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L’Indonésie frappée par une catastrophe climatique et l’autoritarisme du pouvoir

par Pierre Rousset

Le cyclone Senyar1 a provoqué des inondations et des glissements de terrain meurtriers dans plusieurs provinces indonésiennes. Le bilan s’annonce très lourd et la politique de (non) prévention des risques menée par le gouvernement est une nouvelle fois remise en question.

Une semaine après le passage du cyclone, il est toujours impossible de mesurer l’ampleur des dévastations dans les provinces d’Aceh, de Sumatra du Nord et de Sumatra de l’Ouest. Au moins 961 personnes ont perdu la vie, près de 300 autres sont portées disparues, plus de 156.000 habitations ont été endommagées ou détruites, des villages entiers ont été rayés de la carte. Le gouverneur d’Aceh a déclaré sans détour que « de nombreux villages et sous-districts ne sont plus que des noms ». Plus de 3,2 millions de personnes sont sinistrées, dont plus d’un million de déplacés. La famine menace dans des zones reculées. Les témoignages de survivant.es disent la gravité de la situation. Un exemple, parmi d’autres, une famille a dû passer trois jours sur le toit de leur maison sans boire ou manger, en attendant la décrue de l’inondation. du pouvoir est une nouvelle fois mise en cause.

Ces derniers jours, la Thaïlande et la Malaisie ont également été directement touchées par le cyclone Senyar, tandis que le Sri Lanka a été dévasté par un cyclone distinct, Ditwah, venu du golfe du Bengale2. Leur ampleur serait due à une combinaison rare de facteurs météorologiques – cependant, la multiplication de phénomènes dits « exceptionnels » est l’une des conséquences de la crise climatique globale, qui ne cesse de s’approfondir3. Les militant.es environnementaux en Indonésie soulignent à quel point les dévastations ont été notamment aggravées par la déforestation, largement provoquée par l’industrie minière ou l’agrobusiness, et facilitée par la corruption endémique dans l’administration4. Un constat partagé dans les autres pays concernés.

Le pouvoir sait que son incurie, face à l’ampleur des souffrances sociales et climatiques des couches populaires, nourrit la révolte. De fait, l’été dernier, l’Indonésie a été le théâtre de l’une des principales « révoltes générationnelles » contre la corruption des élites dont l’Asie a été l’un des épicentres, plusieurs parlements régionaux étant incendiés5. L’écho régional de cette révolte a été d’autant plus important que le pays compte quelque 285 millions d’habitants, à la charnière de l’océan Indien et du Pacifique. Un archipel géant qui s’étend jusqu’aux confins de l’Australie.

Après un temps d’hésitation devant la massivité de la protestation, le président Prabowo Subianto6 a opté pour la manière forte. Plus de 4.000 manifestants ont été arrêtés depuis août7. Le rôle de l’armée au sein du régime et sa liberté d’action se renforcent. Avec l’aval du pouvoir, la pression sur la société des mouvements islamistes radicaux se fait plus pressante. Provocation ultime, le président a décidé d’afficher sa filiation historique en proclamant le dictateur Suharto8 « héros national » le 10 novembre 2025 (Journée des héros nationaux), par décret présidentiel9. Le 30 octobre, GEMAS (acronyme indonésien du Mouvement de la société civile pour traduire Suharto en justice)10 avait envoyé une Lettre ouverte aux autorités pour s’élever contre une telle réhabilitation. Cette lettre ouverte a été signée par 185 organismes et 256 individus11. En faisant de Suharto un héros, Prabowo annonce en fanfare mettre radicalement fin au processus historique de démocratisation engagé en Indonésie (et déjà mis à mal par son prédécesseur).

