Les révoltes de jeunes ont ébranlé l'ordre autoritaire

par Chawki Salhi
7 janvier 2011. © Kobac

Après une semaine, en janvier, l'incendie émeutier a allumé ses derniers feux laissant un sentiment d'amertume, un gout de cendre. Mais l'ampleur nationale des révoltes et la paralysie quasi totale qui en a résulté ont ébranlé l'ordre autoritaire en place et ouvert la possibilité de changements qualitatifs dans la situation politique.

Commencées le 5 janvier à Alger (Fouka, Staoueli, Bab el Oued), Oran et Djelfa, les révoltes de jeunes se sont étendues et ont enflammé, au propre et au figuré, des centaines de quartiers de toutes les régions du pays. Il n'y a ni slogan, ni revendication et encore moins de structuration. Il ne s'agit pas de manifestations populaires massives qui auraient dégénéré en casse. Le plus souvent, il s'agit plutôt de petits groupes de jeunes qui descendent de leur quartier périphérique vers une artère centrale qu'ils ferment en brûlant des pneus, en saccageant quelques véhicules et en se confrontant violemment aux forces de police accoures. Une fois la place prise, un pillage survient dans les magasins alentour. Rodées par plusieurs décennies d'émeutes, les autorités retirent immédiatement les très nombreux policiers disséminés dans la ville sous le prétexte de la lutte antiterroriste et confient aux brigades antiémeutes la défense des centres essentiels. En attendant les opérations de reconquête, la rue est abandonnée aux révoltés. Des établissements publics ou privés sont attaqués, siège de mairie, hôtels, agences téléphoniques, écoles, centres de formation professionnelle. Des édifices publics sont assiégés comme le commissariat de Bab el Oued mais dans le même quartier, on saccagera aussi les show-rooms de Renault et Dacia et leurs voitures inaccessibles. Les agences bancaires publiques ou privées et les bureaux de poste ont été les cibles privilégiées avec l'intention manifeste de prendre l'argent qui s'y trouve. Le pillage a aussi préféré les bijouteries, les magasins d'articles de sport, les voitures somptueuses, sans épargner des commerces ordinaires et des passants modestes dépouillés sans ménagement.

Cette violence désordonnée qui n'épargne pas les pauvres gens fait cesser la sympathie populaire, au départ unanime. Les lycéens et les secteurs moins précarisés de la jeunesse se désolidarisent. Ils organisent plutôt l'autodéfense de leur espace contre les pillages.

Comment ça marche ?

Les tristes analystes qui tiennent le haut du pavé en ces temps de régression attribuent chaque mouvement populaire à quelque machination d'appareil, provocation policière ou complot d'un groupe occulte. On a, ici, évoqué d'abord les luttes de clans du pouvoir, de préférence militaires, qui comme chacun sait n'ont aucune identité sociale, aucun projet politique distinctif, à l'inverse de leurs homologues des pays avancés qui bénéficient de la plénitude de leur humanité et d'une lisibilité par l'analyse marxiste. On a ensuite imputé le mouvement aux spéculateurs, importateurs ou grossistes, accusés d'avoir activé leurs réseaux informels de distributeurs pour contester la pression de l'administration qui exigeait d'eux de se soumettre à l'impôt.

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En fait ces manipulations, si elles existent, sont anecdotiques. La situation se prêtait à l'explosion, elle a explosé. Les révoltes initiales sont semblables aux émeutes sporadiques qui surviennent sans discontinuer depuis des années. Leurs acteurs privilégiés sont les mêmes jeunes précarisés. Concrètement, les quelques évènements des 4 et 5 janvier, sont très localisés. La caisse de résonance de la presse privée leur donne un retentissement national. Porte-voix du ressentiment du monde des affaires et de la communauté internationale capitaliste contre la tentative de repli protectionniste, la presse privée couvre généreusement toute protestation. Et c'est tant mieux pour nos luttes. Dès les premiers incidentabsents, de Bab el Oued et Oran, les quotidiens consacrent leur première page à une image de désolation urbaine barrée d'un titre ravageur : " Les émeutes de la fin », " Nuit agitée à Bab el Oued », " Émeutes : l'embrasement ».

Partout, les jeunes attendent l'arrivée du grand soir dans leur localité. Et c'est, par contagion, comme en octobre 1988 (1), que se répand la révolte gagnant peu à peu d'autres quartiers de la ville et d'autres régions du pays.

