Le gouvernement espagnol a dû reculer temporairement sur son projet de privatisation de six hôpitaux de Madrid qui était conçu pour " réduire les coûts ». C'est une victoire de la plus grande mobilisation de ces dernières décennies, appelée la Marée blanche (<i>Marea blanca</i>) qui a exprimé le rejet des coupes budgétaires et des privatisations dans la Santé par la population madrilène.
Madrid, 21 septembre 2013
La justice vient de suspendre préventivement l'adjudication de six hôpitaux que le ministère de la Santé de la Communauté de Madrid (CM) avait concédées aux entreprises Ribera Salud (1), BUPA Sanitas (2) et Hima San Pablo (3). Ces privatisations faisaient partie du Plan de mesures visant à assurer la durabilité du service public de santé de la Communauté de Madrid (PS), approuvé par l'Assemblée de Madrid en décembre 2012, qui a provoqué les plus grandes mobilisations de ces dernières décennies, appelée la Marée blanche (Marea blanca).
Ce n'est pas par hasard que ces suspensions qui, de manière préventive, paralysent les adjudications citées, ont été émises dans une situation de lutte qui, depuis dix mois font se succéder les occupations, les rassemblement, les grèves et les nombreuses manifestations, qui n'ont pas cessé même en plein été. Des mobilisations dans lesquelles se sont retrouvés ensemble tous les secteurs professionnels de la santé ainsi que, massivement, la population. Une population, qui a compris l'importance et la profondeur de cette attaque. Les travailleuses et travailleurs de la santé qui ont compris non seulement que leurs emplois, leurs salaires, leurs conditions de travail et leur dignité étaient en jeu, mais qu'il s'agissait d'une véritable spoliation, d'un démantèlement du système de santé universel, public et de qualité. Cela a conduit à un niveau d'auto-organisation et de prise des décisions dans les assemblées inconnu jusque-là.
Synthèse actualisée Inprecor sur l'Espagne
C'est donc une victoire, même si elle est encore partielle, très importante pour la lutte menée par la grande majorité de la population de Madrid contre la privatisation de la santé qu'implique l'application du plan adopté par le gouvernement de la Communauté de Madrid au service des intérêts patronaux. Une victoire qui est le fruit des mobilisations qui ont réuni les citoyen-ne-s et les salarié-e-s de la santé, tous ensemble. La décision du juge d'instruction comme celle du Tribunal suprême de la justice de Madrid (TSJM) a donné un nouvel élan pour poursuivre le combat. Car nous n'avons pas encore gagné la guerre contre la privatisation de la santé.
La conséquence immédiate, c'est la paralysie de ce processus de grande envergure que représentait la remise à trois entreprises privées de six hôpitaux, avec 1 149 lits sur un total de 15 459 lits hospitaliers dans la Communauté de Madrid, employant 5 200 professionnels au service d'une population de 1 151 588 personnes, ainsi que 4 centres médicaux spécialisés.
Du point de vue politique, ces décisions judiciaires représentent un important revers pour la volonté du gouvernement autonome de privatiser la santé. Toutes ses arguties sont ainsi mises à nu par la suspension de ces adjudications.
Même s'il s'agit d'un arrêt temporaire, il n'échappe à personne que ce retard est vital et qu'il va peser sur les plans conçus par le gouvernement du Parti populaire (PP) au service des intérêts du capital. Car, dans une situation de mobilisation de la population et des professionnels, le gouvernement aura du mal à trouver des acheteurs pour ses hôpitaux. Et si l'ensemble du processus de privatisation prend du retard jusqu'à coïncider avec les prochaines élections, personne n'osera le conclure durant la période pré-électorale. Ainsi l'échec des responsables madrilènes du PP n'est pas secondaire. Non seulement ils ne peuvent pas avancer la privatisation de ces six hôpitaux, mais ils s'affaiblissent, ce qui se traduit également par la réduction de leur électorat potentiel, y compris parmi ses soutiens inconditionnels. Le PP paye ainsi son arrogance et se trouve le dos au mur, parce qu'il a méprisé les mobilisations de la Marée blanche, à leurs débuts, lorsqu'il se trouvait face à elle sans aucun soutien social. Il croyait pouvoir imposer sa politique sans difficultés en utilisant le rouleau compresseur de sa majorité absolue à l'Assemblée de Madrid. Mais la justice a paralysé ce plan.
