derrière moi. Lors de la rencontre de bilan, ils ont estimé que je ne voulais plus de protection et que la menace avait diminué, alors nous y avons mis fin.

Et comment avez-vous vécu la fin de la protection policière ?

C’était un sentiment mitigé. Je me suis libéré du poids de la protection policière, mais il y avait toujours un sentiment de danger imminent. En raison de la méfiance que me causait la présence d’éléments d’extrême droite au sein de la police, et sachant que je n’étais plus sous protection policière, j’étais quelque peu stressé. Et parce qu’il y a eu plusieurs incidents où j’ai été insulté dans la rue ou sur des terrasses. La pression sociale s’est accrue de la part des personnes proches de moi qui ne voulaient pas que je me déplace seul. Je devais toujours prendre un Uber, je ne pouvais pas prendre un taxi [traditionnel].

Une fois, j’ai pris un Uber et le chauffeur m’a demandé si j’étais Mamadou. Craignant d’être reconnu, j’ai répondu que non, mais il a insisté pour me poser la question. Pendant le trajet, il s’est présenté, disant qu’il était issu de la communauté gitane et qu’il voulait me témoigner sa solidarité. Avant qu’il ne me dise cela, je me demandais s’il pouvait être, par exemple, un skinhead. Car j’ai souvent pris des taxis dont les chauffeurs m’ont insulté ou ont refusé de me prendre. Tout cela est devenu un fardeau, car les personnes de mon entourage voulaient toujours savoir comment j’allais et ce dont j’avais besoin. J’ai eu de grosses disputes avec des amis qui se sont fâchés quand ils ont su que j’étais sorti seul, car cela mettait ma vie en danger, même si cela n’était pas justifié.

Le 10 juin dernier, un acteur du théâtre A Barraca a été agressé par des néonazis, tout comme des bénévoles qui distribuaient de la nourriture aux sans-abris à Porto. Le cheikh David Munir a également été insulté. Si l’on compare avec ce qu’il a vécu, on voit qu’il a déjà été impliqué dans des procédures judiciaires et qu’il a dû déménager trois fois après que son adresse a été divulguée sur les réseaux sociaux. Dans le contexte politique actuel, quel effet ces événements peuvent-ils avoir sur la volonté des gens de s’engager et d’être actifs dans des mouvements, des partis ou d’autres organisations ? La peur peut-elle paralyser ?

C’est le but recherché. Je ne dis pas que je n’ai pas peur, ce serait trop prétentieux. Nous avons tous et toutes peur. La peur est une arme lorsque nous savons la mobiliser, car elle catalyse la vigilance, la conscience que quelque chose ne va pas et qu’il faut se dresser contre ce qui va à l’encontre de notre dignité. L’intimidation a un effet, car elle a des conséquences dévastatrices sur la santé mentale. Il y a toute une énergie et une tension négatives qui entourent tout activiste. Et lorsque l’on est sous les feux de la rampe, cela se répercute sur notre entourage et contamine tous les aspects de notre vie. Nos enfants, nos partenaires, nos ami·es sont tous affectés par cette situation.

Cela nous amène à nous demander ce qui est le plus important : faire face ou se recroqueviller. Le but est que les gens se recroquevillent par peur ou par fatigue. Cela m’est arrivé. J’ai déménagé trois fois. Cela a un impact sur les personnes avec qui on vit, qui commencent à se demander : « Est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? Sommes-nous à l’abri de cela ? » Lorsque ces questions se posaient à la maison, j’avais l’habitude d’utiliser une phrase du père de Ondjaki [pseudonyme de l’écrivain et réalisateur angolais Ndalu de Almeida ndt], le commandant Juju, qui disait à ses camarades pendant la guerre coloniale : « Nous sommes encerclés, mais nous allons nous en sortir. »

Je pense qu’ils font cela pour nous faire peur, pour susciter toutes sortes de problèmes et créer des blocages dans le mouvement, mais quand on regarde l’histoire de la tradition radicale noire, on se rend compte qu’on ne vient pas de nulle part. Chacun d’entre nous est le résultat d’une partie du combat. Nous sommes une continuité, toujours. C’est pourquoi le projet visant à créer la peur ne peut aboutir. Il existe une capacité cyclique de régénération.

