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Indonésie : anatomie d’une révolte populaire

par Muhammad Ridha
Une foule manifeste devant le bâtiment du Parlement indonésien à Jakarta, le 25 août 2025. Photo : IMAGO / ZUMA Press Wire

En août 2025, l’Indonésie a connu un soulèvement populaire d’une ampleur inédite. Des milliers de manifestants sont descendus dans les rues pour dénoncer les privilèges scandaleux accordés aux parlementaires, la violence policière et les politiques d’austérité qui appauvrissent la population. Cette révolte s’inscrit dans une vague de contestations qui secoue le pays depuis 2019, alimentée par la mainmise croissante des oligarques sur le système politique. Malgré la répression brutale qui a fait reculer la mobilisation, ce mouvement révèle une colère profonde contre un État qui sert les intérêts des riches au détriment du bien-être de la majorité. Muhammad Ridha du Parti travailliste analyse les causes de cette révolte et les défis à relever pour construire une résistance durable.

Fin août, les manifestations qui couvaient depuis le début de l’année dans toute l’Indonésie ont atteint un nouveau paroxysme. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues, à Jakarta et dans d’autres villes de l’archipel, pour réclamer la justice sociale et une réforme institutionnelle.

Le soulèvement populaire en Indonésie a commencé par une mobilisation le 25 août en réponse à la décision du gouvernement d’accorder aux parlementaires une allocation logement équivalente à dix fois le salaire minimum du pays, alors que des millions de personnes ont du mal à couvrir leurs dépenses de base. L’indignation a grandi lorsque les membres de la Chambre des représentants (DPR), l’une des deux assemblées législatives élues d’Indonésie, ont dansé lors de la session annuelle de l’Assemblée consultative populaire (MPR), et qu’un membre, Ahmad Sahroni, du Parti national démocratique (Nasdem), a insulté les manifestants en les qualifiant de « plus grands imbéciles du monde ». D’autres membres du Conseil représentatif du peuple, l’une des deux chambres de la MPR, ont tenu des propos tout aussi désobligeants. Le contraste flagrant entre la dure réalité économique à laquelle sont confrontés les Indonésiens ordinaires et l’arrogance de la classe politique du pays a suscité une colère populaire à l’égard des institutions étatiques qui n’a pas tardé à déborder.

La révolte s’est poursuivie jusqu’au 28 août. Elle a commencé par une mobilisation organisée par le Parti travailliste (Partai Buruh) pour réclamer des augmentations salariales, la suppression de la sous-traitance et une réforme électorale, ainsi que des appels à l’État pour qu’il protège les intérêts de ses propres concitoyen.ne.s. Cette vague de protestations s’est toutefois rapidement intensifiée, déclenchée par la mort tragique d’Affan Kurniawan, un chauffeur de taxi-moto de 21 ans écrasé par la police lors d’un affrontement. La mort d’Affan est devenue le symbole de la violence étatique à l’encontre du peuple, ce qui a encore attisé les passions et poussé des milliers de personnes supplémentaires à descendre dans la rue.

La résistance au gouvernement actuel ne se limite plus aux travailleurs, elle inclut désormais les professions libérales, les étudiants et même les livreurs. La révolte ne vise pas seulement la Chambre des représentants, mais aussi la police, qui est souvent responsable du déchaînement de violence répressive dont sont victimes les citoyen.ne.s. Jusqu’à présent, cependant, elle n’a pas réussi à se cristalliser de manière à menacer les pouvoirs en place.

Les racines économiques du soulèvement

La raison fondamentale pour laquelle les Indonésiens sont si en colère est la domination des oligarques richissimes dans le système politique du pays. Les données de l’Indonesian Corruption Watch (ICW) indiquent que pour la législature 2024-2029, 354 des 580 membres de la Chambre des représentants (environ 61 %) sont des entrepreneurs ou sont rattachés au secteur des affaires. Ce phénomène s’est amplifié au fil du temps, passant de 33,6 % en 1999-2004 à 60-61 % aujourd’hui.

Le pouvoir de l’oligarchie sur la politique implique que l’État agit rarement dans l’intérêt public mais plutôt dans celui des riches. Le nombre absolu de chômeurs a augmenté sous la présidence de Prabowo Subianto, atteignant 7,28 millions de personnes en février 2025, soit une augmentation d’environ 80 000 par rapport à l’année précédente. Cela s’explique par les licenciements massifs et le manque d’emplois disponibles résultant de l’incapacité du gouvernement à transformer structurellement et à industrialiser l’économie indonésienne. Dans le même temps, le nombre de travailleurs indonésiens dans le secteur informel atteint désormais 86,58 millions, soit 59,4 % de la population active totale.

