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Souvenirs de Gilbert Leclercq (3/6/1929 – 29/11/2025)

par Daniel Tanuro, Gilbert Leclercq

Notre ami et camarade Gilbert Leclercq est décédé samedi 29 novembre, à l’âge de 96 ans. Nous publions ci-dessous une partie de ses souvenirs. Ils portent sur son enfance à Mont Sainte-Aldegonde, ses humanités classiques à l’athénée royal de Morlanwelz, son entrée dans la Résistance à l’âge de 14 ans, son adhésion très précoce à la IVe Internationale, sa vie de maçon  et sa participation ininterrompue – syndicale et politique – aux luttes de la classe ouvrière après la guerre (en particulier la « grève du siècle » de 60-61, dont il fut un dirigeant de premier plan dans sa région). Le texte prend fin avec la grande grève (victorieuse) du secteur de la construction, en 1968, dans laquelle Gilbert joua un rôle clé, bien au-delà de la région du Centre.

Le fait que le récit s’arrête sur cet événement ne doit pas être mal interprété: c’est parce qu’il n’a jamais cessé de lutter pour l’émancipation des travailleurs que Gilbert n’a pas pris le temps d’achever ses mémoires. De 1968 à la veille de son décès, notre camarade est resté pleinement conscient et totalement investi dans le combat contre l’exploitation et l’oppression capitalistes. Il a ainsi participé activement aux grèves des vendredis contre le gouvernement Tindemans (1977), à la grande vague de luttes contre les « trains de pouvoirs spéciaux » des gouvernements Martens (1982-88), au mouvement contre le « Plan global » du gouvernement Dehaene (1993) et à la solidarité avec de nombreuses luttes d’entreprise (par exemple celles des mineurs du Limbourg, des verriers de Glaverbel et des ouvriers des Forges de Clabecq). Dans les années 1995 et suivantes, Gilbert a en outre joué un rôle important dans le soutien au combat pour la vérité mené par les parents des petites filles victimes de Marc Dutroux. Proche de Gino et Carine Russo, il animait, avec d’autres camarades, un réseau de comités blancs dans sa région.

Au cours de toutes ces années, notre camarade a écrit un grand nombre de petits textes sur de nombreux sujets. La Gauche anticapitaliste examinera la possibilité de les éditer. En même temps, il restait très engagé dans la construction et les débats de notre organisation, dont il ne manquait jamais une réunion. Ouvrier maçon, fils d’un mineur et d’une ménagère, Gilbert, qui lisait beaucoup, faisait preuve d’une solide formation marxiste-révolutionnaire. De son mentor Gonzales Decamps, professeur à Morlanwelz et militant trotskyste, il avait hérité un souci constant d’initier des travailleurs et des travailleuses à l’histoire des luttes et à la théorie marxiste, qu’il exposait simplement mais sans simplisme, comme Ernest Mandel, ramenant toujours tout à la maxime célèbre de Marx: « l’émancipation des travailleurs sera l’ouvre des travailleurs eux-mêmes ».

L’engagement de Gilbert était aux antipodes du sectarisme. Depuis plusieurs années, il attirait systématiquement l’attention sur la nécessité impérieuse d’une unité d’action anticapitaliste face au danger de voir l’extrême-droite capter les frustrations sociales au sein même des classes populaires afin d’embrigader des éléments déboussolés au service de la réaction. Dénonçant les illusions électoralistes, il plaidait infatigablement pour un front uni, « seul moyen d’assurer la mobilisation de tous ceux qui sont appelés à combattre s’ils veulent désormais vivre dignement, librement, à l’abri du vilain besoin ».

Sur le plan personnel, Gilbert était d’une grande générosité. Toujours prêt à aider des camarades, il n’hésitait pas à rendre service en déployant ses talents de maçon très qualifié et créatif. La solidarité n’était pas pour lui un vain mot. Il se savait d’une santé physique exceptionnelle (« un fameux gaillard »), et fut longtemps un champion national de balle pelote ainsi qu’un grand amateurs de tennis de table. Gilbert aimait la vie, l’Italie et la Révolution. Sachant sa fin prochaine, il nous disait, quelques jours avant sa mort: « Elle a été ma vie, je regretterai de ne pas l’avoir vécue. »

Adieu Camarade, adieu noble coeur.

D.T.

*

Je suis né le 3 juin 1929 dans une famille ouvrière. Mon père était mineur, ma mère ménagère.  J’ai une sœur cadette. Jusqu’à 12 ans, j’ai été un élève assidu de l’école communale. Pour la première fois, en 1941, j’ai franchi les limites de mon village. C’était pour aller m’inscrire à l’Athénée de Morlanwelz, guidé par un cousin de ma mère qui y avait fait ses humanités. Pour moi c’était toute une affaire. Cela prenait des allures de déplacement important.  On me comprendra si on sait que Mont Sainte Aldegonde n’avait jamais vu ni train ni tram qui aurait traversé son territoire. En cas de besoin, on ne pouvait espérer trouver une gare ou un arrêt de tram qu’à plus de 2km à la ronde. Il fallait de bonnes jambes pour vivre chez nous. Je le sais bien, moi qui, pendant 4 ans, me suis tapé à pied le long chemin qui me conduisait à l’école, jusqu’au plateau, tout en haut de Morlanwelz. Cela m’a valu, chaque jour, à accomplir 10 km, aller-retour. Et cela, par tous les temps.