Un reportage réalisé en 2022 par un consortium de journalistes a dénoncé les discours haineux de 591 agents des forces de sécurité. Mamadou Ba était, après André Ventura [dirigeant de Chega, extrême-droite ndt], la personne la plus visée, c’est-à-dire la cible de discours haineux. Quelle est votre opinion sur votre image publique et le fait d’avoir été la cible de moqueries ?

Je n’étais qu’un prétexte. Je symbolisais ce que ces personnes qui se nourrissent de la haine de la différence portent en elles. Elles ont créé cette image de Mamadou Ba comme un personnage hostile aux institutions. C’est une façon de détourner le débat et d’empêcher toute discussion sérieuse sur la question raciale. La haine au sein de la police est un phénomène très ancien. C’est un héritage colonial. Mais personne ne le dénonçait publiquement, comme moi et d’autres personnes avons commencé à le faire à la fin du siècle dernier.

Il suffit de lire les premiers actes d’accusation du ministère public concernant les jeunes Noirs des banlieues, de la fin des années 1990 à aujourd’hui, pour se rendre compte que ce discours de haine que la police mobilise contre les Noirs est bien réel. Nous avons eu la mort de « Toni » en 2005 et celle de « Kuku » en 2014, qui était un enfant de 14 ans, mais qui a été traité dans la presse comme s’il était le plus grand gangster de l’histoire de la police.

Aujourd’hui, les dénonciations sont plus visibles, plus instantanées et plus faciles d’accès grâce aux réseaux sociaux. La capacité des personnes noires à la confrontation politique dans l’espace public contre les institutions en général et la police en particulier s’est accrue.

Qu’est-ce qui vous a poussé à reprendre vos études ?

Il est nécessaire de contester le discours hégémonique sur la question raciale, qui est fortement colonial. Il faut décoloniser le savoir. Pour lutter contre le privilège blanc, nous devons lutter contre le privilège en termes de savoir et de doctrine.

Il y a une impasse stratégique à gauche sur la question raciale, car la blancheur est une chose qui traverse tout le spectre politique occidental. Pour comprendre le malaise que ressentent des personnes comme moi, qui sont ancrées à gauche, il suffit de lire la lettre de démission d’Aimé Césaire du Parti communiste français, en 1956. C’est une lettre limpide qui pourrait s’appliquer à la réalité d’aujourd’hui.

Souvent, les personnes qui font partie du mouvement antiraciste sont injustement accusées d’être identitaires, de manquer de densité idéologique, d’être sectaires. Toutes ces accusations m’ont amené à vouloir mettre en dialogue ce que j’ai appris en tant que militant et sujet politique noir avec ce qui est produit par le discours hégémonique.

Si nous voulons lutter contre la montée de l’extrême droite qui utilise l’identité pour exclure, nous, les antiracistes du monde entier, devons savoir que l’identité est une addition, pas une soustraction. Pourquoi une employée d’une usine de la région métropolitaine de Lisbonne, de Setúbal ou de Porto déteste-t-elle un collègue non blanc alors qu’en théorie, ils sont soumis au même ordre ?

Parce qu’une idée fausse s’est installée dans l’esprit de cette personne : parce qu’elle est blanche, elle a un avantage sur la personne non blanche à ses côtés. C’est ce qu’on appelle le privilège symbolique. L’idée de supériorité est un livret d’épargne pour certaines personnes. Nous vivons dans une société compétitive, où une hiérarchie s’est créée.

Je suis très obsédé par les catégories, car elles sont nécessaires pour démontrer à quel point la question raciale est structurelle ; et pour pouvoir identifier où, comment et quand les inégalités agissent ; et comprendre comment concevoir des politiques publiques pour répondre à ces inégalités, surtout lorsqu’elles ont un facteur racial derrière elles.

Comment, à travers le vocabulaire existant, est-il possible de dépasser les catégories elles-mêmes ?

