De vastes étendues du Pakistan sont étranglées par une féodalité caricaturale. Le capital financier, qui s'impose dans les rapports sociaux, politiques et économiques, pénètre de plus en plus ces rapports féodaux. Il rend misérable la vie de millions de personnes, approfondissant et brutalisant l'exploitation de classes.
L'inégalité rampante et la pauvreté demeurent des problèmes chroniques car des millions peuvent encore être considérés comme des travailleurs forcés. Le fait que seulement 5 % des ménages agricoles du Pakistan possèdent près des deux tiers des terres agricoles révèle cette situation accablante.
Dans le sous-continent indien, le système qui prévalait avant l'arrivée des Britanniques était connu sous le nom de mode de production asiatique ou de " despotisme asiatique », comme le disait Karl Marx. La terre n'était pas une propriété privée et les terres agricoles étaient une propriété commune. En ce sens, c'était égalitaire. Le féodalisme a été imposé par les impérialistes britanniques à travers la Loi sur les établissements permanents. La féodalité " classique », telle que décrite dans le contexte européen, n'a jamais existé.
Le dispositif de permanent settlement (1) a d'abord été introduit au Bengale et au Bihar par le directeur administratif de la Compagnie des Indes orientales, puis étendu dans le nord de l'Inde par une série de règlements datés du 1er mai 1793 du gouverneur général, Lord Cornwallis. Les colons britanniques ont accordé de vastes étendues principalement aux collecteurs de revenus (zemindars) afin d'augmenter les revenus fonciers. Cela a intégré des Indiens indigènes dans la structure coloniale, assurant leur fidélité à l'autorité britannique.
Après la partition, cette classe, au côté de la bourgeoisie compradore, devint une classe dirigeante hybride du Pakistan. En ne parvenant pas à mener une révolution démocratique nationale comme l'ont fait les bourgeois européens aux XVIIIe et XIXe siècles, les capitalistes pakistanais n'ont pas réussi à abolir la féodalité. Ainsi, le Pakistan a été suspendu dans un modèle hybride de rapports féodaux et capitalistes.
Au cours des dernières décennies, une nouvelle forme de féodalité est apparue, particulièrement durant les périodes de dictature militaire. La structure étatique oblige les pauvres, petits propriétaires, à céder leurs terres à une famille particulière pour des sommes insignifiantes. De nouveaux propriétaires féodaux - comme Jahangir Tareen du parti Pakistan Tehreek-Insaaf fondé par Imran Khan - possèdent maintenant des milliers d'hectares de terre. Il est devenu un féodal pakistanais typique : une personne " bien éduquée » qui, avec l'aide de dictateurs militaires, a pu acheter des sucreries et des milliers d'hectares de terre. C'est une combinaison vulgaire de féodalisme et de capitalisme.
Le pouvoir des propriétaires sur les populations locales s'établit à tous les niveaux. La servitude pour dette est transmise " génération après génération » et le propriétaire contrôle la " distribution d'eau, des engrais, des permis de tracteur et du crédit agricole ». Cela leur donne une influence sur les " revenus, la police et l'administration judiciaire » du gouvernement local et de ses fonctionnaires. Ces derniers temps, la féodalité a été particulièrement dure dans les régions rurales du Sindh, du Baluchistan et dans certaines parties du sud du Punjab. C'est une forme d'esclavage au XXIe siècle au Pakistan.
Le système féodal ne se limite pas à l'arène politique. La propriété foncière lie les seigneurs féodaux aux divers autres réseaux de favoritisme du Pakistan. Les propriétaires, tels que Shah Mahmood Qureshi, exercent un contrôle en tant que saints patrons religieux sur des milliers de paysans qui sont leurs disciples et qui votent loyalement pour leurs seigneurs féodaux lors des élections.
L'armée pakistanaise est également profondément ancrée dans cette économie hybride. Son rôle est important en particulier dans le secteur de l'industrie et des services ainsi que dans l'économie parallèle.
Cependant, les élites militaires font aussi partie de l'aristocratie foncière, amassant de vastes domaines fonciers. Les officiers de l'armée se voient léguer les terres agricoles pour leur service dans l'armée, et celles-ci sont souvent louées à de plus grands propriétaires fonciers. Au Penjab, 28 000 hectares de terres agricoles sont occupés directement ou indirectement par l'administration des fermes militaires. Toute lutte des paysans qui cultivent ces terres pour leurs droits a été violemment écrasée par l'État et son administration civile.