On prêtera rétrospectivement au mouvement une simultanéité qui n'existe pas. Quand le mouvement est terminé dans les quartiers du 5 janvier, il commence à peine dans les villes de l'Est et la Soummam (2) kabyle. Ce qui existe, par contre, c'est une colère générale des gens modestes devant la hausse subite des prix en ce début d'année. Et cette hausse n'est qu'un dommage collatéral inattendu de la tentative gouvernementale de réduire le fonctionnement informel de l'économie. En Algérie, on paie en billets de banque une voiture ou même une villa d'un million d'euros. Il était notamment prévu à la fin du mois de mars 2011, d'interdire le paiement en espèces pour les sommes supérieures à 500 000 dinars soit 5 000 euros (trois ans de salaire minimum). En prévision de cette échéance, les producteurs ont demandé à leurs grossistes distributeurs de produire un document du fisc en vue de l'établissement d'une facture. Cela signifiait quitter l'informel, payer des impôts, voire des charges sociales ! Devant cette intolérable agression étatiste contre la liberté du commerce et de l'exploitation des salariés, les grossistes ont cessé les enlèvements de marchandises. Il en résulte une pénurie. Pénurie, spéculation, hausse immédiate des produits de base de l'alimentation.

Les adolescents et jeunes gens qui se révoltent ne sont pas concernés par les achats quotidiens de leurs parents qui pestent contre cette pression intolérable pour le porte-monnaie. Ils sont plutôt investis dans le petit business informel. Ils ont investi la rue dans ce contexte de colère populaire généralisée contre les prix, mais ce qui les concerne plus directement, c'est le démantèlement progressif des marchés informels qui squattent les grandes rues commerçantes. Comme le jeuneabsent Bouazizi qui s'immole à Sidi Bouzid en Tunisie, ils sont sinistrés, privés d'un emploi décent, contraints de s'en sortir en occupant un coin de rue pour vendre des cigarettes ou des produits chinois divers parvenus par les filières de contrebande et échappant au fisc. Comme les jeunes harraguas (3) qui fuient leur pays sur des embarcations incertaines pour rejoindre l'esclavage salarié de l'agriculture espagnole ou les petits boulots précaires à la française, ils crient leur mal-être dans une société bloquée. La pénurie de logements provoque l'entassement des familles et pérennise un patriarcat anachronique et un rigorisme moral strict. Sans logement, sans revenu stable, le mariage est tardif. La misère sexuelle n'a d'avantage que la faible diffusion du virus du sida. Pour le reste, elle aiguise le désespoir dans un pays que l'Europe recolonise, un pays dont on détruit les entreprises productives et leurs emplois au nom de la raison du marché, un pays qui est envahi par les valeurs de l'Occident triomphant, mais un pays que l'Europe interdit de quitter.

Grogne populaire

Cette révolte générale est le débouché attendu d'une grogne populaire qui déverse, depuis plusieurs mois, son agressivité contre Andelaziz Bouteflika et son régime, associés à l'émergence de fortunes insolentes qui heurtent une culture populiste égalitaire, un régime compromis dans des affaires de corruption, aux montants astronomiques, qui s'étalent à la " Une » des grands quotidiens. En pleine crise diplomatique algéro-française, le gigantesque chantier de 1 200 km d'autoroute, gloire du programme de Bouteflika, aurait été attribué aux chinois par Pierre Falcon, fabricant d'avions et trafiquant d'armes français, lui-même chargé de redistribuer la commission de 20 % du montant de 11 milliards de dollars. Et l'on découvre à cette occasion un réseau françafricain au cœur d'un régime issu de la guerre de libération. Dans un quartier huppé des hauteurs d'Alger, où le mètre carré de terrain à bâtir peut atteindre les 5 000 euros, Bouteflika offre 760 hectares au prix d'un dinar symbolique le mètre carré à un groupe émirati. Les privilèges accordés aux magnats du Golfe sont régulièrement dénoncés par la presse et par les élites polarisées plutôt en direction de la France. Ces cadeaux sont expliqués par les affinités du président avec ses hôtes émiratis de sa période d'exil.