Les organes de presse progressistes, comme Tempo12, sont trainés en justice. Ce retour au passé dictatorial équivaut, pour l’Alliance des journalistes indépendants13, à « sortir de la gueule du tigre pour tomber dans la mâchoire du crocodile ». Les attaques ne sont pas seulement juridiques et financières. Dans l’île de Papua14, en octobre 2024, des véhicules sur le parking du média Jubi ont été incendiés à coups de cocktails Molotov et deux soldats – le sergent-chef Devrat et le soldat Arga Wisnu Tribaskara – ont été identifiés grâce aux images de vidéosurveillance et aux témoignages, mais l’affaire reste dans une impasse juridique : après transfert au commandement militaire, les enquêteurs du TNI15 l’ont rejetée pour « preuves insuffisantes », créant de fait une situation d’impunité.

Les journalistes d’investigations ne sont pas seuls dans la ligne de mire. Une liste noire d’auteur.es progressistes (de Karl Marx au célébré écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer16) a été établie. La possession et la diffusion de leurs ouvrages peuvent être traitées comme des actes criminels en vertu de réglementations datant de l’ère Suharto qui restent en vigueur, les raids policiers et les confiscations de livres se poursuivant encore aujourd’hui17. Pire encore, les manifestant.es ont été qualifié.es de « traîtres à la nation », l’une des accusations juridiquement les plus graves qui soit qui remonte à l’époque coloniale.

Les mouvements progressistes sont aujourd’hui menacés par la répression, pour étouffer toute contestation populaire. Cependant, la société civile indonésienne a des décennies d’expérience. Elle se bat pied à pied contre l’autoritarisme grandissant du régime et la régression des droits et espaces démocratiques18. La répression des militant.es syndicaux se renforce, ainsi que la négation des droits des peuples indigènes confrontés à l’industrie extractive ou la construction de mégas-projets dont le coût environnemental, ainsi que sanitaire, est exorbitant.

Action contre un programme gouvernemental de nutrition des enfants recourant à des produits alimentaires industriels dangereux pour leur santé.
Action contre un programme gouvernemental de nutrition des enfants recourant à des produits alimentaires industriels dangereux pour leur santé.

Dans ce contexte général, les inégalités sociales et de genre s’accroissent. Des mouvements de femmes participent en première ligne aux résistances collectives. Komnas Perempuan19, l’institution nationale indonésienne des droits humains spécialement chargée de lutter contre la violence à l’égard des femmes, enregistre une montée des violences contre les femmes, dont les féminicides. Le gouvernement brille par sa passivité, malgré l’urgence de la situation.

La subordination des femmes et la subordination du prolétariat vont de pair, en particulier dans les zones industrielles et le secteur informel, où les conditions de travail peuvent être inhumaines et la main-d’œuvre féminine majoritaire. Cette question a toujours été au cœur des activités de l’association Femmes libres20 qui a mené le 25 novembre (Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes) des actions à Jakarta, Samarinda, Palu et Manokwari21.

De très nombreux mouvements se sont mobilisés ces derniers mois, de façons répétées et sur de multiples fronts, tels qu’Amnesty International Indonésie, Kontras22, la fédération syndicale FSBPI23, Greenpeace Indonesia, Les Musiciens - mouvement du peuple, WALHI-FoE Indonesia24, Social Justice Indonesia (SJI), Young Movement Against Criminalisation (Mouvement des jeunes contre la criminalisation), etc. Un syndicat des prisonniers politiques a même été constitué en octobre dernier, avec le soutien de Tapol25 dont l’action remonte aux années de la dictature Suharto. Le mouvement Femmes libres et l’Alliance des femmes indonésiennes, que nous avons soutenues, ont joué un rôle très actif dans les résistances démocratiques. Nous exprimons à toutes ces organisations notre solidarité.

Version développée d’un article écrit pour l’hebdomadaire L’Anticapitaliste mis en ligne le 10 décembre 2025.

Version mise à jour, corrigée et augmentée du 11 décembre 2025.

