
Le récent congrès du PSOE, le 41e, s’est déroulé dans un contexte international et géopolitique de plus en plus instable, et dans un moment où les médias et la justice se concentrent sur la corruption, la nouvelle ombre qui plane sur ce qu’on appelle le « sanchisme » 1, en particulier l’affaire qui concerne l’ancien numéro deux du parti, José Luis Ábalos.
Dans ces conditions, le déroulement du Congrès réuni à Séville était prévisible : faire une grande démonstration de cohésion autour du leader charismatique et de son Manuel de résistance 2, et réaffirmer le pari de jouer à fond la carte du chantage (« l’arrivée de la droite et de l’extrême droite ») afin de discipliner ses partenaires au gouvernement et au Parlement. Sánchez cherche ainsi à atteindre son objectif : conserver la Moncloa 3 jusqu’en 2027 et, malgré les mauvaises prédictions des sondages, remporter les prochaines élections. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a pas eu le moindre soupçon d’autocritique sur les politiques menées ces dernières années, ni même sur sa coresponsabilité dans l’inertie face à la tragique catastrophe de la DANA 4, bien que les reproches aient émané de secteurs très différents, et même de certains de ses partenaires, comme Compromís et Podemos.
Rhétorique social-libérale, assistance précaire et euro-atlantisme
Si nous nous penchons sur le document-cadre du Congrès, intitulé « Espagne 2030. Un socialisme qui avance, une Espagne qui dirige », on peut y entrevoir quelques signes d’une rhétorique plutôt radicale contre les « super-riches », en défense de la « classe moyenne et ouvrière », mais peu de nouveauté programmatique. En effet, le document commence par annoncer quatre défis majeurs à l’horizon 2030, ce qui semble très lointain par ces temps de poussée réactionnaire : développer un modèle de croissance différent et faire face à l’urgence climatique (il faudrait expliquer en quoi le premier et le second peuvent être compatibles…), faire face à la transformation de l’ordre mondial et enfin répondre à la « montée des valeurs autoritaires et de l’internationale de l’ultradroite ».
S’ensuit une tentative de magnifier les « impossibles que nous avons réalisés » dans la dernière période (en premier lieu avec la réforme du travail, pourtant bien limitée) et l’annonce des « impossibles que nous réaliserons » (avec le projet, difficilement viable avec ses alliés PNV et Junts 5 de bouclier constitutionnel des conquêtes sociales), pour passer ensuite à la définition d’un projet national à dix objectifs. Le premier d’entre eux (« Une économie plus compétitive, juste et durable ») fixe le cadre dans lequel devront s’insérer les suivants : la réduction du temps de travail, une éducation de qualité, un logement pour tous, la lutte contre toutes les inégalités, un État « autonomique » renforcé, une démocratie pleine et entière pour faire face à la désinformation, la vocation au leadership du projet européen, le soutien à la (fausse) « solution à deux États en Israël et en Palestine », et le renforcement de l’« autonomie stratégique » de l’UE en matière de défense avec l’alibi de la guerre en Ukraine.
Outre la mesure la plus médiatisée de réduction du temps de travail, dont il reste à connaître le contenu concret, figurent parmi les nouveautés qui pourraient retenir l’attention : la création d’un « siège citoyen » au Congrès et au Sénat afin que des représentants de la société civile puissent y intervenir, le droit de vote dès l’âge de 16 ans et la convocation de conventions citoyennes délibératives, l’interdiction de la transformation des logements résidentiels en logements touristiques et saisonniers, la création d’un office public de construction de logements sociaux et l’obligation que les emprunts et les loyers ne dépassent pas 30 % des salaires, la réforme du système de financement des régions (avec une formulation suffisamment floue pour satisfaire toutes les baronnies…) ou l’abrogation de l’accord de 1979 avec l’Église catholique sur les questions culturelles et éducatives…
Certaines de ces promesses sonnent comme une simple redite de celles figurant déjà dans les Congrès précédents, en même temps qu’elles mettent en évidence le peu d’attention accordée à la politique migratoire mortifère (il y est simplement mentionné la nécessité d’un « modèle d’immigration qui garantisse un flux constant ») ou l’absence d’une politique fiscale allant au-delà d’une référence à l’obligation (comment ?) pour les grandes entreprises de partager une partie des profits scandaleux réalisés au cours des dernières années 6. Sans parler de l’abrogation toujours repoussée de la loi bâillon 7 et de la loi sur les secrets d’État ; de la réforme, démocratique et urgente, du système judiciaire (où en est cette promesse du « renouveau démocratique » ?) ; de l’absence de précision sur ce que pourrait signifier « approfondir le processus de fédéralisation de l’État » ; ou, last but not least, du silence absolu sur le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui, confirmant une fois de plus sa complicité avec le régime répressif marocain8.