Les catégories sont définies par le contenu politique que nous leur appliquons. Nous avons donné une charge politique à la catégorie « travailleur », par exemple. Fanon a dit que le Blanc n’existe pas, pas plus que le Noir, dans ce sens racialiste. Être noir ne me définit pas en tant que personne, mais détermine la place que j’occupe dans une société raciste. C’est pourquoi je peux me voir refuser l’accès à une discothèque ou ne pas pouvoir louer une maison parce que le propriétaire n’aime pas les Noirs. Il existe toute une structure hégémonique au sein de laquelle chaque catégorie a été attribuée et qu’il faut déconstruire — ce que le monde universitaire est trop paresseux pour faire.

En 2018, vous avez publié dans PÚBLICO une critique du livre Políticas de Inimizade (Politiques de l’inimitié) d’Achille Mbembe, dans laquelle vous rappelez les propos du théoricien nazi Carl Schmitt qui affirmait que « l’inimitié est devenue un aspect central de la vie politique contemporaine, où la recherche de l’ennemi fait partie intégrante de la vie des démocraties ». Pourquoi les discours anti-immigration, qui ciblent un ennemi, ont-ils autant de succès ?

C’est une question de pouvoir. La xénophobie, la rhétorique anti-immigration, le racisme identitaire, tout cela a à voir avec qui contrôle quoi. Nous voyons ce qui se passe en Palestine et nous comprenons que toute la rhétorique sur « l’humanité partagée » est une supercherie. Il n’y a pas d’humanité partagée face à la barbarie qui se déroule sous nos yeux.

J’étais à Lampedusa en 2013, à l’époque où des centaines de cadavres arrivaient chaque jour sur les plages. Une chose qui a attiré mon attention était un cimetière de bateaux, très bien entretenu. On m’a emmené dans un buisson à l’intérieur du cimetière. Il n’y avait ni plaques, ni noms, rien. Cela ressemblait à une fosse commune. Même dans la mort, les immigrant·es n’ont pas leur place. Les frontières de l’Europe excluent une partie importante du monde de l’humanité. La normalisation de l’indignité dont font l’objet les personnes « différentes » explique une chose dont on parle peu : l’Occident est hanté par l’idée de la fin de l’histoire.

Ce n’est pas un hasard si l’extrême droite occidentale mobilise l’idée du « grand remplacement » — elle en est obsédée. Au Portugal, lorsque nous entendons les politiciens d’extrême droite populiste dire qu’ils sont fiers de leur histoire, qu’ils n’ont pas à s’excuser pour quoi que ce soit, cela a un rapport avec cela, avec cette obsession. Nous avons créé dans la société portugaise l’idée que nous étions exceptionnels du point de vue de notre histoire coloniale. Toute cette chimère lusotropicaliste explique les discours anti-immigration, car selon cette rhétorique, il faut garantir que les citoyens nationaux aient accès aux ressources qui sont disputées par une horde d’envahisseurs. C’est l’ennemi parfait.

Lorsque nous accusons les immigrant·es, nous déresponsabilisons les élites face au manque de logements et à la dégradation des services publics. C’est une stratégie de contre-attaque face à l’échec des politiques néolibérales. C’est pourquoi le discours anti-immigration va se maintenir. Il découle d’une incapacité à assumer l’échec politique du modèle économique actuel, qui a déjà montré ses limites. Les élites veulent se sauver elles-mêmes.

Le parti Chega a connu une croissance très rapide depuis 2019. Cela vous a-t-il surpris ?

Pas du tout. Le fascisme a laissé des traces très profondes dans la société portugaise. Sa défaite symbolique en 1974 a été une défaite politique, mais pas une défaite idéologique. Il existe un phénomène spécifique dont peu de gens parlent au Portugal et qui n’existe qu’en France : les rapatrié·es. Il y a un spectre du retour [des anciennes colonies] qui marque les esprits et qui est obsessionnellement présent dans l’imaginaire collectif portugais.

D’un point de vue politique, le fascisme a toujours occupé une place importante au Portugal. Ce qui manquait, c’était quelqu’un capable de le mobiliser et de le mettre en position de conquête du pouvoir. Cette stratégie a été très bien mise en place. Elle a commencé par ce qui est un dénominateur commun au Portugal, à savoir la gitanophobie. Une fois ce discours tsiganophobe installé et normalisé, elle a puisé dans les ressources rhétoriques de « Estado Novo » (l’État nouveau salazariste) et a modernisé ces discours autour de la sécurité, de la corruption et de l’éthique pour attaquer le système politique qui a largement échoué.