C'est le malaise social qui a forcé le ministère régional de la Santé à élaborer un cahier des charges " plus attrayant » pour les entreprises privées, car elles commençaient à rechigner, prétendant qu'elles ne voyaient pas clairement comment " négocier la santé » en raison des clauses contenues dans ce cahier des charges. Les responsables ont donc manipulé ces clauses jusqu'au dernier moment — 4 jours avant la clôture de l'appel d'offres — en réduisant la garantie devant être déposée par les soumissionnaires de 233 millions d'euros à 28 millions.
Il semble également que la mobilisation de la Marée blanche n'a pas été étrangère à la décision des partis et des syndicats de présenter divers recours, car dans d'autres situations ces derniers avaient été passifs face aux privatisations, quand ils n'étaient pas complices. Il y a actuellement plus de 14 enquêtes judiciaires en cours. Le premier recours a été celui de l'Association des médecins spécialistes de Madrid (AFEM), fait pour défendre les droits fondamentaux et pour remettre en question les économies supposées pour la CM de l'application de ce plan. Elle a alors appelé à une grève illimitée, mobilisant tous les professionnels, et gagnant ainsi la légitimité dans la lutte. Cela lui a permis de récolter les fonds pour financer les recours, en lançant l'initiative d'une journée de " non grève ».
Les suspensions des adjudications décidées tant par le juge d'instruction que par le Tribunal suprême (TJSM) sont des décisions de justice. Mais elles ont été prises dans le climat de rejet généralisé de la privatisation par la population madrilène et vont dans le sens des revendications citoyennes.
Le jugement de la Quatrième Cour du contentieux administratif contient des précisions similaires aux arguments avancés par le front de lutte contre les privatisations. Le jugement déclare que " des données existent sur les pays dans lesquels la gestion privée du système de santé n'a pas été une source d'économies du fait, entre autres, de l'interposition de plus d'opérateurs ». Il ajoute : " à la marge, également, il est difficile de comprendre comment les responsables de l'administration, chargés de la gestion publique de ce service essentiel, assument ainsi leur propre incapacité à le gérer avec plus d'efficacité. Et cette réflexion conduit à douter si l'intérêt général repose dans cette réduction des coûts proclamée par l'administration ou si, au contraire, l'intérêt général implique le maintien du système que cette dernière prétend changer maintenant. »
De même le jugement du TJSM explique qu'il est impossible de d'exiger 65 millions d'euros — ce que le ministère régional demande de la part d'AFEM — en tant que perte des économies du fait de la paralysie de la privatisation pendant six mois, car pour le moment " ces économies sont virtuelles » et sont fondées sur des calculs hypothétiques. Il ajoute " n'être pas en situation de pouvoir assurer que l'intérêt général est mieux assuré par ces économies que, précisément, par le maintien du modèle actuel avec, oui, une gestion plus efficace de la part des responsables publics. Dans ce cas il est clair qu'aucun préjudice ne résulterait de l'adoption de cette mesure, qui devrait être garantie ».
Quoi qu'il en soit, la lutte pour la défense du modèle de santé universel, public et de qualité ne sera pas gagnée devant les tribunaux. Même si ces derniers paralysaient définitivement la privatisation des six hôpitaux, nous ne réussirions pas de cette manière à abroger l'ensemble du plan, ni à empêcher la privatisation dans les autres secteurs de santé, tels que les soins de santé primaires, ni interdire la privatisation de toutes les catégories nommées par euphémisme " non sanitaires », ni stopper le démantèlement des hôpitaux publics, ni les coupes budgétaires qui provoquent des milliers de licenciements et une précarité extrême, etc. Les tribunaux peuvent encore moins obtenir l'abrogation du décret-loi royal 16/2013, qui remet en cause le droit universel à la santé. La lutte doit continuer en s'adaptant à de chaque situation, mais surtout en prenant en compte les aspects qui ont rendu possibles les mobilisations massives, comme l'auto-organisation des salariés de la santé en collaboration avec l'organisation qui s'est formée également parmi les citoyens.