Ce qui rend la dernière révolte de masse particulièrement remarquable, ce sont les mesures de répression systématique prises par la classe dirigeante.

Le déclin du niveau de vie sous l’administration actuelle n’est toutefois pas seulement le résultat d’une récession économique, mais aussi celui des décisions budgétaires du gouvernement. Après son entrée en fonction en octobre 2024, l’administration Prabowo a mis en œuvre des mesures d’austérité pour faire face aux dépenses excessives du gouvernement précédent, en particulier le transfert de la capitale nationale à Ibu Kota Nusantara (IKN)1, qui avait épuisé les ressources de l’État et considérablement augmenté la dette. Les budgets sociaux essentiels tels que l’éducation et la santé ont été réduits, tandis que les dépenses consacrées à la défense et à la police ont été augmentées.

Le type de structure de ce budget montre clairement que les tentatives du gouvernement Prabowo de s’attaquer aux problèmes structurels préexistants ne visent pas à assurer la protection sociale de ses propres citoyens, mais plutôt à renforcer l’appareil policier de l’État. Cela montre clairement les priorités du gouvernement : plutôt que de chercher à asseoir sa légitimité par la mise en place de mesures sociales, le gouvernement s’appuie de plus en plus sur la coercition, une trajectoire qui va souvent de pair avec la consolidation d’un régime autoritaire.

Cycles de mobilisation

Le soulèvement du mois d’août ne peut être dissocié de la résistance plus large à l’oligarchie qui couve dans le pays depuis des années. À partir de 2019, des mouvements populaires ont commencé à s’opposer aux réformes lancées par l’ancien président Joko Widodo (également connu sous le nom de Jokowi), notamment le mouvement étudiant de 2019 et la mobilisation de masse de 2020, lorsque le peuple indonésien a rejeté la ratification de la loi dite « Loi-cadre sur la création d’emplois », qui abolissait de nombreux droits des travailleurs au nom de la facilitation des investissements. En effet, la promulgation de cette loi a été le catalyseur de la création du Parti travailliste susmentionné en 2021.

Avant le mois d’août, il y avait eu au moins dix mobilisations majeures depuis l’arrivée au pouvoir de Prabowo, dont deux méritent d’être mentionnées. La première a eu lieu en février, lorsque des jeunes ont organisé une manifestation sur le thème « Indonesia Gelap » (Indonésie sombre). De très nombreux jeunes manifestants éprouvaient un pessimisme croissant quant à l’avenir, en raison de l’incapacité du gouvernement à protéger les citoyens des conséquences matérielles de ses politiques d’austérité. L’une de ces mesures était le programme de repas gratuits et nutritifs, qui a été perturbé par des dysfonctionnements tels que la mauvaise qualité des aliments et des intoxications alimentaires massives dans plusieurs écoles, malgré un financement de 420 000 milliards de roupies indonésiennes (environ 22 milliards d’euros) par an, soit 11 % du budget total de l’État. Une autre mobilisation a suivi en mars, lorsque les masses ont rejeté l’adoption d’un projet de loi élargissant le rôle de l’armée dans la sphère civile qui rappelait à beaucoup la dictature de Suharto2. Néanmoins, aucune de ces manifestations n’a réussi à contraindre le gouvernement à modifier sa politique.

Des mobilisations ont également eu lieu dans plusieurs des vastes régions de l’Indonésie. Le 13 août, les habitants de Pati, dans le centre de Java, ont organisé une manifestation de masse contre le projet d’augmenter les taux d’imposition foncière jusqu’à 250 %, ce qui, selon eux, reviendrait à détruire les moyens de subsistance de la communauté. Des manifestations de masse similaires ont également eu lieu à Bone, dans le sud de Sulawesi, où le gouvernement local prévoyait d’augmenter les impôts jusqu’à 300 %. En d’autres termes, ce que le reste du monde a vu fin août, bien que ce soit le plus marquant, n’était qu’un épisode parmi d’autres dans une vague de manifestations qui s’était amplifiée depuis 2019, et qui était entièrement due à l’indifférence de l’État envers le bien-être de la majorité.

Construire un pouvoir collectif

Ce qui rend la dernière révolte de masse particulièrement remarquable, ce sont les tentatives de répression systématique de la part de la classe dirigeante. La Commission pour les personnes disparues et les victimes de violence (KontraS), un groupe de défense des droits humains, a signalé 602 cas de violence policière à l’encontre de contestataires politiques entre juin 2024 et juillet 2025. Cela inclut des exécutions sans procès, des actes de torture et des arrestations illégales. La violence étatique à l’encontre des mouvements de protestation caractérise depuis longtemps la politique indonésienne, mais le niveau et l’ampleur de la violence enregistrée pendant cette période sont bien supérieurs à ceux des années précédentes, ce qui indique que les autorités en place deviennent plus répressives.