J’ai grandi dans un petit village d’où il n’est pas aisé de s’extraire. Les générations se succèdent tout à l’aise, sans éclat, redoutant les extravagances. Cernés par les coutumes, on ne prêtait pas attention à ce qui se passait ailleurs. Les gens ne circulaient que très peu et, de même, les idées ne progressaient guère non plus. Cela m’a fait vivre une enfance tout imprégnée de ce que peuvent léguer les croyances, les préjugés, les superstitions et les habitudes des vieux. Et ceux-ci, eux-mêmes, s’appuyaient sur ce qu’ils avaient reçu des anciens, qui, par définition, détenaient le monopole du savoir. Du coup, ils n’autorisaient aucun esprit critique, surtout de la part des « trop jeunes pour pouvoir parler ». Cela explique que, faute d’échanges, l’évolution de la pensée n’entrait pas dans les mœurs. Il existait une règle que l’on était tenu d’admettre : cela a toujours été ainsi, et ce sera toujours ainsi.

Quel ne fut pas mon étonnement, quand j’ai pris contact avec ce monde nouveau et inconnu pour moi que m’offrait l’Athénée ? D’un seul coup, tout devait s’expliquer, se comprendre, s’évaluer. Les cours suscitaient de fréquentes discussions et nos avis étaient sans cesse sollicités. Cet appel à la raison qui nous était proposé fut, pour moi, une révélation et une libération bienfaisante. L’atmosphère ainsi produit m’a procuré assurément l’une des plus belles périodes de ma vie. Je n’ai pas eu la chance de pouvoir aller jusqu’au bout des humanités. Mon plaisir n’a duré que 4 ans. On est bien forcé de reconnaître les limites qui nous sont imposées.  C’est que, dans une famille de mineur, on ne dispose pas de grands moyens. On vous accorde bien ce qu’on peut, mais, il ne faut pas trop demander. On ne gaspille pas trop de temps à l’étude. L’essentiel est ailleurs, dit-on

TRAVAILLEZ, PRENEZ DE LA PEINE…

C’est donc à contre cœur que je quitte l’Athénée. En ce temps-là, les emplois ne manquent pas. Je rentre assez vite chez Boêl.  Là, pendant trois ans, j’ai calculé les salaires des ouvriers de toute une division de l’usine. C’est là que je reçois aussi mon premier carnet syndical. Nous sommes en 1945.  J’ai la chance d’être parfaitement accueilli par mes collègues et amis de bureau. Je dois en remercier surtout Jean Delamper, Jules Pourbaix, et Gaston Brigode qui ont fait de leur mieux pour guider à ses débuts, le gamin qu’on leur avait confié. L’entente entre nous était excellente.

Cela aurait sans doute pu continuer longtemps, si des ennuis de santé n’étaient venus mettre un terme à ma carrière de buraliste. Les nombreux soins que je devais recevoir m’ont imposé divers séjours à l’hôpital, où j’ai subi plusieurs opérations.

Viennent mes 20 ans. Bien que je sois toujours en congé de maladie, et, malgré le traitement strict qui m’est prescrit, je ne peux échapper au service militaire. Je me retrouve donc en Allemagne le jour de mon anniversaire. Au départ, je participe aux exercices avec les copains, mais après deux semaines, je dois de nouveau être hospitalisé à Soest d’abord, puis à Anvers, étant revenu en Belgique. Petit à petit, je finis enfin par me rétablir. Le reste de mon service n’est constitué que de bêtises et d’idioties. C’est tout ce qu’on peut attendre de la part des gradés imbéciles qui sont chargés de nous « instruire et nous éduquer ». On patiente et en fin de compte, la classe arrive quand même.

Libéré enfin, j’ai hâte de reprendre une vie normale, mais je renonce à retourner dans un bureau. Je travaille durant quelques mois dans une boulonnerie.

Je me marie, et aussi, je décide de reprendre des études. Mais cette fois, je dois suivre les cours le soir, après la journée de travail. Je choisis les travaux publics.  La construction et l’aménagement du cadre de vie me plaisent et m’intéressent beaucoup. Pour être conséquent avec ce choix, je m’engage sur les chantiers. Comme je n’ai aucune qualification, je suis embauché comme manœuvre. Cela me vaudra de passer une année très dure, mais qui se révélera être un précieux apprentissage. C’est sur « le tas » que je deviens maçon.  Aussi étrange que cela puisse paraître, moi, qui au départ ne suis pas un manuel, je me retrouve à 25 ans, à la tête d’une équipe d’une dizaine d’ouvriers dont je suis l’aîné. C’est ainsi groupés que nous décidons dorénavant de nous présenter de chantier en chantier. Nous choisissons de préférence la grosse entreprise, là où il est permis de s’engager en équipes entièrement constituées, avec nos habitudes, notre méthode et notre rythme de travail. Nous nous faisons la main en passant par les grandes cités qui poussent un peu partout à l’époque. Puis ce seront des écoles, des hôpitaux, un palais de justice, un monastère, etc.

MILITER.

Très tôt, je me suis intéressé aux problèmes de société.  De plus, mon initiation dans le domaine politique n’a pas tardé, dès mon arrivée à l’Athénée.  J’ai eu la chance de connaître un professeur hors du commun, une véritable encyclopédie vivante.  Je parle de Gonzalès Decamps. Il restera à mes yeux l’un des deux personnages les plus importants que j’ai rencontrés. Le second, qui fut longtemps son alter ego, c’est Ernest Mandel.

Il faut dire, qu’à la différence d’Ernest, Gonzales a très peu écrit, et c’est dommage.  Mais, à l’égal d’Ernest, avec quelle aisance il savait parler, et, avec quelle clarté il rendait ses exposés accessibles et captivants. Avoir connu de tels hommes ne pouvait pas ne pas laisser des traces.

Il serait injuste de ne pas leur adjoindre notre ami et camarade Emile VanCeulen. Emile, travailleur infatigable et organisateur sans pareil, était parfait pour amener sur le plan pratique ce que ses deux compères suggéraient avec leurs recherches et travaux théoriques.

Rappelons aussi que pendant des années qui menèrent jusqu’au début des années 60, il siégea à la tête de la JGS. Il fit de ce mouvement une organisation ardente et dynamique. Sous sa direction, la JGS ne manqua jamais de participer très activement à tous les combats menés par la classe ouvrière dans la période qui suivit la guerre.