Nouvelle étape, nouvelles tâches
Après dix mois de mobilisation pour la défense de la santé publique la Marée blanche entre dans une nouvelle étape. On peut penser qu'il n'y aura plus les mêmes grèves des salariés de la santé. Par ailleurs, la population commence à comprendre le pillage que constitue tant la privatisation annoncée que le démantèlement progressif des grands hôpitaux publics — qui entraînera la dégradation et le manque des ressources dans les centres de santé, l'introduction du ticket modérateur, la diminution de certaines prestations, c'est-à-dire l'abandon de l'équité d'un système de soins universel et gratuit, accessible pour tout le monde.
Cela conduit à orienter notre travail de manière différente de l'orientation des mois précédents :
Il est concevable que les professionnels de la santé, du fait de la détérioration et de la précarité de leurs conditions de travail, ne bougeront pas massivement au cours des mois à venir, car ils seront plus préoccupés par la façon de les améliorer par des moyens légaux, les concours, les transferts ou les départs à l'étranger, qu'en convoquant des grèves générales comme ils l'ont fait depuis près d'un an avec les pertes de revenus que cela a provoqué.
En juin dernier, il y avait 2 600 médecins en grève, alors que 1 100 avaient quitté l'Espagne depuis un an. En 2012 ceux qui ont quitté le pays étaient 2 400 et l'année précédente ils furent 1 300 à partir. Les infirmières et les infirmiers ont fait de même. Le personnel médical diminue chaque jour en Espagne.
Le bipartisme PSOE-PP, bras exécutif des politiques d'austérité de la troïka, a répondu à la crise par :
— une réforme du statut du travail qui a conduit à l'augmentation du chômage, à la baisse des salaires et à plus de précarité ;
— le Plan national des réformes qui consiste en une diminution des dépenses publiques pour l'enseignement et la santé de 15 milliards d'euros, en transférant progressivement de plus en plus de dépenses aux utilisateurs ;
— la réforme des retraites qui fait que les retraités perdent leur pouvoir d'achat ;
— le sauvetage des banques qui a provoqué un accroissement de la dette qui hypothèque déjà — et pour de nombreuses années — n'importe quel budget de l'État qui prendrait en compte les besoins de la population.
Tout cela fait que la pauvreté et l'exclusion augmentent pour atteindre les niveaux d'urgence sociale, au-delà de toutes les alarmes. Face à cela, la population a démontré sa détermination à poursuivre la lutte qui est déjà coûteuse et massive. Elle a intégré la gravité de la situation.
Les citoyen-ne-s ont alors pris le temps de s'organiser dans les assemblées, les plateformes, les associations etc. pour réaliser un travail minutieux qui a contribué à élargir la mobilisation et a permis une prise de conscience de la nécessité de lutter pour changer la situation. Cela c'est fait avec les propositions d'intervention dans les assemblées et les conseils municipaux, en développant l'unité d'action avec les salariés de la santé dans les quartiers, les banlieues, les centres de santé et les hôpitaux.
La mobilisation contre la privatisation de la santé à Madrid ne doit pas nous faire oublier la complexité du système de santé. La privatisation des six hôpitaux implique le démantèlement progressif des hôpitaux publics. Au cours de ces dernières années, des milliers de lits hospitaliers ont été liquidés — rien que cet été 1 300 lits ont été fermés, dont probablement la majorité ne seront pas rouverts, comme cela c'est produit chaque été auparavant. 3 000 emplois ont été supprimés et avec eux des services ont disparu et leur travail a été détourné vers des cliniques et des hôpitaux privés. La même chose a lieu en ce qui concerne les soins de santé primaires qui, en attente de la privatisation, délèguent chaque jour plus d'examens et d'interventions chirurgicales à la médecine privée. Le désinvestissement du service public est impressionnant.
Nous devons garder à l'esprit qu'un hôpital ou un centre de santé privé ne peuvent pas être rentables s'ils sont en concurrence avec une alternative publique de qualité. Autrement dit, si la santé publique n'est pas démantelée parallèlement à la privatisation, la grande majorité de la population choisira le secteur public et il n'y aura pas de profits pour les entreprises qui gèrent les centres privés.