Lorsque les manifestations ont pris de l’ampleur en août, la classe dirigeante oligarchique indonésienne a réagi en cherchant à faire taire le mouvement en le discréditant et en présentant les manifestants comme des hooligans violents. Les manœuvres visant à étouffer les manifestations par la répression et les opérations de renseignement ont réussi à ralentir la mobilisation de masse. Les citoyen.ne.s en colère n’étaient plus disposé.e.s à descendre dans la rue, de crainte que la classe dirigeante ne manipule leurs revendications légitimes. Les nouvelles tentatives de mobilisation début septembre ont vu une baisse du nombre de participant.e.s, en grande partie par crainte des émeutes. Les militant.e.s issu.e.s de la classe moyenne, soutenu.e.s par des influenceurs des réseaux sociaux, ont symboliquement présenté plusieurs revendications à la Chambre des représentants, mais cette action n’a jusqu’à présent donné aucun résultat concret.

Pour relever ce défi, le peuple indonésien doit s’unir, non pas en effaçant ses différences, mais en les intégrant dans une lutte plus large pour la justice, l’égalité et la démocratie.

Cette dynamique illustre un paradoxe fondamental de la politique indonésienne actuelle. D’une part, elle révèle une profonde agitation sociale causée par les politiques d’austérité et la consolidation oligarchique. D’autre part, l’absence d’un mouvement organisé signifie que l’indignation populaire manque d’une direction claire qui pourrait menacer les fondements du pouvoir oligarchique. Au contraire, elle finit même par renforcer ces fondements en consolidant l’emprise de l’appareil sécuritaire sur la société.

La fragmentation reste la plus grande faiblesse des mouvements de masse en Indonésie aujourd’hui : les travailleurs luttent pour leurs propres revendications économiques sectorielles, les agriculteurs défendent leurs terres de manière isolée, les communautés urbaines pauvres résistent aux expulsions au niveau local et les étudiants manifestent sur les campus, mais ces luttes convergent rarement vers un front uni. Il en résulte un cycle de résistance dynamique mais dispersé, persistant mais fragile, héroïque mais incapable de consolider les acquis.

Pour remédier à cette fragmentation, les mouvements populaires indonésiens doivent reconnaître qu’aucun secteur, aussi bien organisé soit-il, ne peut à lui seul résister à la formidable alliance des oligarques et des élites politiques. Le tout nouveau Parti travailliste pourrait offrir un vecteur politique, mais s’il ne s’appuie pas sur les luttes actuelles des jeunes, des paysans et des travailleurs de l’économie informelle privés de leurs droits, il pourrait bien ne devenir qu’un autre petit parti à la recherche de voix, incapable d’apporter de réels changements.

Les individus non organisés qui ne sont pas encore membres d’un syndicat ou d’un parti politique et ceux qui résistent de manière spontanée ou localisée possèdent une énergie et une inventivité considérables. Mettre cette énergie en relation avec des structures plus stables n’est pas seulement souhaitable, c’est impératif.

La leçon est claire : l’union rend les mouvements plus forts, tandis que la division les affaiblit. Pour relever ce défi, le peuple indonésien doit s’unir, non pas en effaçant ses différences, mais en les intégrant dans une lutte plus large pour la justice, l’égalité et la démocratie. La révolte d’août a représenté la plus grande manifestation à ce jour du désir des Indonésien.ne.s d’un changement significatif. Ce changement a peut-être été entravé cette fois-ci, mais la recherche de formes de résistance plus efficaces doit commencer, dans un cadre qui repose moins sur des explosions soudaines que sur un travail lent et patient de construction d’un pouvoir collectif capable de se maintenir dans le temps.

Publié par la fondation Rosa Luxemburg le 22 septembre 2025, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro

  • 1

    Ibu Kota Nusantara (IKN), située dans la province de Kalimantan Est sur l’île de Bornéo, est la nouvelle capitale administrative de l’Indonésie en cours de construction pour remplacer Jakarta. Le projet, lancé en 2019, vise à désengorger Jakarta et à rééquilibrer le développement économique du pays.

  • 2

    Suharto a dirigé l’Indonésie de 1967 à 1998 sous un régime militaire autoritaire connu sous le nom d’« Ordre nouveau ». Son régime était caractérisé par la répression politique, la censure, et un contrôle étroit de l’armée sur la vie civile. Il a été renversé en 1998 lors d’un soulèvement populaire dans le contexte de la crise financière asiatique.

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