Je m’en voudrais de ne pas citer également Robert Joly, excellent professeur de latin et de français. Malheureusement, je ne l’ai pas fréquenté aussi longuement que mes autres amis. Il n’empêche que je garderai toujours de lui, le souvenir d’un homme de grande valeur et d’une belle honnêteté intellectuelle.  Le genre d’homme dont on voudrait toujours se sentir entouré.

COMMENT CELA A COMMENCÉ.

En 40, quand la guerre est arrivée, j’avais onze ans. Quand j’ai connu Gonzales, j’allais sur mes 13ans. A l’athénée, le hasard a voulu que je tombe sur le même banc qu’un ami répondant au nom de

Evariste Perez. Ce nom ne manqua pas de m’intriguer. Il m’apprit qu’il était espagnol et que son frère José était dans la classe qui suivait la nôtre.  La famille Perez a fui le fascisme à la fin des combats contre Franco. Elle a trouvé asile à Morlanwelz.

Répondant à mes interrogations, Evariste ne tarda pas à me parler de la guerre en Espagne. Il s’agissait là, justement, du premier événement qui avait attiré mon attention quelques années plus tôt. C’est ce qui m’avait incité à parcourir les journaux pour suivre les péripéties de ce qui s’y passait. Les récits étaient souvent accompagnés de photos. Je n’oublierai jamais celle qui montrait le résultat de l’atroce bombardement de Guernica.  Je dois ajouter un autre fait qui est à l’origine de l’intérêt que j’ai toujours accordé à la tragédie espagnole.  Raymond Falise, un ami de ma famille, y a participé. Il est parti là-bas, et s’est engagé dans les Brigades Internationales. Il a été blessé à deux reprises. Il nous écrivait assez souvent.  A son retour, il ne s’est jamais montré avare de détails en parlant de ce qu’il avait vécu en Espagne.  Je ne pouvais, évidemment, rester insensible à tout cela. Et, maintenant que j’avais Evariste à mes côtés, et imaginant qu’il avait été témoin de ces drames, comprenez l’importance qu’il prenait à mes yeux. Je ne pouvais m’empêcher de m’attacher à lui. De 2 ans plus âgé que moi, il n’avait déjà plus le comportement d’un gamin. Il avait déjà beaucoup lu, bien plus que moi en tout cas. Comme je ne m’intéresse pas aux futilités, nous n’avons bientôt plus entre nous que des conversations « sérieuses ».

La guerre nous était tombée dessus et semblait vouloir s’éterniser. Nous nous retrouvions dans un dénuement de plus en plus marqué. Nous maudissions la présence des Allemands responsables des grands manquements que nous connaissions. Mais surtout, nous nous appliquions à rechercher les responsabilités de tous ceux qui avaient conduit à l’état où nous étions. Cette situation, nous ne l’acceptions pas, mais nous étions bien forcés de la subir. Evariste, rappelons-le, était mon aîné. Il lui était assez aisé d’orienter nos fréquentes discussions dans le sens qui lui convenait le mieux. Moi, jeune rebelle qui s’éveillait à peine, je ne manquais aucune occasion de m’instruire. J’étais avide de pouvoir désigner ceux à qui nous devrions demander des comptes, le temps venu.

J’étais toujours surpris par la somme de connaissances dont faisait preuve mon compagnon. En fait, il puisait à une source que je ne devinais pas encore mais que j’allais finalement découvrir. En effet, je fus bientôt invité à rendre visite à la famille Perez.  Et, c’est là que j’ai l’occasion de rencontrer Gonzales autrement que comme professeur. En véritable militant du socialisme qu’il est, Gonzales veut venir en aide à toutes les familles espagnoles qui ont échoué à Morlanwelz. Chez les Perez, il passe quasiment tous les jours. Il habite d’ailleurs à deux pas.

Par la suite, je passe au moins une fois par semaine chez mes amis, et les rencontres avec Gonzales se multiplient d’autant. On fait plus ample connaissance. Au fil des rencontres, les conversations évoluent, inévitablement et Gonzales finit par ne plus être seulement un professeur pour moi. La guerre qui dure est de plus en plus insupportable, et nous amène à avouer des aspirations très différentes. C’est ainsi que je suis intégré dans une équipe un peu spéciale. Au départ, on ne me demande que de servir de relais avec un camarade de Leval. Il est surtout question de transfert de documents allant dans les deux sens. A ce stade, le camarade, je ne le connais pas. Je ne sais rien de lui, et il est convenu qu’il vaut mieux que cela reste ainsi. Pendant la guerre, moins on sait, mieux cela vaut. Il faut éviter toute possibilité de fuite. On ne parle pas, ou alors, juste le nécessaire et encore, uniquement quand on est absolument sûr de la personne à qui on a affaire. Qu’on y pense, une parole prononcée par mégarde ou qui a dépassé la pensée, cela peut amener une arrestation tant redoutée. Voilà comment peut commencer une vie de militant actif. J’allais sur mes 14ans.

En fait, mon premier contact, n’était autre que Victor Bougard. Je n’allais pas tarder à en savoir bien davantage à son sujet. Car, selon les circonstances, il arrive que tout un système de précautions ne serve plus. Victor, ouvrier mineur, avait été choisi comme délégué syndical par ses compagnons de travail. Or, il se fait que tout d’un coup, ceux-ci décident de cesser de travailler. Ils ne veulent plus supporter les abus imposés par la direction du charbonnage.  Pleinement conscient du danger que cela comporte, Victor accepte de mener une grève en pleine guerre. Cela s’est passé au charbonnage d’Anderlues.  Emmené à la commendatur à Charleroi, Victor doit répondre de sa conduite et des responsabilités dont il s’est chargé. Il développe, devant les Allemands des arguments tellement convaincants qu’il est parvenu, grâce aussi à plusieurs témoignages, à faire basculer les responsabilités du conflit sur le dos de la direction. C’est celle-ci qui finit par se faire sanctionner, tandis que les ouvriers obtiennent gain de cause. Il s’agissait d’une question de ravitaillement qui devait revenir aux ouvriers, mais que les gérants auraient voulu accaparer à leur profit.