La compagnie nationale du pétrole Sonatrach est dépouillée par ses responsables dans des contrats de gré à gré surévalués. Elle l'avait déjà été, pareillement, quelque temps auparavant, au profit de BRC, une filiale de Halliburton liée à Dick Cheney le vice-président des États-Unis de Bush. Voilà donc une des raisons de la solidité des relations Algérie-États-Unis.

Ces révélations de la presse et les affaires judiciaires qui s'ensuivent, parfois, produisent des sanctions dérisoires contre quelques hauts responsables, plutôt des seconds couteaux, alors que la main de leur justice de classe frappe lourdement les jeunes désespérés qui se révoltent, ici et là, pour obtenir une route goudronnée, pour imposer le raccordement au réseau de distribution d'eau potable ou de gaz, pour protester contre une distribution des logements sociaux jugée injuste ou pour exiger un emploi. Il y a aussi ces peines de prison prononcées contre les émigrants illégaux, ces harraguas qui risquent leur vie sur des bateaux de fortune.

La chasse aux vendeurs informels et les procédures contre les petits commerçants réfractaires à l'impôt étendent le ressentiment populaire. Les multinationales, elles, sont exonérées à titre d'encouragement et l'ensemble des entreprises privées industrielles et commerciales échappent, peu ou prou, à l'obligation fiscale, qui ne concerne finalement que les salariés déclarés et les entreprises du secteur public.

Paradoxalement, le relogement des habitants des bidonvilles est aussi source de mécontentement. Ils sont plutôt rares, pourtant, les pays qui distribuent des milliers de logements gratuits aux pauvres gens. Mais les Algériens ne sont pas tout à fait résignés à la société de classe. L'émergence de la bourgeoisie est somme toute récente. Le droit au logement a été conquis à l'indépendance dans l'occupation confuse des villes désertées par les colons français. Il continue de contredire et de contester le sacro-saint droit de propriété consacré par la loi. Le régime Bouteflika qui a commis les avancées libérales les plus agressives continue, par endroits, une démarche populiste qui tient à son histoire. On distribue des milliers de logements. C'est une goutte d'eau dans l'océan des besoins. Les logements offerts, F2, F3, ne suffisent pas à contenir toute une famille, les nouveaux arrivants dans le bidonville ne sont pas concernés et les quartiers urbains surpeuplés, qui attendent de loger leurs enfants depuis des décennies, pestent contre une opération qui les ignore, car la priorité est de résorber les baraques qui enlaidissent la ville. La corruption est aussi pointée du doigt. En situation de pénurie, quoi de plus habituel que le favoritisme et la corruption.

Reculades du pouvoir

C'est d'ailleurs autour du logement que les émeutes de ces derniers mois ont défrayé la chronique, avec la lutte symbole de Diar Echems au cœur d'Alger dont la violence convainc le pouvoir de renoncer à sa politique de reprise en main musclée de la rue et d'écrasement des grèves.

Les affrontements de Diar Echems, en octobre 2009, coïncident avec la révolte du quartier d'El Ançar à Oran, métropole de l'Ouest du pays, contre la pollution d'une carrière. Au même moment, les cheminots déclenchent une grève surprise qui désorganise l'économie et menace d'une paralysie totale. Le pouvoir décide alors une politique de conciliation, effrayé à l'idée de mettre le feu aux poudres dans la capitale. Cette nouvelle grève des cheminots obtient une augmentation à quelques mois d'intervalle. Les animateurs du comité de grève, baptisé cellule de crise, sont dispensés des poursuites habituelles pour leur action légitime mais pourtant " illégale » au regard des procédures draconiennes en vigueur. Les habitants de Diar Echems se voient promettre le relogement à court terme. Et les chefs de la police s'enorgueillissent que la plupart des blessés soient des policiers, preuve de leur " maitrise de la situation ». Depuis Diar Echems, chaque mouvement gréviste, chaque opération de relogement a eu à tester dans le bruit et la fumée cette nouvelle et bienvenue " capacité de retenue » des porteurs de matraques. La vengeance s'exerce chaque fois contre quelques poignées de jeunes livrés à la justice pour tenter d'intimider les masses.