Par ailleurs, il faut noter le triomphe des féministes dites classiques avec leur amendement visant à empêcher l’inclusion des Q+ aux côtés des LGTBI. Un résultat obtenu grâce au lobby emmené par l’ancienne vice-présidente Carmen Calvo et finalement voté en plénière avec un très faible taux de participation 9. Cette décision représente un sérieux recul dans la reconnaissance de la diversité, contribue à promouvoir la transphobie, renforce la droite dans sa guerre culturelle et éloigne le PSOE d’une position faisant l’objet d’un large consensus dans l’ensemble du mouvement féministe, notamment parmi ses nouvelles générations.
Une domination fragile
Bref, Sánchez a profité du Congrès pour exiger la loyauté de l’appareil militant face au harcèlement judiciaire, politique et médiatique qu’il subit, surtout depuis l’approbation de la loi d’amnistie (tout en cherchant à faire oublier qu’il n’a pas protesté, et a même été complice, lorsque le harcèlement visait le nationalisme catalan et Podemos). En même temps, il propose un projet de gouvernement suffisamment ambigu sur les questions fondamentales qui l’opposent au PP pour tenter d’attirer une partie de son électorat et même de rétablir un bipartisme avec ce parti au nom du sens des responsabilités vis-à-vis de l’État. Une tâche difficilement réalisable, comme on le voit avec l’urgence migratoire aux Canaries, puisque le PP reste sous la pression non seulement de Vox (prêt à revendiquer sans complexe l’héritage de la dictature franquiste à l’approche du 50e anniversaire de la mort de son fondateur), mais aussi de la présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, l’un et l’autre renforcés par la victoire électorale de Trump. De plus, étant donné l’hétérogénéité de ses alliés au parlement, on ne peut pas prévoir si certaines des lois et mesures progressistes promises, à commencer par leur inscription au budget, vont se concrétiser.
Ainsi, nous allons nous retrouver avec un PSOE qui va poursuivre sur la voie d’un réformisme sans réformes structurelles qui remettent en cause les intérêts du grand capital et les fondements du régime monarchique dont ce même parti a été et est toujours un pilier fondamental. Ce n’est pas par cette voie que l’on pourra endiguer la menace, réelle, du bloc réactionnaire, ni même, malgré les bonnes données macroéconomiques, atténuer l’aggravation des inégalités. Dans le meilleur des cas, le PSOE pourra tenter de neutraliser les conflits sociaux en répondant à certaines demandes, comme dans le cas de la lutte pour un logement décent ; mais il sera difficile d’y parvenir si la taxe sur les loyers saisonniers n’a pas avancé au Parlement.
L’impasse stratégique dans laquelle s’est engouffré le PSOE n’est pas étrangère à l’évolution qui caractérise depuis longtemps un social-libéralisme atlantiste qui a tendance à perdre de sa centralité dans de nombreux pays, comme aujourd’hui en France et très probablement en Allemagne après les élections générales de février. Dans ce contexte, dans le cas de l’Espagne, la résilience du gouvernement apparaît de plus en plus comme une anomalie permise parce qu’il a réussi en même temps à annuler le potentiel « rupturiste » des partis qui ont émergé à sa gauche – Podemos puis Sumar – et à maintenir une politique de pactes avec les forces non étatiques, principalement au Pays basque et en Catalogne, en échange de modestes concessions.