L’alerte avait été chaude, On avait frôlé les camps de concentration pour plusieurs hommes.  Après cette alerte, plus question de jouer à cache-cache entre Victor et moi. J’en savais assez. J’ai su aussi que Victor était originaire de Morlanwelz, où il avait passé sa jeunesse au sein de la JGS, en compagnie de Gonzales, ce qui expliquait leur complicité. Nous voyons là le genre d’épisode par lesquels on a dû passer pendant 5 ans.  Mais, il n’y a pas que cela.  Car, en plus, on manque de tout : vêtements, chaussures, et le plus dur, il y avait cette faim qui vous rongeait à n’en plus finir. On n’avait pas assez à manger, les rations étaient chichement accordées par les Allemands. Et encore on était constamment sur le qui-vive. On craignait les bombardements fréquents ou alors des règlements de compte opposant des partisans aux troupes d’occupation ou aux collaborateurs.

C’est une très dure école de la vie. Ce que la TV nous montre de la Palestine, de l’Afrique ou de l’Amérique latine ne peut nous étonner. On a vu des choses semblables, chez nous entre 40 et 45. On devait se cacher pour se préserver des coups de feu. Et même, un jour, me voilà stoppé net, j’ai un canon de fusil dans le dos. Quel que soit votre état d’esprit, à un tel moment, vous n’en menez pas large. Vous pouvez m’en croire, cela fait froid… dans le dos, justement. Une autre fois, des gens se font arrêter. On les presse de les faire monter dans des camions à coup de crosse, et les coups tombent où cela veut tomber.  Et pourtant, malgré les privations, il nous arrive de partager notre tartine avec des enfants juifs.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, plusieurs familles juives ont pu passer la guerre chez nous. Elles avaient fui Anvers où la chasse était impitoyable et étaient venues à Mont Sainte Aldegonde, se réfugier. Ces gens vécurent, protégés grâce à la complicité de voisins bienveillants. Vivant sans cesse dans la crainte, n’« existant » pas officiellement, ils n’avaient guère de revenus. Ils n’avaient pas, non plus de cartes de ravitaillement. Or, sans carte, on ne pouvait rien se procurer, sauf au marché noir. Jugez donc des difficultés auxquelles ils devaient faire face. Dans chacune des familles, il y avait des enfants. Ceux-ci ont vécu avec nous, ont joué avec nous, sont venus à l’école avec nous, et tout le reste se comprend aisément

LIBÉRATION, ENFIN.

Tout a une fin. La guerre aussi arrive à se terminer. On continue à manquer de tout, mais au moins, on peut parler sans retenue. Nous ne nous en privons pas, maintenant que nous respirons à pleins poumons l’air de la liberté. Dans notre esprit, ce que nous avons vécu pendant 5 ans, plus jamais, cela ne pourra se reproduire. C’est là notre credo, et c’est en fonction de cette idée que nous voulons orienter notre vie. Avec les jeunes amis que je fréquente, il n’est question que de vouloir régler nos comptes avec la société capitaliste que nous tenons pour responsable des souffrances qu’ont subies les populations d’Europe et du monde entier.

Pour ma part, je décide sans tarder de remettre sur pied une section de Jeunes Gardes Socialistes à Mont Sainte Aldegonde. J’en deviens le secrétaire. J’ai alors quinze ans. Je demande à l’un de mes anciens instituteurs de prendre la présidence. C’est Max Michotte, qui accepte sans hésiter. Pendant les quelques années qu’il restera encore chez nous, il remplira parfaitement son rôle. Il nous quitte, enfin, pour aller, avec sa femme également enseignante, prendre la direction d’un orphelinat.

L’éducation politique est notre souci constant, le marxisme notre référence. En ce qui me concerne, plus particulièrement, mon engagement devient encore plus sérieux, en compagnie d’Evariste Perez.  Nous nous joignons régulièrement à deux camarades de Charleroi, dont Florent Gallois, pour nous rendre dans le Borinage, le plus souvent. Nous y vendons à la criée ou en faisant du porte-à-porte, La Lutte Ouvrière, ou des brochures de la 4e Internationale.

Pour organiser notre travail de militant, Gonzales est resté notre guide. Désormais, quelques jeunes supplémentaires ont décidé de le rejoindre et participent régulièrement à des séances de formation sous sa direction. Gonzales n’aime pas trop qu’on s’éternise dans les mouvements de jeunesse. Il veut qu’on n’y reste que juste le temps de préparer la relève. Il nous presse de nous manifester à des échelons plus élevés, que l’on prenne part aux débats dans les réunions syndicales, notamment. Mais, bientôt, nous allons être amenés à nous prononcer à propos de problèmes que traverse notre organisation. La vague d’enthousiasme qu’avait suscité la fin des hostilités, fait place de plus en plus à un désenchantement qui menace de s’élargir dangereusement. Il devient urgent de réagir et de ne pas se laisser dissiper l’allant dont les travailleurs avaient fait preuve en exprimant les espoirs qu’ils avaient conçus.

