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Alors que la guerre fait rage à Gaza, la Cisjordanie s’est métamorphosée

par Alex Levac, Gideon Levy
Propriété détruite dans les collines du sud d’Hébron. Vingt-quatre communautés ont été expulsées ou forcées de quitter leurs maisons et leurs terres à cause de la terreur des colons depuis le 7 octobre.

Israël a saisi l’occasion [de la guerre à Gaza] pour intensifier l’occupation [de la Cisjordanie], avec des arrestations massives de Palestiniens, des centaines de morts, une multitude de nouveaux avant-postes et routes illégales en faveur des colons. Des bergers ont été expulsés de leurs maisons, des colons violents se sont déchaînés en uniforme. Le tout sous l’égide de la guerre.

Au cours des six derniers mois, la Cisjordanie occupée a connu une métamorphose. La guerre a éclaté dans la bande de Gaza, mais la « punition » infligée à la Cisjordanie pour les événements du 7 octobre n’a pas tardé. Il n’est pas nécessaire d’avoir l’œil particulièrement aiguisé pour remarquer la révolution sur le terrain. Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement perspicace pour comprendre qu’Israël et les communautés de colons ont exploité le sombre cauchemar de la guerre pour modifier la situation en Cisjordanie : pour intensifier l’occupation, étendre les périmètres des colonies, supprimer les dernières limites dans les interactions avec la population palestinienne et les laisser se déchaîner, le tout loin des yeux du monde.

Il est impossible de surestimer la profondeur et l’ampleur des changements intervenus en Cisjordanie au cours de ces derniers mois. La plupart d’entre eux, sinon tous, sont probablement irréversibles. La combinaison d’une guerre menée contre les Palestiniens, bien qu’à distance de la Cisjordanie, d’un gouvernement extrémiste de droite radicale dans lequel les colons occupent des positions qui leur donnent un pouvoir décisif sur l’occupation, de la montée en puissance de milices de colons armées et en uniforme et de l’indifférence générale de l’opinion publique a conduit à une nouvelle situation. Dans ces circonstances, la vulnérabilité des Palestiniens ne fait que jeter de l’huile sur le feu. Cet incendie considérable fait rage, mais le regard de tous est dirigé loin de là, vers les champs de la mort entre la ville de Gaza et Rafah. Pourtant, peut-être plus encore qu’à Gaza, les répercussions de la révolution qui se déroule en Cisjordanie ne se limiteront pas à ce territoire. Elles s’infiltreront profondément dans tous les coins d’Israël.

Certains changements sont immédiatement visibles pour quiconque se déplace en Cisjordanie, d’autres le sont moins. La Cisjordanie est fermée et assiégée. Pratiquement toutes les villes et tous les villages palestiniens ont certaines routes d’accès, voire plusieurs, qui ont été fermées. En effet, la plupart des portes d’entrée grillagées, omniprésentes dans ces localités, ont été verrouillées par les Forces de défense israéliennes dès le 8 octobre. Avec un tel système de portes et d’autres barrières, un verrouillage total de la Cisjordanie peut être mis en place en peu de temps. Résultat ? La vie est devenue intolérable pour trois millions de personnes. Ce n’est pas seulement le temps perdu dans les déplacements prolongés d’un endroit à l’autre ; c’est aussi le fait que l’on ne sait jamais si l’on arrivera à destination suite aux attentes pénibles et aux indignités subies dans les points de contrôle (checkpoints).

Aux portes verrouillées se sont ajoutés des dizaines de barrages routiers ad hoc érigés par les soldats. Ils apparaissent et disparaissent soudainement. Lorsqu’ils sont en place, la circulation devient un cauchemar pour tout Palestinien qui s’y heurte. La Cisjordanie est revenue près d’un quart de siècle en arrière, à l’époque de la seconde Intifada, mais cette fois sans l’Intifada.