Cette reculade du pouvoir, depuis un an, n'apparaît pas si clairement à tous. Lorsqu'explose la révolte, on ne se dit pas que la répression s'est adoucie, et on se prépare à la confrontation. Les chocs sont rudes. Tous, par contre, perçoivent que, de bataille en bataille, le gouvernement fait des concessions. La fureur des analystes libéraux est à son comble. Les grands quotidiens dénoncent la " prime à l'émeute » du gouvernement qui promet des centaines de milliers de logements sociaux au lieu de laisser le marché réguler tout ça. On montre du doigt le populisme des autorités : malgré un ton de fermeté et des dispositifs policiers impressionnants, malgré une législation sévère et une persécution judiciaire des acteurs du mouvement social, elles finissent toujours par céder à chaque mouvement gréviste.

Ainsi les grands mouvements des enseignants et des médecins… et leurs syndicats autonomes en lutte depuis 2003 ont obtenu divers dispositifs provisoires avant une augmentation assez conséquente à effet de janvier 2008 dans le cadre d'une revalorisation générale de la fonction publique. Mais les petits salariés, qui sont la majorité, ne progressent pas beaucoup. Les communaux, les paramédicaux et autres corps communs n'obtiennent pas de réponse satisfaisante. Il y a là une volonté de rétablir la hiérarchie des salaires mise à mal par plusieurs décennies d'augmentations uniformes, de valoriser les " couches moyennes » selon les recommandations du FMI pour mieux stabiliser la société. Mais ces augmentations, obtenues sous les coups de boutoir des grèves et dans la douleur des coups de matraque, ne suffisent pas à redonner aux salariés supérieurs un revenu comparable à celui de leurs homologues des pays voisins. La contrepartie à ces concessions salariales est un nouveau statut de la fonction publique qui instaure la contractualisation, la précarisation des fonctionnaires dans des contrats à durée déterminée légalisant le fait accompli d'une régression massive.

Les grèves du secteur économique ont un impact subjectif considérable. Les grèves spectaculaires de ces bastions ouvriers convoquent des bataillons de brigades antiémeutes et mobilisent l'attention. Elles permettent d'obtenir un premier petit rattrapage salarial, après 15 ans de gel des salaires. Les cheminots obtiennent après plusieurs grèves sauvages, rattrapées par des négociateurs syndicaux désemparés, plus de 50 % d'augmentation.

Le complexe sidérurgique à Annaba, les cheminots, l'usine de camions à Rouiba et la zone industrielle alentour, le port d'Alger mobilisent des effectifs moins nombreux que les grandes grèves nationales de la fonction publique, mais leurs luttes convoquent l'imaginaire de tous les salariés et ils fonctionnent comme une avant-garde déléguée. Elles interviennent après une décennie de démoralisation et de démantèlement rampant des entreprises publiques.

La nouvelle politique de lutte contre les importations réhabilite la production nationale et remplit les carnets de commande. On embauche dans des unités au bord de la fermeture, comme Ferrovial, cette usine de wagons à Annaba, réduite à produire des brouettes. On passe d'une situation rythmée par les départs volontaires et les compressions d'effectifs à des embauches massives. Les travailleurs, qui consentaient au gel des salaires pour retarder la fermeture de leur entreprise, retrouvent le moral.

Les luttes débordent toujours les directions syndicales locales et surtout la direction nationale de l'UGTA qui, après son baroud d'honneur de la grève générale de 2003 contre les privatisations, s'enfonce dans une servilité de plus en plus indécente. Mais ces grèves se déroulent toutes dans le cadre de l'UGTA curieusement remise en selle malgré un discrédit avéré. Sur la soixantaine de syndicats existants, la centrale UGTA est le seul syndicat généraliste. Les syndicats autonomes les plus représentatifs concernent des corporations particulières de la fonction publique : professeurs de lycée, enseignants universitaires, médecins… Une autre raison de cette survie et de cette hégémonie de l'UGTA est le rapport de forces encore défavorable aux travailleurs. Dans un secteur public officiellement condamné à la disparition, les marges de négociation sont nulles, la capacité de chantage de la grève est réduite à néant. Arrêter la production ? C'est justement ce que le FMI demande. Les travailleurs d'une fabrique de chaussures de Chéraga (wilaya d'Alger) ont vécu cette impasse. En lutte depuis des mois, ils trouvent, un matin, le portail clos avec une pancarte indiquant la fermeture définitive de leur unité. Dans ces conditions désastreuses, l'UGTA, partenaire complaisant des autorités, fonctionne comme syndicat parapluie. Le prestige des syndicats autonomes est immense malgré la bureaucratisation rapide de la plupart d'entre eux, mais la réalité du combat syndical demeure pour beaucoup la tentative de se réapproprier l'UGTA, synonyme de syndicat pour la majorité des salariés. C'est une question de rapport de forces.

