A l’heure de l’escalade US au Vietnam, l’Indonésie fut le théâtre de l’un des pires bains de sang de l’histoire moderne, commis sous les auspices de Washington et Londres. Soixante ans plus tard, l’archipel est au cœur des révoltes de la jeunesse contre les privilèges de l’oligarchie et la corruption, en défense d’une démocratie chèrement reconquise depuis 1998. Une démocratie que renie sans fard l’actuel président Subianto qui fait du général Suharto, auteur desdits massacres, un héros national.
Le général Suharto s’est emparé du pouvoir en octobre 1965 avec pour mandat de transformer l’immense archipel en bastion de la contre-révolution asiatique, dans le cadre de la politique « d’endiguement » mise en œuvre dans la région par les Etats-Unis. Une politique simultanément appliquée en Thaïlande, Malaisie, Singapour et aux Philippines. En Indonésie, le PKI, au pouvoir, était étroitement associé à Sukarno, à savoir le premier président de l’Indonésie. Ils bénéficiaient d’une légitimité internationale importante à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le pays avait été occupé par le Japon et l’indépendance avait été proclamée en 1945, profitant du « moment favorable » représenté par la défaite de Tokyo. Les Néerlandais ont néanmoins tenté, quatre ans durant, de reconquérir leur ancienne colonie. Dix ans plus tard, Sukarno a été l’une des principales figures de la Conférence de Bandung (1955), incarnant un tiers-mondisme anti-impérialiste.
Le trauma social de la terreur blanche
L’Indonésie était alors un pays qui comptait sur la scène internationale, avec une forte aura progressiste. Raison de plus pour briser le régime. Sukarno fut mis à l’écart lors du coup d’Etat d’octobre 1965 (il sera forcé de démissionner, en mars 1966, pour laisser formellement place au général Suharto), puis l’armée a commis ce que l’on doit appeler un génocide politique, anti-communiste (complété d’un versant antichinois). Le PKI était alors le plus grand parti communiste du monde capitaliste, son assise sociale se comptait en millions. Il avait des liens étroits, historiques, au sein des forces armées, mais qui se sont révélés impuissants à l’instant décisif. Les massacres ont fait de 500000 à un million de victimes (voire plus). Sans être à même de se défendre, le parti et ses organisations de masse ont été méthodiquement décimés. Leurs membres, leurs proches, toute personne suspectée de sympathie à leur égard, ont été pourchassé.es, assassiné.es, emprisonné.es dans des camps, les survivant.es sombrant dans un oubli total. Pas de procès ni même, souvent, de chef d’accusation.
Les généraux avaient de longue date des liens étroits avec les Etats-Unis. Ils savaient que Washington leur serait redevable de « régler » au mieux la question communiste. « Tuez-les toutes et tous » est devenu un modèle de référence dont des dictatures latino-américaines se sont inspirées. Par ailleurs, au moment du coup, l’armée était déjà devenue un corps politico-social tentaculaire, assurant sa présence jusque dans les villages. Elle avait pénétré l’administration et pouvait peser de l’intérieur sur tous les leviers de l’Etat, tout en bénéficiant d’une capacité de gouvernement parallèle grâce à ses commandements territoriaux. Le corps des officiers supérieurs s’était enrichi, devant une composante de l’oligarchie bourgeoise. Pour mener la répression, elle aussi put compter sur des milices, notamment islamiques.
Une chape de plomb intellectuelle a pesé sur le pays jusqu’à la chute du régime en 1998. Durant ses 32 ans de règne, Suharto a entrepris d’éradiquer la mémoire même du passé progressiste du pays en s’assurant d’un contrôle étroit de la communication et de la réécriture de son histoire culturelle. Une génération entière a été coupée de ce passé pluraliste au profit d’une vision monolithique du passé, diabolisant la gauche, les idées progressistes, le marxisme, le communisme, mais aussi les critiques du patriarcat, le combat féministe, la défense des droits des minorités, l’auto-organisation, l’alphabétisation de base, etc. La dénonciation du « communisme » a bon dos, elle couvre en fait une attaque généralisée contre les libertés de celles et ceux « d’en bas ».