Un ami dont le père, âgé de 105 ans, est décédé cette semaine – et qui vit dans un village près de Tul Karm – a dit à sa famille et à ses amis de ne pas s’embarrasser de la coutume de rendre une visite de condoléances, parce que la circulation à l’entrée et à la sortie de cette ville va du cauchemar à l’impossibilité en raison de l’abondance des points de contrôle locaux. Au lieu de cela, il s’est rendu à Ramallah pour une journée afin de recevoir des visiteurs.

Quelque 150 000 Palestiniens de Cisjordanie qui étaient légalement autorisés à travailler en Israël n’ont plus le droit de le faire depuis le 8 octobre. Les conséquences pour l’économie palestinienne (et israélienne) sont évidentes. De même, les conséquences de l’inactivité forcée de dizaines de milliers de personnes sont tout aussi claires et prévisibles. Une autre source de revenus pour de nombreux Palestiniens – la récolte des olives – a également été bloquée par la guerre. Les oliveraies jouxtant les colonies sont désormais totalement inaccessibles aux Palestiniens, même pas par le biais d’une « coordination » avec les autorités israéliennes, comme cela était possible les années précédentes. Résultat : environ un tiers de la récolte est resté sur les arbres à un moment où la plupart des autres revenus ont disparu.

Quel est le lien direct entre la récolte des olives en Cisjordanie et la guerre à Gaza ? Il n’y en a pas, mais la guerre a apparemment offert une grande opportunité aux colons et à leurs partenaires au sein du gouvernement. Une occasion que les colons de Cisjordanie n’attendaient que pour malmener des Palestiniens en toute impunité, leur rendre la vie intolérable, les déposséder et les humilier jusqu’à ce qu’ils s’enfuient ou soient chassés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les colons semblaient particulièrement joyeux cette semaine, à l’occasion de la fête [23-24 mars] de Pourim ?

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L’un des phénomènes les plus graves concerne les autorités israéliennes qui empêchent les Palestiniens d’accéder à leurs terres et d’y travailler, parfois en prévision d’une expulsion. Dror Etkes, de l’organisation non gouvernementale Kerem Navot, qui surveille les politiques foncières d’Israël dans les territoires occupés, estime que les Palestiniens ont été privés d’au moins 100 000 dunams (25 000 acres, environ 101 km2) de pâturages et de terres agricoles depuis le 7 octobre – et il s’agit là d’une estimation précautionneuse, ajoute-t-il.

Dans le même temps, un transfert silencieux de population se poursuit, petit à petit mais systématiquement, en particulier pour les habitants les plus faibles – ceux des communautés pastorales, principalement – aux deux pôles de la Cisjordanie : la vallée du Jourdain au nord et les collines du sud de l’Hébron de l’autre côté. Dror Etkes, qui a une connaissance inégalée des colonies, note que les habitants de 24 communautés ont été expulsés ou forcés de quitter leurs maisons et leurs terres à cause de la terreur exercée par les colons depuis le 7 octobre. Tous les habitants de 18 d’entre elles ont fui, tandis que dans les six autres, seuls quelques habitants se sont sentis obligés de partir. Un transfert de population, bien que clandestin.

Il y a plusieurs mois, dans ces pages, un article a fait état de l’une de ces enclaves abandonnées : Il était déchirant de voir les habitants emballer et charger leurs maigres biens dans quelques vieilles camionnettes, y compris leurs troupeaux, quittant, probablement pour toujours, la terre sur laquelle eux et leurs ancêtres sont nés, en direction d’un monde inconnu.

Un autre acte criminel a été révélé lorsque nous avons documenté la confiscation à leurs propriétaires de 700 moutons, confiscation effectuée par des colons-soldats sur ordre du Conseil régional de la vallée du Jourdain qui n’a techniquement aucune autorité coercitive sur les résidents palestiniens locaux. Le groupe de bergers misérables a été contraint de payer immédiatement 150 000 shekels (environ 41 000 dollars) pour récupérer son troupeau – une somme énorme qui est allée directement dans les coffres des colons. Quelques semaines plus tard, Hagar Shezaf, dans Haaretz, a rapporté que le conseiller juridique de l’administration civile – le bras local du gouvernement militaire israélien – a déclaré illégale l’action odieuse et méprisable des colons.