Que dire alors du secteur privé qui surexploite dans des conditions désastreuses la majorité des salariés du pays. En 2007, les chiffres officiels indiquaient 78 % de travailleurs non déclarés dans les entreprises privées. Il s'agit là des entreprises légales qui font semblant de payer leurs taxes. Mais les entreprises informelles échappent à tout contrôle et à toute statistique alors qu'elles emploient une part considérable de la main d'œuvre. Le droit du travail n'existe plus. On peut augmenter le salaire minimum, discuter les retraites, revoir la législation syndicale, cela ne concerne plus l'écrasante majorité des travailleurs. Alors le droit syndical et le droit de grève, il n'en est pas question. Les luttes dans le privé sont rares et brutales. En situation de pénurie d'emploi, on remplace immédiatement les travailleurs récalcitrants.

Quelques grandes grèves ont néanmoins concerné le privé. Celle du groupe Tonic (emballages) qui vivait sous perfusion dilapidant des prêts bancaires publics de plus d'un milliard de dollars. Celle des chantiers des entreprises chinoises chargées de l'autoroute, où des ouvriers algériens dénoncent l'esclavage et où des ouvriers chinois demandent simplement à être payés. Et, bien sûr, la grève symbole du complexe sidérurgique, fleuron de l'industrie nationale, vendu à Arcelor Mittal. Les travailleurs réussissent à déloger la mafia syndicale au service de la multinationale. La nouvelle équipe dévoile divers trafics et révèle les performances dérisoires du géant mondial de l'acier qui n'arrive pas à égaler la production du complexe sous gestion publique. Mais surtout il met en échec les plans de réduction d'effectif et impose une augmentation de salaires. Ce qui permet cette victoire, c'est la mobilisation ouvrière massive, mais c'est aussi la perspective de la renationalisation du complexe dans le nouveau cours économique du pouvoir. Arcelor Mittal fermerait-il le complexe que celui-ci reprendrait la production sous gestion publique. Moins rentable financièrement, peut-être, mais tellement plus efficace pour l'économie nationale. Et Mittal préfère rester et continuer de dominer un marché algérien porteur, qu'elle alimente par des importations de ses usines plus rentables.

Limites de l'autoritarisme et des libertés

La nature des revendications de la protestation sociale algérienne est totalement occultée au service d'une construction idéologique qui légitime la domination impérialiste sur ces pays-là, corrompus et incompétents — génétiquement.

Il faut le savoir : les enseignants en grève générale nationale demandaient la retraite après 25 ans de travail, jugeant leur métier pénible, et une hausse de 100 % des salaires qu'ils ne sont pas loin d'avoir obtenue. L'annonce, il y a deux ans, de la suppression de la retraite optionnelle à 50 ans provoque une révolte immédiate de la zone industrielle de Rouiba, près d'Alger, et une mobilisation des pétroliers. Elle est quand même décidée il y a un an et toujours pas appliquée. On parle de moratoire, pour cause d'incendie social. Les émeutiers du relogement refusent les F2 neufs et gratuits qu'on leur propose. La suppression de la médecine gratuite en 2002, est immédiatement reportée après les émeutes d'Ain Fakroun. Elle devait être appliquée au cours de ce semestre — gageons que les émeutes de janvier pousseront les autorités à approfondir la réflexion. Depuis des années, on tente de relever le ticket de restaurant universitaire. Il est actuellement à un centime d'euro le repas. La qualité du repas est déplorable, bien sûr, et le serait encore en cas d'augmentation. Les enseignants universitaires ont exigé et obtenu des salaires plus confortables mais aussi leur droit prioritaire à un logement social.

Notre camarade Daniel Bensaïd, de passage en Algérie quelques mois avant sa disparition, comparait cette situation à celle du Mexique qui disposerait aussi d'acquis sociaux hérités d'une situation révolutionnaire passée, acquis dont le rouleau compresseur libéral peine à effacer les traces.