La place des femmes dans la société a occupé une place centrale dans cet assaut réactionnaire. La Gerwani, mouvement féministe de trois millions de membres lié au PKI, fut décimée sur la base d’une propagande entièrement fabriquée : ses membres auraient torturé et castré les généraux — les autopsies prouvèrent le contraire. Viols et exécutions des militantes s’ensuivirent. L’Ordre nouveau imposa ensuite l’idéologie du kodrat wanita (« nature féminine ») : épouse soumise, mère dévouée, gardienne du foyer. Les organisations d’Etat comme Dharma Wanita visaient à re-subordonner les femmes, non à les émanciper. Aujourd’hui encore, traiter une militante de « nouvelle Gerwani » vise à la discréditer.
Les luttes présentes montrent à quel point une partie de ladite société civile, de la gauche politique et des mouvements sociaux ont reconnecté le passé au présent. La réponse du pouvoir en place illustre en revanche la volonté de l’armée de porter un coup d’arrêt à la démocratisation de l’archipel. L’histoire reste un champ de confrontation majeur : début 2025, les manifestations étudiantes #IndonesiaGelap (« Indonésie obscure ») ont explicitement dénoncé le retour de l’autoritarisme « dans le style de l’Ordre nouveau », ciblant le rôle accru de l’armée dans la gouvernance civile et la réhabilitation de l’héritage de Suharto par Prabowo.
Au Timor oriental et en Papouasie occidentale
Le régime indonésien a commis des crimes particulièrement graves au Timor oriental (ou Timor-leste), ancienne colonie portugaise située dans la moitié est de l’île de Timor, la partie occidentale, ancienne colonie néerlandaise, étant intégrée à l’Indonésie. Après la révolution des Œillets au Portugal, le 22 novembre 1975, son indépendance est reconnue internationalement. Le 7 décembre, l’armée indonésienne a envahi le pays et l’a annexé en 1976 – une annexion qui ne fut jamais reconnue par l’ONU – le considérant comme la 77e province de l’Etat.
La résistance armée à cette nouvelle colonisation a été pour l’essentiel dirigée par le Fretilin, le Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor oriental, qui avait déjà combattu pour l’autodétermination du territoire du temps de la dictature portugaise. Les forces paramilitaires, avec l’appui de l’armée indonésienne, ont mené une guerre particulièrement sanglante contre les Est-Timorais, menant une politique de terreur de masse visant à provoquer un exode massif de population vers des provinces sous juridiction indonésienne, notamment la partie occidentale de l’île. Pour ce faire, tout était bon : massacres, viols, tortures, saccage des centres urbains… Au total, selon les évaluations d’historiens, au moins 200000 personnes ont été tuées en deux ans, soit plus du quart de la population.
En 1998, le Fonds monétaire international a ouvert une crise de régime en Indonésie en maintenant ses exigences de remboursement des dettes alors que la région était sous le coup d’une crise financière majeure, provoquant involontairement la chute de Suharto. Cela a contribué à modifier la donne en Indonésie même.
Face aux pressions internationales, Djakarta a organisé un référendum en 1999, à l’occasion duquel la population du Timor oriental a voté à 78,5% pour l’indépendance. Un résultat remarquable sous occupation ! Le scrutin a été suivi par une nouvelle flambée de massacres. Néanmoins, il a créé une situation politique qui a conduit à la reconnaissance de l’indépendance le 20 mai 2002. Cette victoire éclatante des indépendantistes était imprévue par l’ONU. De fait, elle a engagé le Conseil de sécurité bien au-delà de ce qu’il aurait souhaité. L’émotion internationale suscitée par les massacres a aussi donné un coup de fouet à la solidarité, renforçant son efficacité, en particulier au Portugal et en Australie.
En Papouasie occidentale, annexée en 1969 à l’issue d’un simulacre de référendum (1026 délégués triés sur le volet, votant sous contrainte militaire), la même violence perdure. En 2024, les exécutions extrajudiciaires ont atteint un pic de 18 cas documentés, les cas de torture 53, et quelque 70 000 Papous ont été déplacés. Le racisme anti-papou structure cette oppression coloniale interne. Or, c’est précisément en Papouasie que Prabowo Subianto a fait ses armes : en 1996, il y dirigeait des opérations militaires marquées par des massacres de civils — ce qui lui valut d’être exclu de l’armée et interdit d’entrer aux Etats-Unis.
Publié le 17 décembre 2025 par ESSF