Ce discours a également porté ses fruits grâce à un pilier très important, celui de la mobilisation du mécontentement policier. La rampe de lancement d’André Ventura a été le Movimento Zero, une organisation para-syndicale au sein des forces de sécurité. Ce n’est pas un hasard s’il est ami avec les secteurs les plus réactionnaires et affiliés aux forces d’extrême droite au sein des forces de sécurité. Soit nous affrontons cette question du fascisme qui veut utiliser la démocratie pour la renverser, soit c’est une question de temps avant que nous ayons très bientôt un gouvernement fasciste.

Quelle est votre opinion sur la manière dont le reste de l’échiquier politique, notamment le gouvernement, a cohabité avec l’extrême droite ?

À l’heure actuelle, c’est l’extrême droite qui détermine la politique du gouvernement en matière de migration et de diversité ethnique. Dans les années 1990, en France, la droite a implosé parce qu’elle pensait pouvoir aseptiser le discours du Front national de Jean-Marie Le Pen et qu’en le faisant, elle pourrait récupérer le mécontentement mobilisé par l’extrême droite pour vaincre la gauche. C’est ce que fait la droite portugaise. Cela a déjà prouvé que cela ne fonctionne pas. Les gens préfèrent l’original à la copie. Les perspectives sont sombres et nous devons nous mobiliser.

Le 10 juin, l’écrivaine Lídia Jorge a prononcé un discours sur le passé colonial portugais et a déclaré : « La thèse de l’ascendance unique ne correspond pas à la réalité : chacun d’entre nous est une somme, nous avons le sang des autochtones et des migrants, des Européens et des Africains, des Blancs et des Noirs et de toutes les couleurs humaines. » Que pensez-vous de ce discours ?

J’apprécie ce discours et je comprends sa portée stratégique et politique, mais je ne fais pas partie de ceux qui l’ont acclamé. Pour comprendre que personne n’est pur au Portugal, nous devons assumer les conséquences de ce qui a cristallisé l’idée de pureté raciale : le déficit d’égalité avec lequel les personnes noires ou non blanches vivent en démocratie, qui résulte de cette idée que le colonialisme est révolu, qu’il a été une souffrance, et que nous devons désormais penser à l’avenir. Cette blessure doit être guérie et elle est encore très ouverte.

Je n’oublie pas non plus les circonstances dans lesquelles cela a été prononcé et qui l’a prononcé.

Ce pays a un problème avec la mémoire et on ne fait pas de politique sans elle. Lorsque le débat sur le musée des Découvertes1 a débuté, Lídia Jorge faisait partie du groupe de personnalités qui s’est indigné contre ceux qui s’opposaient à sa construction et au débat autour de l’héritage de l’histoire coloniale. Nous ne pouvons pas faire ce saut dans le vide comme s’il n’y avait rien entre les deux.

Il ne s’agit pas de juger l’histoire. Elle s’est jugée elle-même. Les responsabilités sont également plus qu’établies. Il existe des crimes qui sont imprescriptibles. Nous devons organiser la société de manière à ce que ce crime ne se reproduise plus.

Comment cette nouvelle vague d’immigration, notamment en provenance d’Asie du Sud-Est, et la perception qu’en ont les Portugais peuvent-elles créer de nouvelles dynamiques et des conflits avec les minorités ethniques et religieuses, dans la manière dont le racisme se manifeste au Portugal ?

Ce qui se passe avec les communautés indo-asiatiques s’inscrit dans une continuité historique. Dans les années 1970/80, l’attention se portait sur les communautés noires, essentiellement lusophones, car il existait un lien et un contexte historique qui faisaient qu’elles étaient plus nombreuses. À la fin des années 1990, l’attention s’est déplacée vers les Brésiliens — tout le monde se souvient de l’épisode des « mères de Bragança »2. Aujourd’hui, cela a changé. La logique d’importation de main-d’œuvre bon marché s’est davantage tournée vers les personnes originaires de la région indo-asiatique.