La réforme agraire d'Ayub Khan échoua après son introduction en 1959. De même, l'aristocratie foncière de connivence avec la bureaucratie évita l'exécution des réformes agraires de Zulfiqar Ali Bhutto en 1972 et en 1977. L'idée d'une réforme agraire était simple : prendre la terre aux riches et la distribuer gratuitement parmi les pauvres.
Cependant, l'importante loi de réforme agraire de 1977 a été contestée par le clan Qazalbash au nom du waqf (2). Il a fait valoir que les lois islamiques offrent une large protection contre l'expropriation si les biens des propriétaires ont été acquis par des moyens légitimes, et la Cour suprême du Pakistan a accepté. Une pétition contre cette décision de la Shariat Applets Court est en instance depuis 2012, mais une audience n'a pas encore été fixée.
Lorsque le dictateur militaire Zia ul Haq est arrivé au pouvoir en 1977 avec son programme d'islamisation, il a pleinement utilisé les édits religieux dans l'intérêt des propriétaires fonciers et des capitalistes.
Après avoir pris le contrôle, il a été annoncé que
1. aucune loi au Pakistan ne peut offenser le Coran et la sunna (3) et
2. des tribunaux fédéraux de la charia ont été établis pour servir les intérêts des propriétaires du Pakistan.
Au cours des soixante-dix dernières années, il est raisonnable de conclure que les structures étatiques renforcent le pouvoir des propriétaires fonciers et des capitalistes et s'opposent à une révolution agraire.
Une solution urbaine à la pauvreté des paysans ?
Un nombre croissant de petits agriculteurs marginaux migrent vers les zones urbaines pour échapper à la pauvreté. En fait, le Pakistan est déjà le pays le plus urbanisé d'Asie du Sud. L'augmentation évidente de la migration en provenance des zones rurales créera davantage de pression sur les infrastructures déjà étirées des métropoles urbaines.
De plus, comme la croissance industrielle du pays reste limitée et qu'une grande partie de la base industrielle installée est déjà à forte intensité de capital, la plupart des migrants seront forcés de travailler dans le secteur des services. Ainsi, la majorité finira probablement par travailler dans l'économie informelle ou noire à des salaires extrêmement bas et des conditions de travail atroces, renforçant le cycle de la pauvreté et de l'exclusion.
Agriculture et petits paysans
Regardons une partie de la situation actuelle des petits paysans. En 2017, l'agriculture représente environ 24 % du produit intérieur brut (PIB) du Pakistan et emploie la moitié de la force du travail. Les cultures importantes sont le blé, le coton, le riz, la canne à sucre et le maïs. Le plein potentiel de la production agricole reste toujours du domaine du rêve.
Alors que plus de 60 % de la population est composée de petits paysans, de métayers et de paysans sans terre, il n'y a pas une seule école ou un centre de formation pour les agriculteurs qui travaillent sur le tas. Les services de formation professionnelle, qui pourraient éduquer et guider les agriculteurs avec des conseils judicieux, restent en veilleuse. La fracture de l'accès aux savoirs profite aux représentants des fournisseurs. Bien sûr, leur travail consiste à exhorter les agriculteurs à acheter, les poussant à s'endetter davantage tout en diminuant la qualité de leurs produits et en augmentant la pollution environnementale.
Le niveau de la nappe phréatique au Pakistan a baissé de plus de 24 mètres en moyenne au cours des 20 dernières années en raison d'un pompage excessif. Cela a provoqué l'augmentation de la salinité des sols, le gaspillage des surfaces cultivables et une réduction de la fertilité. La qualité et la quantité de la production agricole sont en baisse. Introduite à la fin des années 1960, l'agriculture industrielle utilise des matériaux inorganiques et des semences génétiquement modifiées.
Malgré les nombreuses oppositions des organisations paysannes et de la société civile ainsi que des petits agriculteurs, le Sénat du Pakistan a approuvé début 2016 une nouvelle loi sur les semences. Cette modification de la législation interdit à toute personne non autorisée de stocker, vendre ou échanger des semences. Cela devient un crime punissable par des amendes et l'emprisonnement.
Ceci est en contraste avec la loi sur les semences de 1976, qui était favorable aux agriculteurs. Cette loi rendait les citoyens souverains quant à leurs semences et confiait la responsabilité de l'enregistrement du développement des semences au seul secteur public. En revanche, l'actuelle loi sur les semences permet aux sociétés multinationales de produire des plants, les multiplier et les certifier. En outre, ces sociétés sont désormais en charge des laboratoires d'essais de semences accrédités.