Cependant, cette politique de la peur face au danger majeur ne durera pas éternellement, alors que le malaise social et la désaffection politique, aujourd’hui accentués par les conséquences de la catastrophe de la DANA, ne cesseront de croître. Ce n’est pas la politique de ce gouvernement qui empêchera le bloc réactionnaire de capitaliser sur la diffusion de l’antipolitique parmi de nouveaux secteurs de l’électorat.
La peur de la démocratie interne
Sur le plan organisationnel, la consolidation d’un modèle de parti basé sur un césarisme de plus en plus renforcé autour du leader maximo est également devenue évidente, comme l’a déjà critiqué l’un des rares délégués du courant Izquierda Socialista présents au Congrès, Manuel de la Rocha Rubí10 : Selon lui, une démonstration claire d’une « peur de la démocratie » s’est manifestée par « le refus même de débattre de la gestion gouvernementale lors du Congrès, violant un principe démocratique de base et un article clé de nos statuts ». Et la subordination totale du parti au gouvernement a été instaurée, d’une manière d’autant plus visible que le nombre de ministres faisant partie du nouveau Comité exécutif fédéral est important. Au bout du compte, conclut-il, « la position du parti est fixée par le gouvernement et non l’inverse, sans même la possibilité de s’influencer mutuellement ».
Le cas de Madrid, avec la démission forcée de Juan Lobato du poste de secrétaire général du Partido Socialista de Madrid, indépendamment de ce qu’on pense de son comportement dans l’affaire du compagnon de Díaz Ayuso 11, est un autre exemple clair de ces pratiques, et Izquierda Socialista de Madrid a critiqué à juste titre (avec le slogan « La forme compte » !) l’interdiction des réunions visant à mettre sur pied une autre candidature face à celle, officielle, dirigée par l’actuel ministre Oscar López.
Au bout du compte, selon la maxime faire de nécessité vertu, on assiste au triomphe d’un modèle de leadership plébiscitaire qui n’aspire qu’à rester au gouvernement, au prix de quelques concessions à ses alliés dans des domaines qui ne touchent pas au noyau dur de l’économie politique dictée par l’Union européenne, notamment à travers la Commission européenne et la Banque centrale européenne.
Le vide à gauche
À ces sombres perspectives s’ajoute l’absence tragique de forces politiques, à la gauche du PSOE, capables de construire une alternative pour affronter les politiques de division des classes populaires menées par la droite. Mais aussi de construire une alternative au social-libéralisme déclinant de Sánchez. Ni Sumar – qui s’accommode de plus en plus des limites fixées par la Moncloa et l’UE – ni Podemos – en dépit de ses efforts actuels pour apparaître hypercritique à l’égard d’un PSOE avec lequel il aspire malgré tout à gouverner – n’ont désormais la crédibilité pour constituer un pôle de référence dans la lourde tâche de recomposer une gauche désireuse de tirer les leçons du cycle ouvert par le 15M et le processus catalan afin de tracer une voie de refondation qui ne soit pas subordonnée à la politique institutionnelle.
Sur le terrain social, les directions des grands syndicats, CCOO et UGT, elles-mêmes inféodées au gouvernement, n’apparaissent pas non plus aujourd’hui comme étant le cadre de référence d’une recomposition d’un mouvement ouvrier prêt à affronter un patronat et un grand capital de plus en plus enclins à favoriser l’arrivée au gouvernement du bloc réactionnaire.