Car les autres préoccupations sont liées, elles, à la mondialisation libérale. Le chômage massif des jeunes est une conséquence du démantèlement du secteur public et de l'ouverture débridée qui livre le marché à la concurrence déloyale des produits de l'esclavage salarié en Chine ou à celles des exportations subventionnées de l'Union Européenne. La précarisation généralisée n'est pas originale, elle prépare un nouveau contrat social pour une exploitation plus profitable. La baisse draconienne du pouvoir d'achat provient de la division par vingt de la valeur du dinar par glissements successifs depuis le Plan d'ajustement structurel de 1994. Mais ça ne marche pas ! Les salaires ont pu être les plus bas du Bassin méditerranéen, mais la main d'œuvre n'est pas assez disciplinée, pas assez soumise. Les investisseurs ne sont venus que pour la rente pétrolière ou les rentes des compagnies de téléphone. L'exploitation capitaliste est profitable en Algérie. Mais apparemment beaucoup moins qu'en Chine.

Un autre aspect à souligner c'est celui des relatives libertés qui demeurent sous ce régime autoritaire dont nous dénonçons régulièrement la répression et l'arbitraire. Les révoltes d'octobre 1988 ont imposé une ouverture démocratique, le pluralisme politique et médiatique, la liberté de manifester, la légalité des grèves. Dés le départ les gouvernements successifs se sont attachés à entraver les libertés populaires et à ne tolérer que les activités de salon et les meetings électoraux. Mais la lassitude populaire, après la décennie sanglante qui apparaît comme le fruit de l'ouverture, permet au pouvoir d'asseoir une reprise en main musclée. Bouteflika professe publiquement son allergie au pluralisme et rêve d'un bipartisme à l'américaine, entre deux partis jumeaux. Associations, syndicats, partis se heurtent au refus d'agrément. Les activités sont chichement autorisées sauf en période électorale où les partis, empêchés de se construire, apparaissent dérisoires. La loi électorale durcit les conditions. Et Bouteflika est conforté par le discrédit des partis, de tous les partis, et par leur corruption. Mais octobre 1988 n'est pas totalement effacé, loin s'en faut. Ce n'est pas tant les restrictions infâmes qui limitent l'expression populaire, mais plutôt le désenchantement populaire à l'égard de la démocratie et le discrédit de la politique.

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Ainsi, les informations sur les émeutes se trouvent dans les 78 quotidiens, les commentaires politiques sont insolents, les responsables malmenés, le président moqué. Les opposants politiques s'y expriment avec virulence. Les affaires de corruption sont détaillées à pleine page, les plus hauts responsables sont cités y compris l'entourage présidentiel. Les révélations sont dues aux rivalités du sérail, aux actions des services secrets. Certes, c'est comme ça que ça marche dans la presse bourgeoise du monde entier. La presse états-unienne qui a porté la propagande contre l'Irak — " quatrième armée du monde » —, s'est divisée au moment de la réélection sur la question du mensonge de Bush sur les armes de destruction massive. Au moment des combats fratricides entre le clan Sarkozy et le clan Chirac nous avons vu surgir le général Rondot des services spéciaux. Faut-il pour autant s'en remettre aux rivalités de personnes et abandonner une analyse qui privilégie les enjeux de classe ?

Non, ce que nous reprochons à cette presse c'est sa ligne de surenchère libérale et d'appui aux revendications des brigands impérialistes qui demandent le libre accès aux richesses nationales et le contrôle du marché et qui demandent la disqualification de leurs concurrents indigènes.

L'information sur nos luttes est plutôt abondante. Les " Unes » incendiaires montent en épingle chaque grève, chaque révolte de quartier dans une campagne destinée à déstabiliser le gouvernement parce qu'il ne va pas assez vite dans la voie libérale. Depuis 2008, c'est plus virulent. Car il s'agit d'imposer au président Bouteflika et à son premier ministre, Ahmed Ouyahia, de faire machine arrière sur leur cours protectionniste. Cela semble paradoxal que les ultralibéraux soutiennent nos luttes. Pas vraiment. En fait, lorsqu'un média suisse rend compte d'une lutte sociale en évoquant les généraux et la corruption depuis l'indépendance, il soutient cette lutte comme la corde soutient le pendu. Car il exonère le capitalisme libéral qui répand à travers le monde les mêmes contrats de plein emploi, la même précarité, les mêmes bas salaires pour rendre profitable l'investissement. Car il fait campagne pour la reconquête, pour la recolonisation en cours.