Merci à Adam Novak qui, en traduisant cet article en anglais a introduit des données récentes, des précisions, des notes et des corrections. La principale correction concerne la question de la criminalisation de la possession de livres progressistes : « La possession et la diffusion de leurs ouvrages peuvent être traitées comme des actes criminels en vertu de réglementations datant de l’ère Suharto qui restent en vigueur, les raids policiers et les confiscations de livres se poursuivant encore aujourd’hui. »

Par ailleurs, le Parlement national n’avait pas été incendié, uniquement des parlements régionaux.

  • 1

    Le cyclone Senyar est un cyclone tropical puissant et exceptionnellement rare. Les cyclones tropicaux sont extrêmement rares dans le détroit de Malacca et les eaux indonésiennes en raison de leur proximité avec l’équateur, où la force de Coriolis est insuffisante pour générer des systèmes cycloniques.

  • 2

    Voir Balasingham Skanthakumar, « The Great Flood : Climate Disaster Exposes Sri Lanka’s Neoliberal Trap », Europe Solidaire Sans Frontières, décembre 2025. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77220

  • 3

    Sur l’Indonésie et le changement climatique, voir Yuyun Harmono (WALHI), « Climate emergency : Indonesia faces catastrophic floods, disappearing islands » (Urgence climatique : l’Indonésie confrontée à des inondations catastrophiques et à la disparition d’îles), Europe Solidaire Sans Frontières, février 2020. Disponible à l’adresse : http://europe-solidaire.org/spip.php?article52014

  • 4

    Sur les défis environnementaux et climatiques de l’Indonésie, voir « Indonesia faces a food and climate crisis », Europe Solidaire Sans Frontières, septembre 2025. Disponible à l’adresse suivante : https://europe-solidaire.org/spip.php?article76420

  • 5

    Les bâtiments du parlement régional (DPRD) ont été incendiés à Makassar (où trois personnes ont été tuées), Bandung et Nusa Tenggara Ouest lors des manifestations d’août-septembre 2025. Sur les manifestations de 2025, voir Indonesian Women’s Alliance (API), « Indonesia : Stop State Violence ! Révoquez les facilités et les allocations parlementaires ! Mettez fin à la répression contre le peuple ! Deliver Justice for Victims », Europe Solidaire Sans Frontières, septembre 2025. Disponible à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76102

  • 6

    Prabowo Subianto est un ancien général qui a servi sous la dictature de Suharto. Il a été élu président en 2024 et a pris ses fonctions en octobre de la même année.

  • 7

    Amnesty International a recensé 4 194 arrestations entre le 25 août et septembre 2025. KontraS (Commission pour les personnes disparues et les victimes de la violence) a enregistré des chiffres similaires, et des arrestations supplémentaires se sont poursuivies en octobre. Voir « Amid the Hunting of Activists and Surge in State Repression, Human Rights Day Action is a Political Imperative for the People’s Movement in Indonesia », Europe Solidaire Sans Frontières, décembre 2025. Disponible à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77259

  • 8

    Suharto a dirigé l’Indonésie de 1967 à 1998. Son régime a débuté par les massacres de 1965-1966, au cours desquels entre 500.000 et un million de personnes – communistes présumés, syndicalistes et membres de minorités ethniques chinoises – ont été tuées. Prabowo Subianto était le gendre de Suharto et commandant des forces spéciales Kopassus, impliquées dans des violations des droits humains au Timor oriental et en Papouasie occidentale.

  • 9

    Le titre a été conféré par le décret présidentiel n° 116/TK/2025 lors d’une cérémonie télévisée au palais d’État. Les enfants de Suharto ont reçu le titre en son nom.

  • 10

    GEMAS signifie Gerakan Masyarakat Sipil untuk Mengadili Soeharto (Mouvement de la société civile pour la justice de Suharto).