Dans l’organisation, de la fin des années 40 jusqu’au début des années 50, une importante discussion retient fortement l’attention. Le sujet en est d’opter ou non pour une tactique qui nous amènerait à pratiquer l’entrisme à l’intérieur du PSB. Nous savons que nos forces sont nettement insuffisantes. Elles ne nous permettraient pas d’avoir un impact capable de s’avérer décisif dans le mouvement ouvrier. Pour nos dirigeants nationaux, cela justifie la proposition avancée.  Les partisans de cette idée argumentent aussi en disant que les assemblées du PSB attirent encore la majorité des ouvriers actifs. Ils espèrent qu’une fois intégrés, nous serons mieux placés et aussi, assez adroits pour nous créer un entourage qui doit être aussi nombreux et régulier que possible. Nous devons viser les meilleurs éléments, capables de se montrer attentifs aux mots d’ordre de notre programme : échelle mobile des salaires, pension unique, contrôle ouvrier, nationalisations, etc. Une majorité accepte d’entrer au PSB et y militera très valablement, mais une partie importante de nos camarades ne le veut pas. Ils se séparent donc de nous. Certains nous feront même grand tort au cours des périodes ultérieures et cela continue encore de nos jours.

OFFENSIVE DE LA CLASSE OUVRIÈRE.

A Liège, surtout, dans les bureaux d’étude de la FGTB, on se préoccupe de l’évolution de la situation. On se rend compte que les charbonnages sont de plus en plus menacés. De même que l’avenir de la sidérurgie n’est pas plus assuré que cela, non plus. On prédit un avenir assez sombre. Il est indispensable et urgent de prévoir une alternative radicale à la politique en cours.

Sous la signature d’André Renard est présenté le rapport : Holdings et Démocratie Economique. Celui-ci sera discuté et adopté une première fois en Congrès extraordinaire en 54.  Constatant le dangereux vieillissement de l’appareil de production en Wallonie, cette étude préconise une profonde reconversion. On y demande d’importants investissements dans des secteurs appelant toujours plus de qualification et susceptibles de produire de hauts taux de valeur ajoutée. Par-là, on tournerait le dos à la tradition prévalant dans les milieux économiques et industriels belges où on s’est toujours borné à amener sur le marché, des produits bruts ou semi finis. Ce projet doit s’appuyer sur des nationalisations, notamment de l’énergie, et, avant tout des charbonnages dont on prolonge la vie à coups de subsides; mais également du secteur financier avec les banques et les assurances. Un élément important doit amener l’adhésion générale au projet, on propose la mise sur pied d’un Service National de la Santé, gratuit pour tous.

Cet ensemble d’idées est remis en discussion, au cours d ‘un nouveau Congrès extraordinaire en 56. Ce rapport est de nouveau adopté. Conséquence importante de cette répétition des congrès : la discussion a pu s’approfondir. Le monde ouvrier a pu s’imprégner des idées contenues dans l’alternative proposée. Désormais, dans les assemblées, il n’est plus question que de ce rapport. Il est appelé Programme des Réformes de Structures, au caractère anticapitaliste, et que nous, la gauche, nous ne manquons pas d’accentuer.

Voilà, justement en 1957, qu’apparaît le journal La Gauche, qui se donne pour objectif, de lutter, en tout premier lieu, pour imposer le fameux Programme des Réformes de Structures. Ce journal est parrainé par Camille Huysmans, vieux militant marxiste au sein du PSB, et par André Renard, figure emblématique de la FGTB. L’activité militante gagne fortement en intensité. Nous avons eu le temps de prendre nos marques dans les sections du parti socialiste et d’attirer à nous les éléments les plus lucides, et les plus combatifs. Avec eux, nous animons une tendance très active qui va résolument vers la gauche.

C’est tellement vrai qu’en 1958, quand le PSB tient son congrès national, c’est La Gauche qui l’emporte, devant une direction nationale médusée. André Genot, par une intervention remarquable est parvenu à provoquer une belle majorité pour imposer une motion s’inspirant du programme rappelant incontestablement celui de la FGTB. Il est décidé du coup, d’organiser une opération vérité pour populariser encore davantage les divers points du programme et surtout leur portée. Des débats de plus en plus chauds se multiplieront dans de nombreuses communes. A chaque fois, il y aura au moins deux orateurs : l’un parlant au nom du PSB, l ‘autre représentant la FGTB. Le ton au fil des interventions ne cesse de s’amplifier, ce qui démontre à suffisance la détermination des travailleurs.

DU RIFIFI DANS LES RANGS.

Un fait mérite d’être rapporté à propos de la tenue et surtout de l’issue du Congrès qui s’est tenu à cette occasion dans l’arrondissement de Thuin.

Il est bon de noter que le Parti Socialiste avait été rejeté dans l’opposition.  Cela forçait ses dirigeants à observer plus de modestie. Ils avaient été remerciés et les Van Acker et compagnie semblaient être passés de mode. Du coup, les savants maîtres à penser traditionnels avaient perdu de leur superbe et aussi d’une bonne part de leur autorité. Ils pouvaient difficilement trouver et user d’arguments importants qui leur eussent permis de contrer de façon décisive le mordant dont faisait preuve la base des affiliés.  Ceux-ci, devant l’offensive que préparait la bourgeoisie, étaient décidés à faire face. Ils voulaient en découdre avec l’adversaire de classe et finir par imposer l’alternative qu’avait déjà popularisée La Gauche, suivant ainsi les positions défendues par la FGTB en 1954 et 1956.

C’est cet état d’esprit qui devait prévaloir dorénavant, et qui nous a mené à lutter avec tellement d’intransigeance, notamment à l’occasion du Congrès tenu par la Fédération de Thuin en cette année 1959. Nous, cela veut dire avant tout ceux qui se sont mis le plus en avant, à savoir Raymond Saublains avec sa section de Haine Saint Pierre, Robert Joly pour Carnières, les camarades métallos de Ham sur Heure, et la section de Leval au nom de laquelle je parlais.