Cela est également lié aux cycles économiques. Si l’on examine les secteurs où la précarité de l’emploi est la plus forte : la grande distribution, l’agriculture et l’hôtellerie. Dans le passé, c’étaient la construction et l’hôtellerie. Ceux qui critiquent les mouvements identitaires devraient comprendre pourquoi l’extrême droite, la droite conservatrice et la droite purificatrice parviennent à mobiliser l’idée d’un danger pour l’identité nationale. L’extrême droite le dit clairement, mais le reste de la droite le dit de manière subtile.

La présence de ces personnes peut constituer une menace pour l’identité nationale. Le « Portugais blanc d’antan » n’existe plus depuis longtemps. Le monde est une mosaïque composée de divers types issus du patrimoine de l’humanité. Toutes les personnes obsédées par la pureté ethnique vont souffrir et créer davantage de souffrance, car elles vont mobiliser leur obsession de pureté contre des personnes qui n’ont rien à voir avec leurs douleurs existentielles et leur peur de la fin de l’histoire.

Il sera difficile de lutter contre ce discours si celles et ceux qui se battent pour les valeurs démocratiques commencent à relativiser ces attaques. Nous vivons des choses très proches de ce qui s’est passé dans les années 1930. Les pogroms ont commencé ainsi. Ce qui s’est passé en Espagne (à Torre Pacheco) s’est déjà produit en France et au Portugal, mais à une échelle moindre. À Montemor, les immigrant·es ont été persécuté·es ; à Setúbal, un immigrant a été tué chez lui ; à Porto, des immigrant·es ont été pourchassé·es et harcelé·es. La chasse aux Juifs et la chasse aux Noirs se perpétuent dans la chasse aux immigrant·es.

Ces dernières années, le combat contre le racisme a gagné de nouveaux intervenants, que ce soit à travers la musique, la politique ou des mouvements tels que Vida Justa. Quelle est votre opinion sur ce qui a changé dans la capacité d’affirmation politique et culturelle ?

Beaucoup de choses ont changé positivement. Nos organisations ne sont plus seulement des résidus folkloriques dont l’origine se trouvait dans le regard condescendant de certains secteurs de la société portugaise attachés aux idées de justice sociale. Les organisations ont une personnalité politique, une capacité de faire face et de proposer. Elles ont donné un contenu programmatique aux luttes. Cela a été un tabou pendant de nombreuses années et aujourd’hui, on en discute ouvertement. On est d’accord, on n’est pas d’accord, mais il y a un débat. C’est important.

Toutefois, on considère souvent que la présence de femmes noires en politique est une nouveauté. Ce n’est pas le cas. Les dirigeantes des plus grandes associations d’immigré·es dans les années 1990 étaient des femmes. Alcestina Tolentino était présidente de l’Association capverdienne, qui était la plus grande association d’immigré·es au Portugal ; Amina Lawal était présidente de l’Association mozambicaine ; Carla Marejano était présidente du Centre culturel africain ; Olga Santos était présidente de l’association Moçambique Sempre. Toutes ces personnalités ont joué un rôle très important dans les années 1990. Ce sont des femmes influentes et dotées d’une grande capacité politique qui ont marqué la lutte politique du mouvement social antiraciste.

Je profite de l’occasion pour rendre hommage à une personnalité disparue dont on parle peu : Fernando Ka, qui était député du PS. Il a été l’un des premiers chroniqueurs du journal PÚBLICO et signait ses chroniques du nom de « Portugais noir ». Lui et Manuel Correia, du PCP, ont été des personnes très importantes. Puis est venue la vague des nouvelles générations de femmes noires publiques — Joacine [Katar Moreira], Beatriz Gomes Dias, Romualda Fernandes. Mais aussi des figures du débat intellectuel, comme Cristina Roldão, Kitty Furtado, Sheila Khan, Sónia Vaz Borges et Raquel Lima. Nous avons commencé à occuper tous les domaines. Avant elles, il y avait Inocência Mata ou Iolanda Évora.