Néanmoins, les mobilisations pour un logement décent – véritable expression, dans la quasi-totalité de l’État espagnol, d’une lutte de classe qui s’attaque directement au capitalisme rentier –, l’admirable élan de solidarité envers la population de Valence et d’autres régions du pays face à la catastrophe écosociale de la DANA, les diverses formes de résistance dans différents secteurs tels que la santé et l’éducation, ou la solidarité avec la Palestine constituent des signes d’espoir pour montrer qu’un nouveau cycle de mobilisations à gauche, partant de la base, peut s’ouvrir dans la période à venir. C’est à partir de ces expériences que nous devrons apprendre à rechercher de nouvelles formes de convergence, dans les luttes et dans les débats entre des collectifs d’action rénovés. Et lancer avec eux de nouvelles initiatives permettant de construire un front politique et social commun, capable de faire face à la menace réactionnaire et d’accumuler un potentiel anti-hégémonique à partir des quartiers et des lieux de travail. C’est seulement ainsi que nous pourrons remettre au centre la nécessité d’une stratégie de transition écosociale et de rupture démocratique avec ce régime et le bloc de pouvoir qui le soutient.
Le 7 décembre 2024
- 1
Sanchismo, la méthode de gouvernement de Perdo Sánchez, le secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et actuel président du gouvernement espagnol.
- 2
Le Manuel de résistance (Manual de resistencia) est un livre de Pedro Sánchez, publié en février 2019. Il s’agit d’une autobiographie politique où il raconte son parcours personnel et sa trajectoire au sein du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), et son attitude face aux crises internes du parti et aux difficultés politiques.
- 3
La Palais de la Moncloa est le siège de la présidence du gouvernement espagnol.
- 4
La DANA (« depresion aislada en niveles alto », ou « dépression isolée à niveau élevé » en français) est un phénomène météorologique également appelé « goutte froide ». Il s’agit du passage d’une masse d’air très chargée en humidité qui condense brutalement. Ce phénomène dû au réchauffement des océans et des zones polaires a provoqué de terribles destructions à Valence en novembre 2024.
- 5
Le PNV, Partido Nacionalista Vasco, est un parti nationaliste basque et Junts per Catalunya est le parti indépendantiste fondé par Carles Puigdemont. Tous deux sont d’orientation de droite.
- 6
C’est ce que critique Andreu Missé : « La réforme fiscale réalisée par le gouvernement (PSOE et Sumar) et ses partenaires est minimale. Il s’agit plutôt d’une succession de rustines. L’accord conclu au Congrès a approuvé l’impôt sur les banques, sur l’augmentation des revenus du capital, les hydrocarbures et le tabac. Mais il a dû renvoyer la taxe sur l’énergie à une nouvelle loi. Et les impôts sur l’immobilier (Socimis), les assurances privées, les produits de luxe et le diesel ainsi que la TVA sur les appartements touristiques ont été écartés », “Insolidaridad de bancos y energéticas”, Alternativas económicas, décembre 2024, 130, p. 3).
- 7
Ley Mordaza est le surnom donné à la Loi de sécurité citoyenne adoptée en 2015 sous le gouvernement du Parti populaire (PP). Elle comprend des sanctions contre les manifestations non autorisées devant des bâtiments publics, l’interdiction de filmer les forces de l’ordre, sous peine d’amendes élevées, des amendes pour outrage aux forces de l’ordre, même sans violence physique, l’expulsions express des migrants aux frontières de Ceuta et Melilla.
- 8
« El PSOE omite las palabras “Sáhara Occidental” en la Resolución de su 41 Congreso al referirse a la excolonia española », Contramutis, 5 décembre 2024.
- 9
« L’histoire derrière les amendements du PSOE sur les acronymes LGTBIQ+ », Ana Requena et José Enrique Monrosi, 3 décembre 2024.
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- 11
Juan Lobato a démissionné en novembre 2024 de son poste de secrétaire général du PSOE de Madrid après une polémique liée à la gestion d’informations concernant Alberto González Amador, le compagnon d’Isabel Díaz Ayuso, présidente de la Communauté de Madrid. Lobato avait révélé des informations sensibles sur lui, alimentant des accusations de fraude fiscale. Face à la pression interne et pour éviter la division, il a choisi de partir. Díaz Ayuso, figure clé du Parti Populaire, est connue pour sa gestion libérale, son opposition à l’indépendantisme catalan et sa gestion de la pandémie.