Le tournant patriotique de Bouteflika

Le premier mandat de Bouteflika, 1999-2003, avait été celui des professions de foi ultralibérales mais ses promesses à ses tuteurs impérialistes ne se sont pas concrétisées. Ses projets ont été entravés par les résistances de la bureaucratie d'État civile et militaire au suicide de l'édifice économique, ils se sont heurtés à l'irritation du patronat privé devant la préférence donnée aux multinationales. Surtout l'hostilité de l'appareil syndical au libéralisme a permis une mobilisation importante. Les résistances populaires obligent Bouteflika à reconsidérer ses projets. Les grèves des pétroliers empêchent la loi sur les hydrocarbures. Le mouvement populaire de Kabylie impose le retour aux grands travaux de l'État au grand dam des orthodoxes libéraux du retrait de l'État. La révolte d'Ain Fekroun dans les Aurès reporte la suppression de la médecine gratuite, la grève générale de l'UGTA fait renoncer à la privatisation totale, les syndicats autonomes des enseignants, des médecins, remettent en cause le gel des salaires (1).

La réélection de Bouteflika, en 2004, contre Ali Benflis, le candidat du FLN et du chef de l'armée, lui donne la légitimité nécessaire pour passer outre. La loi sur les hydrocarbures est votée. Elle privilégie outrageusement les compagnies étrangères admises à bénéficier de concessions. L'Opep, les monarchies du Golfe, Chavez s'inquiètent. Un programme indécent de privatisation totale est adopté… puis Bouteflika tombe malade. Le régime se met en position pour les luttes de succession mais Bouteflika physiquement affaibli continue de régenter tous les domaines.

En Juin 2006, un ton nouveau apparaît, plus soucieux de préserver les intérêts nationaux, la loi sur les hydrocarbures est gelée avant d'être amendée au profit de la compagnie nationale. En 2008, les cours du baril s'effondrent, les importations qui avaient triplé en quelques années consomment toutes les recettes pétrolières. Les privatisations apparaissent comme un échec avec la situation d'Arcelor Mittal mais surtout avec la multinationale égyptienne Orascom, qui revend au prix fort les cimenteries acquises avec le soutien de l'État et sa compagnie de téléphone Djezzy, qui saigne la balance des paiements en rapatriant près d'un milliard de dollars de bénéfices.

Les lois des finances complémentaires prennent alors des mesures draconiennes pour rétablir les équilibres. Des taxes et des mesures administratives désorganisent les importations, les entreprises étrangères sont obligées de trouver un partenaire algérien majoritaire…

C'est cela l'arrière-plan qui explique le changement de ton des chancelleries occidentales malgré l'attrait des 150 milliards de dollars d'investissements publics et les contrats juteux.

C'est cela qui est en jeu dans la bataille pour donner une direction politique au mécontentement populaire, aux grèves des travailleurs et aux révoltes de la jeunesse.

Pour notre part, déterminés à continuer à converger largement sur les questions démocratiques, nous ne voulons pas servir de marchepied aux partis et aux ambitieux qui font de la surenchère libérale en faisant mine de se préoccuper de la misère des pauvres gens. ■

Alger, le 24 janvier 2011

* Chawki Salhi est secrétaire général du Parti socialiste des travailleurs d'Algérie (PST).

Chronologie sur l'Algérie

notes
1. Le 5 octobre 1988, des centaines de milliers de jeunes, soutenus par le peuple, ébranlent la dictature, ouvrant une nouvelle période politique. Grèves, manifestations, émeutes. L'armée tire sur de jeunes manifestants: 500 morts. Ces évènements sont suivis par une ouverture démocratique et la fin du parti unique (NDLR).

2. Fleuve traversant la Kabylie et se jetant à Béjaïa (NDLR).

3. Harragas, mot de l'arabe dialectal qui veut dire " qui brûlent » (ﺣﺮﺍﻗـة). Partir, c'est brûler ses papiers, mais aussi sa vie qu'on laisse derrière soi. Avant de partir les immigrés clandestins brûlent leurs papiers d'identité pour que les garde-côtes ne puissent pas savoir qui ils sont ni d'où ils viennent. (NDLR).

3. Cf. Inprecor n° 482 de mai-juin 2003.