Toutes ces personnalités ont occupé les espaces du débat théorique et politique. Chacune d’entre elles s’est illustrée dans son domaine tout en s’intégrant à la lutte militante. C’est fondamental, et je pense que cela a ouvert la voie à l’adhésion des artistes. Le hip-hop a joué un rôle très important dans la consolidation de ce mouvement. Dans les années 1990, nous avons eu General D, qui mérite un hommage national qui ne lui a pas encore été rendu. Peu de gens savent qu’il a été l’un des premiers candidats noirs aux élections européennes. Avant lui, il y avait Lena Lopes da Silva, qui a été la première femme noire à se présenter aux élections européennes dans une démocratie ; et après elle, Anabela Rodrigues, qui s’est également présentée.

Une autre figure qui s’est distinguée dans le hip-hop est Xullaji, pour sa capacité à proposer des idées, mais aussi à déranger. Après cela, sont venues les personnes les plus réputées, issues du mainstream : Dino, par exemple, qui a fait un acte courageux lors du 31e anniversaire de PÚBLICO, lorsque le Premier ministre de l’époque, António Costa, m’a comparé à André Ventura. Il m’a dédié tout son concert et la lutte antiraciste.

Tout cela sont des étapes qui montrent que les choses avancent. A Vida Justa est désormais le nouvel espace où se rejoignent les luttes pour la dignité et qui englobent d’autres aspects : la violence policière, l’accès au logement. C’est le paradigme qui doit prévaloir pour que les luttes ne soient pas récupérées. Pourquoi la police tue-t-elle dans les quartiers ? Pourquoi tue-t-elle des personnes noires ? Pourquoi les espaces et les corps habités par des personnes noires sont-ils la cible de la violence de l’État ? Pourquoi la démolition des maisons de certaines personnes, comme cela s’est produit à Talude, ne suscite-t-elle aucune émotion collective ? Parce qu’elle est très sélective lorsqu’il s’agit de personnes noires ou roms. C’est du racisme. Il ne peut y avoir aucun programme de lutte politique, aussi profond et structurel soit-il, dans le contexte actuel au Portugal, qui ne tienne compte de la question raciale. L’avenir dépendra de notre capacité à en percevoir la dimension intersectionnelle.

Vous avez écrit dans PÚBLICO en 2019 que « le débat au Portugal sur les stratégies et les alliances dans la lutte contre le racisme est de plus en plus marqué par une tension entre les militants racialisés et les militants blancs ». Quelle est votre analyse de l’état de la collaboration des mouvements antiracistes avec les partis, notamment ceux de gauche ?

C’est une alliance de faible intensité, peu fidèle et, dans une large mesure, politiquement malhonnête. Mais elle est indispensable. La gauche doit comprendre que, parce qu’elle est notre première alliée, c’est envers elle que nous sommes les plus exigeants. Souvent, cette perception fait défaut. Je n’ai aucun espoir de conclure une alliance avec la droite qui aboutirait à une modification substantielle de la condition des personnes racisées. À mon avis, la gauche est une alliée, mais elle peut parfois être une adversaire. La droite est toujours une adversaire, quand elle n’est pas une ennemie. Tous les partis de gauche ont des mots d’ordres antiracistes, à des degrés et sous des formes très différents, mais ils n’ont pas encore de programme antiraciste. Sans programme, il n’y a pas de politique. L’agenda relève du domaine de la controverse, de la rhétorique et du discours ; le programme relève du domaine de la pratique et de la lutte effective contre les inégalités liées à la race. La gauche doit être capable de s’exposer aux faiblesses doctrinales qui marquent notre espace de réflexion sans céder à la tentation d’accuser immédiatement ceux qui les soulèvent d’être identitaires ou sectaires.

Il faut faire preuve de sincérité dans notre alliance et comprendre que la défaite du capitalisme ne viendra jamais du centre, mais des périphéries. Et qui occupe les périphéries ? Les personnes non blanches. Je suis profondément ancré dans la gauche et, s’il y a un segment social en Occident en particulier qui n’a pas besoin de leçons sur ce que signifie être de gauche, ce sont les personnes non blanches. Parce qu’elles vivent le sens et l’impact de l’inégalité de classe au quotidien : dans l’accès au travail, aux biens et services et au territoire lui-même.