Enfin, il ne faut pas oublier que dans l'État espagnol il n'y a plus de système de santé universel, ni d'accès gratuit aux soins. Depuis le décret-loi royal n° 16/2012 un grand nombre de personnes — plus de 800 000 — ont été exclus du droit aux soins de santé alors que ceux qui ont encore ce droit ne peuvent pas toujours y accéder n'étant pas capables de payer les médicaments ou certains examens. Cela a déjà provoqué l'augmentation de la morbidité et de la mortalité.
Quelques propositions
Sachant que la lutte pour la Santé publique n'est qu'une partie de la lutte pour un autre ordre social et connaissant la corrélation entre les inégalités sociales et l'état de santé, nous devons défendre le droit à la santé à partir d'un changement du modèle de société, qui doit être centré sur les besoins de la population et de la nature.
Pour garantir le droit inaliénable à la santé de toutes et de tous, nous défendons un système basé sur la promotion de la santé et la prévention, dont l'axe fondamental est un service primaire de santé. Il doit être financé de manière solidaire, par des impôts progressifs, et autogéré par les salariés et les citoyens.
Ce nouveau système de santé sera l'œuvre de toutes et de tous, car, très probablement, ce ne sera plus un modèle étatiste mais sera construit à partir d'en bas, décentralisé et planifié pour correspondre aux besoins de la santé. En surmontant la bureaucratie — créée par le modèle de gestion étatiste — qui a fini par implanter un système postfordiste (avec la connivence d'une bonne partie des professionnels de la santé) né des politiques néolibérales, ce nouveau modèle sera capable d'affronter les stratégies des grandes corporations pharmaceutiques, biotechnologiques et des assurances du secteur de la santé.
Nous savons que ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la santé à Madrid, car la même chose peut être dite de la santé dans chaque territoire de l'État espagnol ou de chaque pays de l'Union européenne, qui réalisent les politiques d'austérité similaires, réclamant une réduction des dépenses de la santé et la concurrence libre entre la médecine privée et les systèmes de santé publics. De ce fait l'extension de la lutte à tous les territoires, et la coordination avec les autres collectifs européens qui se mobilisent aussi en faveur d'un système de santé public et universel, doit être une priorité.
Pour gagner cette lutte il faut l'unité d'action, dans le but de mobiliser la majorité de la population. La priorité, c'est l'unité des gens, par en bas, et non celle de certaines organisations, par en haut. Nous devons également converger avec les autres secteurs en lutte, en particulier avec les services publics comme l'éducation.
Nous devons agir à partir des revendications les plus ressenties par les citoyen-ne-s et construire sur cette base un discours global de changement du modèle. Les initiatives devront passer tant par la lutte contre les entreprises qui veulent accaparer la gestion des hôpitaux que par celle contre les gouvernements successifs, sans oublier la relation des politiques étatiques d'austérité avec la paupérisation de la population par les " exigences » du payement de la dette qui est — nous le savons — bien — illégitime. ■
* Carmen San José Pérez, médecin, est syndicaliste du Movimento Asembleario des Trabajadores de la Salud (MATS). Cet article a été d'abord publié par le site web de la revue Viento Sur (Traduit de l'espagnol par JM).
2. Sanitas est le plus grand groupe d'assurance maladie et services sanitaires d'Espagne. Les assurances ont été traditionnellement sa principale activité, mais il possède aujourd'hui 120 cliniques dentaires, 40 résidences pour personnes âgées, 3 hôpitaux et 21 centres de wellness. La Communauté de Valence et celle de Madrid, toutes deux gouvernées par le Parti populaire (PP), lui ont confié la gestion des hôpitaux publics de Manises, Torrej¾n. Sanitas appartient depuis 1989 au groupe britannique BUPA (British United Provident Association) présent dans les services sanitaires de 190 pays.
3. Le groupe portoricain Hima San Pablo cherche à attirer le " tourisme médical » dans les hôpitaux qu'il gère dans les Caraïbes et a annoncé que les trois hôpitaux madrilènes qu'il compte gérer seront " de haute rentabilité ». Il a passé un accord de financement pour 262 millions de dollars avec le fonds d'investissement Whitehorse, spécialisé dans les spéculations à haut risque. Selon El Diario (http://www.eldiario.es/sociedad/turismo-sanitario-expansion-HIMA-San-Pa…) l'exécutif de Madrid s'est engagé à payer plus de 267 millions d'euros par an pour les frais d'hospitalisation…