L'agriculture industrielle détraque les processus naturels essentiels qui entretiennent la fertilité du sol. Au lieu de compléter la dynamique naturelle des écosystèmes, ce type d'agriculture les remplace par ses apports d'énergie et de produits chimiques qui perturbent et/ou remplacent les processus biologiques.
La productivité agricole dépend fondamentalement de la fertilité soutenue des sols et de la suffisance des ressources productives : terre, eau, main-d'œuvre et moyens financiers. Cependant, il n'y a pas de mécanismes pour aider les petits agriculteurs et les paysans. Ce sont les vrais perdants, soumis aux sociétés produisant les engrais et les semences.
La situation des ouvriers ruraux est encore plus grave que celle de la paysannerie. Plus de 80 % des travailleurs ruraux ne possèdent pas leur logement ; ils vivent sous le séculaire système semi-féodal, qui ne leur accorde pas le droit de s'abriter. Par conséquent, tous les habitats situés sur des terres d'État appartenant à des ministères ou institutions publiques et non publiques n'ont toujours pas de statut foncier. Les politiques gouvernementales sont conçues pour soutenir les propriétaires fonciers et ceux qui sont propriétaires de produits agricoles.
Luttes paysannes
L'un des exemples les plus audacieux de la résistance paysanne est venu des paysans des fermes militaires d'Okara. Depuis 18 ans, ils se battent pour leurs droits fonciers et sont soumis à la répression. La plupart des dirigeants d'Anjuman Mazarin Punjab (AMP) sont en prison depuis 2015. Le principal responsable de l'AMP, Mehar Abdul Sattar, est maintenant emprisonné dans l'équivalent pakistanais du centre de détention de Guantánamo - la prison de haute sécurité de Sahiwal supposée détenir les terroristes religieux condamnés.
L'AMP, une composante du Comité Pakistan Kissan Rabita, a défendu les droits fonciers spécifiquement dans les fermes militaires d'Okara. Les paysans et leurs ancêtres ont travaillé sur ces terres - qui comprennent 27 500 hectares - au cours des cent dernières années. Les gouvernements civils successifs leur ont promis des droits fonciers, mais ils ont été incapables de tenir ces promesses en raison de la pression de l'armée.
L'AMP a été créée en 2000, lorsque la dictature du général Musharraf a essayé de modifier le statut des métayers en locataires des terres sous contrat. C'était une tactique pour les expulser à plus long terme des terres qu'ils cultivent. À ce moment, les métayers se révoltèrent et refusèrent de livrer la part de la récolte qu'ils fournissaient avant. Ils ont dit aux autorités qu'ils avaient payé assez et ne le feraient plus.
Depuis lors, la répression sévère de l'État a été déclenchée. Onze agriculteurs ont été tués lors de divers incidents et des centaines ont été arrêtés en vertu de lois antiterroristes. Les femmes sont à l'avant-garde du mouvement et ont également été l'objet d'arrestations et de passages à tabac par la police et les gardes paramilitaires.
La tâche de mettre fin à la féodalité et d'imposer les droits des paysans pauvres peut être réalisée par la lutte de classe des ouvriers et des paysans animée par l'avant-garde du prolétariat. Une telle lutte, en renversant ce système à travers une révolution socialiste, peut garantir les droits fondamentaux et la propriété collective de la terre, des moyens de production ainsi qu'un contrôle démocratique de l'État et de la société par les travailleurs.
Cet article a d'abord paru dans Asian Marxist Review de mai 2018 (Traduit de l'anglais par JM)
1. Ce dispositif instituait une classe de propriétaires terriens indiens, les zamindars, héréditairement en charge de la perception de l'impôt et autorisés à prélever 10 % des sommes collectées.
2. Le clan Qazalbash a établi sa présence dans les plaines au cours des deux ou trois derniers siècles. À l'origine mercenaires, de nombreux membres du clan ont acquis de grandes propriétés foncières et certains sont même devenus des " saints » réputés. Un d'entre eux a établi sur des centaines d'hectares de ses terres un " waqf » - selon le droit islamique cela les rend inaliénables car elles permettent de financer une dotation faite à perpétuité à une œuvre publique, pieuse ou charitable.
3. Le terme sunna est employé pour désigner la " loi immuable » de Dieu, ou les " règles de Dieu ».