Après une longue soirée de durs débats qui ont fait grand bruit, nous sommes parvenus à convaincre toutes les autres sections de l’arrondissement. Malgré quelques tentatives pour tempérer les ardeurs, le Comité Fédéral n’a eu d’autre choix que d’enregistrer le résultat des débats, et cela, malgré la présence de Max Buset, président national.  C’était d’autant plus sensationnel que, par le passé, le Président n’avait jamais admis qu’un esprit de fronde eût pu se manifester et encore mois s’imposer dans « son parti ». Comme de bien entendu, l’issue de cette instance devait donner suite à une motion qui serait défendue au Congrès National tout proche. L’ambiance survoltée qui perdurait rendait difficile la rédaction convenable du texte. Il fut donc décidé qu’une commission, comprenant les principaux intervenants, devait se réunir dans le calme.  Et, c’est ainsi qu’on a pu voir, ce soir-là, Max Buset, Président National du PSB, écrire de sa main la motion que Raymond Saublains et moi lui avons dictée.

Voilà comment la Fédération Socialiste de Thuin a adopté un programme de lutte reprenant l’ensemble des idées qui devaient figurer, par la suite, dans ce qui a été appelé le fameux Programme des Réformes des Structures, auquel nous voulions donner un caractère nettement anticapitaliste.

Au vu de ce qui vient d’être relaté, est-il encore besoin d’insister pour démontrer l’importance que nous, La Gauche, étions parvenus à tenir au sein du PSB ?

ON FOURBIT SES ARMES, DES DEUX CÔTÉS.

On ne peut en douter. L’esprit qui anime la classe ouvrière la mène fermement à l’offensive. On est parfaitement conscient, en même temps, que de l’autre côté de la barricade, la bourgeoisie a ses idées, elle aussi, mais, qu’elle ne vise pas les objectifs qui nous conviennent. La bourgeoisie l’a emporté aux dernières élections. Elle règne sans partage au gouvernement.

Mieux que quiconque, elle connaît l’état vétuste de ses branches d’industrie. Elle sait qu’elle ne peut éviter de renouveler son appareil de production souvent usé jusqu’au-delà de la normale. Mais à la différence près, par rapport à nous, c’est qu’elle ne veut pas payer elle-même, le coût des investissements nécessaires. Elle veut rejeter cela sur le dos des contribuables, c’est à dire, sur le dos du monde du travail.

Son premier ministre Gaston Eyskens, concocte donc un projet de loi à cette fin. Son intention n’est autre que de rogner l’acquis social que le patronat a bien été forcé d’accorder à la fin de la guerre. S’en prenant à tous les secteurs à la fois Eyskens appelle sa loi « Loi Unique ». Il n’est guère besoin d’entrer dans les détails de cette loi, ce que nous avons subi depuis lors est assez éloquent. On comprend aisément que les points de vue sont inconciliables. La lutte est inévitable.

Dès l’entame de la discussion du projet au parlement, la riposte des travailleurs est immédiate : c’est la grève. Parmi les tout premiers à démarrer, il faut citer les dockers d’Anvers et de Gand. Ils tenteront, avec des succès inégaux, à étendre le mouvement en Flandre. Dans tout le sillon industriel wallon, la grève démarre spontanément, et s’étend comme une traînée de poudre. Tout s’arrête en un clin d’œil : usines, charbonnages, trains, trams, grands magasins, etc.  D’emblée, les Maisons du Peuple sont envahies par des grévistes en quête de mots d’ordre et aussi d’instructions. Sans plus attendre, des comités de grève, surgissant de la base, naissent un peu partout.  C’est qu’on entend gérer le mouvement avec séreux et efficacité. Tous les matins, il y a assemblée, pour organiser des piquets, en cas de besoin. Puis les discussions reprennent, disciplinées par le comité. Tout ce qui avait déjà alimenté les débats préparatoires aux congrès de 54 et 56 est repris.

Les revendications que nous retenons :

  • 1. Retrait sans discussion du projet de Loi Unique
  • 2. Adoption d’une alternative en imposant le Programme Des Réformes de structures.

 C’est ce qui explique le grand élan dont fait preuve le monde du travail.

Chez nous à Leval, le comité de grève fonctionne sans discontinuer. Et, ce n’est pas trahir la vérité de dire que je prends une part prépondérante dans la direction du mouvement.

Pour notre région, le véritable quartier général de la grève siège à la Maison du Peuple de La Louvière. Tout simplement, parce que, depuis longtemps, c’est là que nous avons installé notre Comité Régional JGS et de La Gauche. On y est chez nous, on peut travailler à l’aise, sans retenue, et élaborer les plans qui conviennent.  Par contre, à Jolimont, au siège de la FGTB, on sent facilement que certains dirigeants ne veulent absolument pas de l’extension du mouvement. Leur vision des choses ne correspond nullement à celle de la base qui veut l’adoption du Programme de Réformes de Structures. On comprend par-là pourquoi certains comités de base ont pris tant d’importance.                                          

DRÔLE DE SOUMONCES À BINCHE.

Alors que partout ailleurs dans la région la déclaration de la grève contre la loi unique allait de soi, nous nous attendions à rencontrer quelques difficultés à Binche, perçue encore dans les communes avoisinantes comme « Binche-la-catholique ». A cette époque, c’est en très grand nombre – plusieurs milliers – que des personnes des deux sexes s’y rendaient encore tous les jours.  Elles venaient travailler, principalement dans les ateliers de couture.  Toutes ces maisons étaient gérées de façon quasi militaire par de vieilles familles plus réactionnaires les unes que les autres. Certaines, d’ailleurs ont eu à répondre soit de faits ou de comportements suspects pendant la guerre. Nous savions qu’elles ne manqueraient pas de faire appel à la maréchaussée pour faire régner l’ordre dans « leur ville ».  C’est pourquoi les militants des villages des alentours se sont concertés et ont amené tout ce qu’ils pouvaient de gaillards décidés à imposer leur point de vue. Les grévistes sont venus en si grand nombre pour investir le centre de la ville que le détachement de gendarmes dépêché sur place ne pouvait manifestement faire le poids.  Dans un tel climat, il a suffi de rappeler l’esprit de solidarité qui doit unir tous les travailleurs pour qu’assez vite l’arrêt de travail soit décidé dans les principaux établissements.  Cela entraîna les autres à leur suite. Restait alors à s’assurer que le mouvement allait s’installer définitivement pour durer et aussi pouvoir se développer selon les besoins. C’est pour discuter de la manière de s’organiser qu’en grand nombre, on s’est retrouvé à la Maison du Peuple.  Aux camarades binchois que je connais, je suggère de faire comme nous avons fait à Leval : créer un Comité de grève, qui doit être constitué d’éléments sérieux, désignés par la base. Ce qu’ils acceptent.