Le fait que des hordes de colons aient revêtu l’uniforme des FDI ne semble avoir fait qu’accroître leur violence. Au cours des derniers mois, les « escouades de sécurité d’urgence » créées à l’occasion de la guerre dans pratiquement toutes les colonies et tous les avant-postes, ainsi que la mobilisation de milliers de colons réservistes suite à un décret d’urgence, leur ont apparemment donné le droit d’intensifier leurs actes de violence contre les Palestiniens en tant que seigneurs de la terre, représentants ostensibles de la loi et de l’État. De nombreux Palestiniens ont décrit des incidents au cours desquels les colons ont déclenché de véritables pogroms, arrivant soudainement en uniforme dans des véhicules tout-terrain, semant la violence, faisant en sorte que les habitants se sentent encore plus impuissants. Il n’y a apparemment personne pour protéger les communautés pastorales, à l’exception d’une poignée de volontaires israéliens qui cherchent à obtenir justice.

Dror Etkes mentionne au moins 11 avant-postes [d’une colonie future] établis sans permis au cours des six derniers mois, dont deux sur des terres que les bergers palestiniens ont fuies ou dont ils ont été expulsés. Cette semaine, il en a découvert un autre. Le site d’information anti-occupation Local Call a rapporté que dix jours après avoir commencé à construire un avant-poste à proximité, les colons ont effrayé les habitants de l’une de ces communautés, qui ont fui en masse.

Un avant-poste de ce type n’est parfois rien de plus qu’une ferme – une cabane abritant quelques gangsters violents dont le seul but est de faire fuir les Palestiniens. Récemment, leur tâche a été rendue encore plus facile. Un rapport intérimaire établi par Dror Etkes, pour marquer six mois de guerre, fait état d’au moins dix routes, d’un certain nombre de vastes étendues de terre clôturées et même de barrages routiers, tous créés par les colons sans autorisation. De plus, le gouvernement israélien a déclaré terre d’État 2640 dunams près de la colonie urbaine de Ma’aleh Adumim, et 8160 dunams dans la ville d’Aqraba, près de Naplouse [1].

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Des centaines de Palestiniens, principalement des enfants et des adolescents, ont été tués, la plupart sans raison apparente. Les soldats déployés en Cisjordanie semblent avoir la gâchette plus facile qu’auparavant. Peut-être sont-ils envieux de leurs camarades de Gaza, qui sont apparemment autorisés à tuer des gens sans discernement ? Les habitants de Cisjordanie ont-ils envie de se comporter comme eux, de se venger des Palestiniens en tant que tels, à cause des horreurs du 7 octobre ? Les FDI et la police des frontières ferment-elles plus qu’avant les yeux sur les événements violents qui se déroulent en Cisjordanie ?

Les données que nous présentons ci-dessous parlent d’elles-mêmes. La main sur la gâchette est légère et les commandants des FDI ainsi que le public israélien sont apathiques. Mais quiconque pense que cette violence de masse apparemment autorisée et que les morts resteront à l’intérieur des frontières de la Cisjordanie risque de se tromper.

En ce qui concerne les cas d’assassinats, beaucoup semblent non provoqués et criminels. Le 8 octobre déjà, des soldats ont tué Yasser Kasba, 18 ans, qui, selon l’armée, avait lancé un cocktail Molotov – personne n’a été blessé et il n’a mis personne en danger – au point de contrôle de Qalandiyah, près de Jérusalem. La fusillade a été retransmise en direct par la chaîne états-unienne de télévision par satellite en langue arabe Alhurra. Kasba a reçu une balle dans le dos alors qu’il s’enfuyait.

