La décision du gouvernement pakistanais de distribuer des subventions à l'industrie de la construction, où la garantie des contrats de travail est la plus faible, révèle les limites d'une imagination bornée par la logique du capitalisme.
Ce qu'il se passe au Pakistan en 2020
- 210 millions d'habitants.
- 18 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, une hausse de 26 % en deux ans. 20 % de la population est sous-alimentée.
- En février, manifestations de Pachtounes (17 % de la population) organisées par le PTM, contre les exécutions extra-judiciaires par l'armée et pour le déminage des zones frontalières avec l'Afghanistan.
- En mars, le gouvernement fait appel à l'armée pour lutter contre la pandémie Covid-19. Le personnel des hôpitaux ne disposent pas de matériel élémentaire (masques, gants).
- En avril, un milliardaire, proche du premier ministre Imran Khan, est impliqué dans un scandale de corruption qui a créé une pénurie de farine de blé et de sucre afin d'en faire monter les prix.
- En juin, le Pakistan connaît une invasion historique de criquets, probablement dûe au réchauffement climatique. Ils risquent d'endommager 50 % de la production agricole.
Avec les États-Unis comme horizon des désirs du reste du monde, le manque d'investissement du tiers monde dans le domaine de la santé n'est pas étonnant. Le manque de services de santé adéquats est aggravé par le fait que le confinement signifie la pénurie alimentaire et le chômage pour les couches les plus pauvres de la société. En poursuivant le mirage d'un développement effréné, les élites du tiers monde ont abdiqué la responsabilité de prendre soin de leurs citoyens, rendant incroyablement douloureuse pour la société la situation actuelle.
C'est clair : nous éprouvons un intense sentiment de perte d'un monde, l'effondrement des certitudes de longue date. Vivre la fin des temps peut produire une subjectivité à la fois mélancolique et repliée sur elle-même, suspendre l'action politique au milieu d'une confusion omniprésente. Pourtant, avant de reprendre activement la pratique politique, il est crucial de se souvenir des cadres et des horizons qui ne sont plus pertinents. En d'autres termes, nous devons saisir les éléments qui sont morts et les enterrer, ouvrant ainsi la voie à la reconstruction d'une pensée radicale.
Ouvrir la voie à une pensée radicale
Trois certitudes clés des boussoles idéologiques du Pakistan doivent être écartées.
1. La première, c'est la culture militariste induite par un sentiment d'insécurité omniprésente combiné à la nostalgie d'un passé musulman imaginaire. La paranoïa d'être assiégé par des ennemis (tant internes qu'externes) découle de notre histoire coloniale, l'État se sentant constamment menacé par ses propres sujets. Comme l'historien Mark Condos l'a montré (1), les ressources excessives allouées à l'armée britannique des Indes découlaient d'un profond malaise face aux populations locales. La violence militariste est devenue un langage récurrent de communication entre les fonctionnaires coloniaux et leurs sujets indiens.
Les élites pakistanaises ont hérité de cette infrastructure de l'État colonial et l'ont utilisée précisément contre les opposants politiques, accusant fréquemment leurs propres citoyens de trahison. Ce que les élites pakistanaises ont ajouté dans la période postcoloniale, c'était de louer sa capacité militaire aux puissances mondiales, tout en donnant à cette logique militarisée de la gouvernance une façade islamique, lui conférant un sentiment de destin religieux à accomplir à travers le Jihad.
Ainsi, le coût excessif de notre budget militaire a mis en évidence l'attention insuffisante accordée aux secteurs de la santé et de l'éducation, et a laissé peu de moyens pour un développement économique productif. Avec le Covid-19 et les autres catastrophes épidémiques et climatiques, qui sont à l'horizon, nous ne pouvons pas nous permettre de perpétuer les fantasmes de domination régionale ou de porter le fardeau d'une armée pléthorique, utilisée le plus souvent contre notre propre peuple.
2. Deuxièmement, nous devons abandonner l'idée qu'un retour à un régime civil signifierait un retour à une forme de normalité. Même s'il était possible de se débarrasser du régime du Pakistan Tehreek-e-Insaf (2) soutenu par l'armée, les deux partis traditionnels, le PPP (3) et le PML-N (4), n'ont pas de vision alternative substantielle pour faire face à la crise croissante d'une forme de capitalisme purement parasitaire. Il semble bien qu'il y ait une convergence de tous les acteurs politiques pour imposer les plans du FMI, soutenir les grands industriels et les mafias foncières tout en réprimant les exigences des réformes agraires.