Profitant de la présence d’un si grand nombre de gens aux allures résolues, une assemblée générale est organisée au cours de laquelle seront choisis les responsables pour les opérations à venir.  Jusque-là, nous sommes encore quelques levallois à être restés. Mais, comme nous ne sommes pas binchois, nous n’avons pas à intervenir dans les décisions à prendre ici. Nous voulons donc prendre congé, d’autant qu’une assemblée nous attend à la Maison du Peuple à Leval.  Mais, alors, on nous retient, et moi tout spécialement. C’est que, au point où on en est, il faut s’adresser à tout ce monde qui attend plus d’informations et des instructions à propos de ce qui va suivre. Il faut trouver les mots qui conviennent pour les motiver. Il s’agit de leur parler, oui, mais que faut-il leur dire ? « Il n’y a que toi qui peut le faire », me dit on !

Ceux qui disaient cela, de toute évidence, avaient toujours en mémoire la teneur de toutes mes interventions au cours des débats aux Congrès du Parti Socialiste à la Fédération de Thuin. Ainsi, personne, parmi les officiels du PSB présents ici, n’était capable de s’adresser à des travailleurs en lutte ! Il y a pourtant parmi nous des personnages qui se croient importants et qui siègent au Comité Fédéral du Parti. Comme, par exemple J. Gaillard, président. Ou alors G. Richard. Et, celui-ci, est doublement fautif, car, à côté de son adhésion au Parti, il est encore, et surtout le Permanent syndical sensé devoir guider ses affiliés dans les ateliers de couture de toute la Région du Centre.  Sans honte aucune, il me supplie de rester. Il y a aussi Yvonne Prince, députée socialiste, mais qui doit être considérée autrement. Yvonne aurait pu le faire. S’adresser comme il convient à une foule nombreuse et bruyante, elle l’a déjà fait, en d’autres circonstances. Mais, passablement dépitée devant ces deux paradeurs de carnaval, elle me dit que, si je veux bien l’accepter, c’est à moi qu’il revient de pouvoir m’adresser aux grévistes.  Elle a bien voulu présider la séance, mais elle m’a laissé faire la description de la situation, et présenter l’alternative que nous proposions avec La Gauche. Cela a d’ailleurs laissé des traces quand est venu le moment d’établir les listes de candidats en vue des élections qui suivent la grève.

QUELLE ISSUE ESPÉRER ?

Au fur et à mesure que les jours s’additionnent, voilà bien la question qui se pose et se répète. Tout le secteur industriel wallon est entré dans la lutte avec l’enthousiasme souhaité.  Mais, même un grand mouvement aussi profond soit-il, ne peut durer et poursuivre sans progresser. Pour aller au-delà de ce que cette mobilisation a réalisé, il est question de contester l’ordre établi, progresser vers une situation de double pouvoir qui s’installe. Cela a existé à l’état embryonnaire par endroits. L’étape qui s’impose maintenant aux yeux des plus conscients, c’est de répéter l’opération qui a mis fin, en 50, à l’affaire royale : organiser sans délai la marche sur Bruxelles. Ce serait, sans doute, encore la façon décisive qui permettrait de forcer la décision en notre faveur. Une ruée en grand nombre vers la capitale imposerait la chute du gouvernement, et le retrait de la loi unique qui a été votée entre temps. On en profiterait pour embrayer en imposant la mise en place de notre alternative : le Programme des Réformes de Structures.  Il est évident que cela demande de s’engager très loin dans l’affrontement. Et, c’est justement ce que André Renard n’a pas le cran d’entreprendre. Il n’est pas assez révolutionnaire pour cela.

GRAND RASSEMBLEMENT À LA LOUVIÈRE

André Renard vient enfin dans le Centre, répondant à l’appel pressant des grévistes. Hommes et femmes affluent à La Louvière, venant de toutes les communes de la région. La place Mansart ne suffit pas pour contenir plus de 40.000 personnes présentes qui débordent largement dans toutes les rues adjacentes. La foule ne jure que par Renard, le messie qui va la conduire vers le succès. C’est un hurlement de joie et de satisfaction qui salue son apparition au balcon de la Maison du Peuple. Lui, se met à haranguer de sa voix puissante tous ces gens excités qui saluent chaque fragment de son discours par de fréquents applaudissements.  Les auditeurs proposent, à terme de temps, des souhaits dont ils voudraient entendre les échos et les approbations.  D’un peu partout, des appels surgissent et grondent : Marche sur Bruxelles…Tous à Bruxelles, qu’on aille renverser Eyskens

Mais, Renard fait tout ce qu’il peut pour ne pas entendre. Il a en tête un tout autre raisonnement qu’il veut développer. Pour justifier sa démarche, au départ, il prend pour prétexte que la Flandre ne s’est pas engagée dans la grève avec la même unanimité que la Wallonie. Et là, il peut avancer un argument important qui vient à son secours. En effet, il fait observer que Louis Major, Secrétaire Général de la FGTB, s’est toujours refusé à lancer le mot d’ordre de grève générale. Il insiste surtout sur le fait que Major est Anversois, donc, flamand. Il ajoute alors que, dans l’histoire des luttes sociales, la Flandre joue éternellement le rôle de frein, ou pire, se comporte souvent en adversaire des aspirations wallonnes. Et, par-dessus le marché, il la juge trop vite prête à obéir au clergé d’abord. C’en est trop.