Il faut être disposé à ne pas instrumentaliser les luttes. La gauche a pris l’habitude de considérer le mouvement comme un obstacle. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Le mouvement antiraciste est l’un des dispositifs essentiels dont dispose la gauche pour lutter contre les inégalités. Il faut que le mouvement antiraciste ne soit pas un appendice, mais une force.

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir un master en communication ? Quel est le rapport avec le contexte actuel marqué par l’impact des réseaux sociaux et ces nouvelles dynamiques de communication ?

S’il y a une personne au Portugal qui a été la cible de moqueries et de persécutions par le biais de la communication, c’est bien moi. Les médias et les réseaux sociaux ont été mobilisés pour créer un personnage qui corresponde à ce que l’extrême droite et le système voulaient voir exister.

Nous vivons dans une sorte de ploutocratie, qui est le principal vecteur du capitalisme numérique, qui est aussi un capitalisme racial. Les grandes entreprises numériques contrôlent complètement la communication et déterminent le comportement du journalisme classique, en le liant aux nouvelles formes de communication, et construisent tout un répertoire narratif destiné à consolider une conception fasciste de la société. Twitter, Facebook, Instagram, Google lui-même sont des armes de destruction massive de la démocratie ; ce sont des espaces planétaires de normalisation de l’absurde, de l’indécence, de la violence et de l’impunité. Personne n’aurait jamais pensé que nous vivrions à une époque où l’on pourrait assister en direct à un génocide. C’est dans cette normalisation que se construit l’un des discours les plus racistes que nous ayons entendus au cours des 40 dernières années à propos des Palestiniens. Tout cela m’a amené à vouloir mieux comprendre ces phénomènes.

J’ai également voulu dialoguer avec moi-même. Souvent, nous voulons parler aux autres et nous oublions de nous parler à nous-mêmes de ce que nous pensons être une voie, une façon de penser, nos certitudes et nos incertitudes. Ce cours a quelque chose d’intéressant, car il offre deux options : rédiger une thèse ou un travail final à partir d’une réflexion basée sur des cas concrets, sur votre histoire personnelle ou celle d’autres personnes — une analyse circonstanciée d’un phénomène quelconque susceptible d’être relié à des réflexions plus générales.

Revenons à Mbembe. Dans Politiques de l’inimitié, l’auteur suggère de modifier un paradigme démocratique qu’il appelle « la démocratie du vivant », dans laquelle tous les êtres vivants, humains, animaux, végétaux, ont leur place afin que les écosystèmes qui les soutiennent puissent être préservés. Comment y parvenir ?

Deux choses : nous débarrasser définitivement de l’idéologie de la possession et de l’idée que nous devons tout extraire de la nature ; la seconde est de comprendre que nous ne sommes qu’une infime partie de l’écosystème. Jusqu’à présent, comme l’a dit Mbembe, ce qui a guidé les modèles d’organisation sociale, c’est l’idée que nous nous ressemblons les uns les autres, que nous pouvons nous traiter avec bienveillance. Mais nous devons aussi bien traiter tout ce qui nous entoure. Au lieu de la « démocratie des semblables », qui ne concerne que ceux qui se trouvent similaires et proches, la « démocratie du vivant » est une idée de coexistence horizontale et de nécessité d’autoconservation et de préservation. C’est pourquoi je dis toujours que la justice climatique, la justice raciale et la justice économique sont complètement liées. L’une sans l’autre n’est pas viable.

Interview accordée au quotidien Público, 7 septembre 2025. Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de Deeplpro

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    L’idée de la construction d’un Musée des découvertes a été lancée en 2018. Le nom emprunté à la rhétorique de l’Estado Novo salazariste traduit une vision profondément eurocentriste. Certains diront : Et pourquoi pas un musée des invasions ? L’initiative a provoqué la mobilisation de militants et collectifs antiracistes et anticoloniaux, au Portugal comme dans les ex-colonies portugaises [NdT].

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    En 2003, les portugaises de Bragançe se mobilisèrent pour expulser environ 300 brésiliennes accusées de pratiquer la prostituition.