La cause en est que ces partis représentent des classes sociales, dont font partie les élites féodales et industrielles décadentes de notre pays, qui ne vivent que des aides financières qui leur sont accordées aux dépens de la population. En l'absence d'une vision de rapports sociaux différents, tous les partis sont réduits au simple rôle de gestionnaires d'un système en panne, brouillant ainsi la dialectique entre le régime militaire et civil qui a longtemps entretenu un antagonisme politique.
3. Enfin, nous devons abandonner l'illusion d'un développement capitaliste qui nous est imposé depuis soixante-dix ans. Dans son désir de " rattraper » l'Occident, le Pakistan a favorisé les élites industrielles du pays tout en négligeant les secteurs sociaux et en réprimant les demandes de répartition des richesses. Bien que l'on nous ait dit que l'accroissement da la richesse au sommet se répercuterait sous forme d'emplois et de taxes, nous avons plutôt assisté à l'émergence de monopoles monstrueux, qui ont peu de respect pour les lois du travail ou environnementales et dont l'efficacité pour échapper à la fiscalité est notoire. Un tel " développement » réalisée grâce à des décennies de subventionnement des élites, fait que le Pakistan n'a même pas réussi à fournir de l'eau potable aux citoyens. 40 % des décès au Pakistan sont dus à la qualité d'eau.
La décision du gouvernement actuel de distribuer des subventions à l'industrie de la construction, où la garantie des contrats de travail est la plus faible, révèle les limites d'une imagination bornée par la logique du capitalisme. Nous devons commencer à tracer une voie différente, qui privilégie la satisfaction des besoins sociaux par la redistribution de la richesse, plutôt que d'augmenter encore les profits des élites. Ce n'est qu'en reconnaissant que cette imagination politique est épuisée et qu'elle nous impose un cycle répétitif de destructions, que nous pourrons relever le défi de repenser les coordonnées mêmes de notre existence.
Où pouvons-nous commencer le nouveau voyage ?
Un passage clé du Manifeste communiste, que Marx reprend dans le volume 1 du Capital, se termine ainsi : " Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » (5)
Qu'est-ce que Marx essayait de dire quand il a écrit ces lignes ? Pour Marx - comme pour Lénine - le marxisme n'était pas une théorie décrivant les processus de l'économie, se concentrant sur la quantité de production, de financiarisation et de croissance industrielle que connaît une société. Pour eux, les relations économiques sont des rapports entre des personnes - des rapports sociaux entre des êtres réellement existants - qui sont formées par l'activité humaine pratique. Au milieu de cette pandémie, toute stratégie politique et tout programme politique doivent partir de cette grande leçon de deux prodigieux penseurs marxistes : " les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » Nous croyons que l'humanité est très proche de cela.
Partout dans le monde, un nombre croissant de gens saisissent cette réalité qui, selon Marx, serait le résultat des constants désordres et changements de la production capitaliste. Aujourd'hui, en France, aux États-Unis, en Italie, au Royaume-Uni et dans de nombreux autres pays, les travailleurs forment des comités, des coalitions et organisent des grèves générales. La semaine dernière, à Lahore, des familles de la classe ouvrière ont protesté contre l'indisponibilité de nourriture. Les médecins de Quetta ont protesté contre l'indisponibilité des équipements de protection individuelle. Comme nous l'avons souligné précédemment, dans les mois à venir la situation va être encore pire pour la classe ouvrière.
Certains diront que les conclusions que nous tirons de cette crise sont infondées, exagérées ou bien pas assez radicales. Mais cette insistance sur le triomphe inévitable de la dignité humaine et du socialisme doit être notre position subjective si nous voulons explorer les possibilités latentes d'un avenir meilleur, que le déclin spectaculaire du capitalisme met en lumière aujourd'hui. Lénine donne une leçon d'un tel optimisme stratégique au milieu du désespoir.
" Nous, qui sommes membres du mouvement marxiste, nous ne vivrons peut-être pas pour voir la révolution mondiale ». Lénine a écrit ces lignes un mois seulement avant la révolution russe (6). Malgré ce doute, Lénine organisait activement son parti et écrivait son célèbre livre, l'État et la révolution, qui imaginait un ordre post-capitaliste et traçait son évolution dans la sombre réalité du présent. Au-delà de cette incertitude, Lénine mit toute son énergie à organiser les masses durant cette période. C'est ainsi que nous devons penser, en tant que marxistes, en reconnaissant les incertitudes du moment tout en nous préparant sans cesse aux batailles inévitables.