  • 11

    Voir « GEMAS Open Letter - 185 Institutions and 256 Individuals Reject National Hero Award for Suharto », Europe Solidaire Sans Frontières, octobre 2025. Disponible à l’adresse suivante : https://europe-solidaire.org/spip.php?article76896

  • 12

    En juillet 2025, le ministre de l’agriculture, Amran Sulaiman, a intenté une action en justice de 200 milliards de roupies (environ 11,8 millions d’euros) contre le magazine Tempo en raison de sa couverture critique du programme de distribution de riz de l’État. En novembre 2025, un tribunal de Jakarta s’est déclaré incompétent, mais le ministère a fait appel. Voir Mark Johnson, « Indonesian press freedom collapses under Prabowo presidency », Europe Solidaire Sans Frontières, octobre 2025. Disponible à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76958

  • 13

    L’AJI (Aliansi Jurnalis Independen) est le syndicat des journalistes indépendants d’Indonésie, fondé en 1994 sous l’ère Suharto pour défendre la liberté de la presse.

  • 14

    La Papouasie (anciennement Irian Jaya) est la moitié occidentale de la Nouvelle-Guinée administrée par l’Indonésie, où un mouvement indépendantiste de longue date est confronté à des opérations militaires permanentes et à des violations des droits de l’homme.

  • 15

    TNI : Tentara Nasional Indonesia (Forces armées nationales indonésiennes).

  • 16

    Pramoedya Ananta Toer (1925-2006) est considéré comme le plus grand écrivain indonésien. Il a été emprisonné sans procès pendant 14 ans sous le régime de Suharto, notamment sur l’île-prison de Buru, où il a écrit sa célèbre tétralogie Buru Quartet. Ses œuvres ont été interdites pendant la période du Nouvel Ordre.

  • 17

    Le TAP MPRS XXV/1966 interdisant le communisme, le léninisme et le marxisme reste juridiquement valable. Pendant le Nouvel Ordre, des peines documentées de 7 à 8,5 ans ont été prononcées pour possession de livres interdits. Bien que les poursuites officielles soient moins fréquentes depuis un arrêt de la Cour constitutionnelle de 2010, les descentes de police et les confiscations de livres se sont poursuivie, encore documentées aussi récemment qu’en 2019.

  • 18

    Sur l’état de la démocratie indonésienne, voir Kontras, « Indonesia : End the romanticism of reformasi, it’s time to fight », Europe Solidaire Sans Frontières, mai 2025. Disponible à l’adresse suivante : https://europe-solidaire.org/spip.php?article74869

  • 19

    Komnas Perempuan : Komisi Nasional Anti Kekerasan terhadap Perempuan (Commission nationale contre la violence envers les femmes), institution nationale indonésienne des droits humains créée en 1998.

  • 20

    Free Women(Perempuan Mahardika en bahasa Indonesia) est une organisation féministe basée dans les zones industrielles autour de Jakarta et de Sukabumi, qui travaille sur les droits du travail des femmes et la violence fondée sur le genre.

  • 21

    Voir Free Women, « Indonesia : women cannot win decent work and freedom from violence under this anti-democratic regime », Europe Solidaire Sans Frontières, novembre 2025. Disponible à l’adresse : https://europe-solidaire.org/spip.php?rubrique369

  • 22

    Kontras : Komisi untuk Orang Hilang dan Korban Tindak Kekerasan (Commission pour les personnes disparues et victimes de violence), organisation indonésienne de défense des droits humains fondée en 1998.

  • 23

    FSBPI : Federasi Serikat Buruh Persatuan Indonesia (Fédération des syndicats ouvriers unis d’Indonésie).

  • 24

    WALHI (Wahana Lingkungan Hidup Indonesia) est le Forum indonésien pour l’environnement, membre de Friends of the Earth International (Amis de la Terre).

  • 25

    Tapol : contraction de Tahanan Politik (prisonniers politiques) en indonésien. L’organisation Tapol, basée au Royaume-Uni, a été fondée en 1973 pour défendre les prisonniers politiques indonésiens sous la dictature de Suharto.

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