Cet incident a ouvert les vannes. Au cours des deux mois suivants, 31 personnes ont été tuées dans la région de Ramallah, dont une mère de sept enfants, sous les yeux de son mari et de ses enfants ; 42 personnes ont été tuées dans la région de Tulkarem au cours des six premières semaines, dont un handicapé mental de 63 ans et un adolescent de 15 ans qui a reçu deux balles dans la tête. Jusqu’à la fin du mois de février, 396 personnes au total ont été tuées en Cisjordanie, dont 100 enfants et adolescents – la grande majorité par des soldats – selon des données soigneusement vérifiées recueillies par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem. Plus de la moitié des mineurs, note B’Tselem, ont été tués dans des circonstances qui ne justifiaient pas l’utilisation d’armes létales.

Les jeunes résidents de Cisjordanie commencent à rédiger des documents qui ressemblent à leurs dernières volontés. Nous en avons rapporté un le mois dernier – celui d’Abdel Rahman Hamad, presque 18 ans, dont le rêve était d’étudier la médecine (Haaretz, 17 février 2024). Il a laissé des instructions détaillées sur ce qu’il faudrait faire s’il était tué : « Ne me mettez pas dans le réfrigérateur de la morgue », a-t-il écrit. « Enterrez-moi immédiatement. Allongez-moi sur mon lit, couvrez-moi de couvertures et transportez-moi pour l’enterrement. Lorsque vous me descendrez dans la tombe, restez à mes côtés. Mais ne soyez pas triste. Ne vous souvenez que des beaux moments que vous avez de moi et ne vous lamentez pas sur mon sort. »

Il y a également eu d’autres incidents. Deux jeunes de nationalité américaine ont été tués en l’espace de quelques semaines. Le jeune qui a été renversé de son vélo par une jeep militaire et abattu à bout portant. Les soldats et les colons qui, probablement ensemble, ont tiré une dizaine de balles sur un véhicule transportant deux jeunes en excursion, tuant l’un d’entre eux. Les 32 balles qui ont percuté une voiture transportant une famille – au cours de la poursuite par les forces de sécurité d’un véhicule qui avait franchi un poste de contrôle sans s’arrêter – tuant une fillette de 5 ans, dont le corps n’a été remis à la famille que 10 jours plus tard.

Un missile a tué sept jeunes hommes, dont quatre frères, à l’extérieur de Jénine. Un autre missile, tiré sur le centre du camp de réfugiés de Nur Shams [gouvernorat de Tulkarem], a tué six personnes et en a blessé sept, qui se sont vu refuser un traitement médical pendant plus d’une heure. Deux jeunes ayant des besoins spéciaux ont également été touchés, dont l’un mortellement. Trois frères qui rentraient chez eux après avoir cueilli des akoub, plantes comestibles ressemblant à des chardons, du côté israélien de la barrière de séparation, ont été victimes d’une chasse à l’homme au cours de laquelle les soldats ont tué deux des frères, blessé le troisième, puis arrêté un quatrième qui est arrivé sur les lieux plus tard. Tout aussi choquant est l’incident du garçon de 10 ans qui a été abattu dans le pick-up de son père et qui est tombé dans les bras de son frère de 7 ans, mort.

Et un mot sur les arrestations massives, dont on ne connaît même pas l’ampleur exacte. Au cours des deux premiers mois de la guerre, 4785 personnes ont été arrêtées en Cisjordanie, selon les Nations unies. L’une d’entre elles, Munther Amira, était un détenu administratif (incarcéré sans procès), dont l’histoire, marquée par la torture, les coups et les humiliations à la prison d’Ofer, le « Guantanamo » israélien, a été racontée ici la semaine dernière [voir sur ce site la traduction, le 23 mars, de cet article]. Même cette prison cruelle avait un aspect très différent avant que la guerre n’éclate à Gaza.

Gideon Levy et Alex Levac

Article publié par Haaretz le 30 mars 2024 ; traduction rédaction À l’Encontre le 30 mars 2024