Les tempêtes à venir
Nous pouvons déjà voir l'effondrement du système, car il donne clairement à voir son incapacité à prendre soin des citoyens. Regardez les terribles évènements de Quetta au Baloutchistan la semaine dernière : les médecins et autres agents de santé protestaient contre la dangereuse pénurie d'équipements personnels de protection. Les craintes se sont amplifiées avec la mort tragique du Dr Usama Riaz, un jeune professionnel de la santé qui a perdu la vie en contractant le virus en première ligne. Pourtant, le gouvernement du Baloutchistan a répondu aux préoccupations sincères des agents de santé en déclenchant la violence policière à leur encontre et en arrêtant un certain nombre de jeunes médecins. L'arrestation de ces guerriers de première ligne dans la lutte contre une pandémie en cours rend difficile de discerner si ce sont les plus cruels ou les plus incompétents qui dirigent. Dans les deux cas, ils sont impardonnables en pleine urgence sanitaire.
Nous assistons à une intensification de la lutte entre les dirigeants de ce système défaillant et ceux dont la vie est aujourd'hui en jeu. Il serait naïf de présenter immédiatement des propositions alternatives sans faire le point sur le développement du mouvement ouvrier. Ainsi, la tâche aujourd'hui n'est pas de fournir des slogans abstraits mais de nous attacher intimement au déroulement de la lutte des classes, et de reconstruire nos horizons à partir de bouleversements sociaux concrets.
Ce n'est qu'à l'intérieur de l'espace de ces luttes que nous pouvons voir les espoirs, le courage et la créativité des masses laborieuses. Alors que nous participons aux grandes expériences de résistance et de solidarité, nous devons nous abstenir de préjuger de l'avenir de ces luttes et des nouvelles possibilités anticapitalistes qu'elles ouvrent. En ces temps turbulents, pleins d'incertitudes et de multiples possibilités, nous devons garder au cœur la maxime éternelle qui guide l'action des opprimés : " On a raison de se révolter ».
* Ammar Ali Jan est historien, enseignant et membre du mouvement Haqooq e Khalq, un regroupement de la gauche pakistanaise.
Zahid Ali est membre du mouvement Haqooq e Khalq et travaille actuellement comme assistant de recherche à l'univeristé de Lahore LUMS. Cet article a été d'abord publié par Pakistan Left Review le 15 avril 2020 : https://pakleftreview.com/2020/04/15/it-is-right-to-rebel/ (Traduit de l'anglais par JM).
2. Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI, Mouvement pakistanais pour la justice) a été fondé par Imran Khan, ancien joueur international de cricket en 1996, devenu Premier ministre à l'issue des élections de 2018 (cf. Inprecor n° 657-658 de novembre-décembre 2018). D'abord marginal, ce parti a été capable, à partir de 2011, de zigzaguer en se faisant porte-parole des thèmes populaires (contre les excès islamistes, contre la corruption, pour la plantation des arbres…), tout en récupérant les politiciens des divers partis. Depuis son arrivée au gouvernement il s'est allié aux dirigeants de l'armée pakistanaise et mène une politique néolibérale et favorable aux grands propriétaires de la terre.
3. Le Parti du peuple pakistanais (PPP), fondé en 1967, est un parti se définissant de centre-gauche, membre de l'Internationale socialiste. Il a dirigé le pays en 1970-1977, 1988-1990, 1993-1997 et 2008-2013. Les militants du courant marxiste The Struggle ont fait de l'entrisme dans le PPP jusqu'en 2016.
4. La Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz Group (PML-N) est un parti néolibéral et traditionnaliste islamiste, constitué en 1993 par la fraction de l'historique Ligue musulmane (qui avait soutenu le putsch militaire de 1977 et la dictature de Zia-ul-Haq), dirigée par Nawaz Sharif. Le PML-N a dirigé le pays en 1990-1993, 1997-1999 et 2013-2017. À la suite de l'affaire Panama Papers, son dirigeant Nawaz Sharif est inculpé par la Cour suprême pour corruption, puis destitué de son poste de Premier ministre en 2017.
5. Voir : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm#…
6. C'est C.L.R. James qui dans Marxism of Our Times (edited by Martin Glaberman, University Press of Mississipi/Jackson, 1999, pp. 50-51) attribue ces mots à Lénine, qu'il aurait dit début 1917, " un mois ou six semaines, je crois, avant la Révolution russe ».