Il en conclut que, pour nous, il est temps de se rendre compte de l’importance qu’il y a de nous préoccuper de nos intérêts en tant que wallons étant donné le manque de fiabilité dont font preuve les flamands.  Ceux-ci d’ailleurs, votent principalement pour la droite, contrairement à nous, dit-il encore. Forcés que nous sommes de devoir nous passer des flamands dans les luttes, ce qui doit être à l’ordre du jour, dans une telle situation, c’est la création d’un Mouvement Populaire Wallon, et aussi de réclamer le Fédéralisme. Il assure que cela, seul, nous donnera la possibilité d’avoir en mains les moyens de déterminer, par nous-mêmes, les voies favorables à notre destin.

On n’en revient pas. Nous n’avions jamais rien entendu de pareil de la part d’un dirigeant syndical et socialiste de surplus. Est-il besoins de le dire, les plus conscients comprennent que Renard refuse de prendre cette responsabilité d’organiser la Marche sur Bruxelles. Il craint avant tout, des débordements qu’il ne serait pas en mesure de contrôler. Du coup, surtout avec le journal Combat qu’il a sorti, il lance à profusion ses nouvelles directives, tournant le dos à La Gauche, qui défend d’autres points de vue, plus en phase avec la situation réelle. Par son attitude, Renard s’est rendu responsable du creusement d’un fossé que d’autres encore se plairont à élargir entre travailleurs wallons et flamands.

On s’apercevra bientôt, qu’après avoir suscité tant d’espoir, la grande grève sera aiguillée sur une voie de garage, le MPW, qu’on laissera mourir de sa belle mort, un peu plus tard.

PENDANT CE TEMPS, AU PSB.

Parallèlement, dans les sphères du Parti Socialiste, on joue les démineurs. Léo Collard, Spaak, Van Acker, proposent à Eyskens de trouver un « arrangement » pour mettre fin au conflit.  Finalement, les manœuvres, tant de Renard que des dirigeants du PSB, désorientent les grévistes. Surtout en Flandre, où les ouvriers ont l’impression d’être lâchés par la FGTB wallonne. Et, surtout, on suspecte les dirigeants socialistes de monnayer leur entrée dans un futur gouvernement sur le dos des grévistes « qu’il conviendrait de ramener dans le droit chemin ».

L’élan du début est brisé, d’abord chez les Flamands, où le mouvement s’effrite à partir du 7 janvier. Le 10 janvier, la FGTB ordonne la reprise du travail aux métallurgistes de Bruges et aux traminots de Gand ; Tout cela, malgré des manifestations rassemblant 20.000 participants à Anvers, et 13.000 à Gand.  Il devient de plus en plus évident que, aussi bien la direction de la FGTB que celle du PSB, on a hâte de mettre un terme à ce conflit qu’elles n’ont pas voulu mais qui les a surprises.

Après un gros mois d’une lutte acharnée, le 24 janvier,120.000 métallos des bassins de Liège et Charleroi, finissent par voter la reprise du travail.  Le marchandage a abouti à la démission d’Eyskens. Mais, la loi unique reste votée. Avec la démission d’Eyskens, on proclame que la grève se termine par une grande victoire. Les ouvriers ne demandent qu’à le croire, étant toujours sous l’emprise grisante de l’aventure qu’ils viennent de vivre.  La suite nous démontrera le contraire.

Il n’empêche qu’en ce moment-là, les travailleurs ont conscience d’avoir mené un très grand combat. Ils ne voient rien que l’on puisse leur reprocher, ce n’est pas de leur côté que l’on a fauté.     Convaincus d’avoir accompli pleinement leur devoir, la plupart reprennent le chemin du boulot animés d’un sentiment de fierté que nul ne pense à dissimuler.  C’est à ce point vrai, qu’à certains endroits, comme chez les cheminots à Haine Saint Pierre, où chez les traminots à Anderlues, la rentrée a lieu en rangs serrés, derrière les fanfares locales, drapeau rouge en tête et au son de l’Internationale.  Le moral est encore élevé et on veut le faire voir.

LA REPRISE.

Le vote des métallos de Liège et de Charleroi le 24 janvier sonne la fin des hostilités. Le travail va donc reprendre dans les jours qui suivent. Inévitablement, il est certain que la fatigue s’est introduite chez une partie des grévistes.  Pourtant, c’est sans empressement qu’on se résout à accepter la reprise. Considérant l’ampleur du combat que l’on a mené, et la manière par laquelle intervient la fin, c’est un goût de trop peu qui est ressenti dans les rangs ouvriers.  Beaucoup sentent qu’il eut suffi de peu de chose pour que le dénouement ait basculé définitivement en notre faveur.

En fait, il n’a manqué qu’une direction résolue. Les troupes, elles, étaient prêtes. Elles se sont, d’ailleurs, soulevées spontanément dans la plupart des branches d’activité. Par contre, trop de dirigeants syndicaux ont souvent brillé par leur absence là où on les attendait.  De même, les élus politiques ne se sont pas montrés très entreprenants, eux non plus. Renard et sa tendance, se sont bien mis en avant mais en laissant apparaître les limites de leur engagement. En fait, tout se solde par la démission de Eyskens. Mais, cette fois, les dirigeants syndicaux, avec les parlementaires socialistes ne manquent pas d’amplifier le résultat et de le saluer comme une très grande victoire et d’en flatter les travailleurs plus qu’il ne conviendrait. C’est que, pour les élus socialistes, le moment est venu de réapparaître de façon spectaculaire, alors qu’ils se sont montrés si discrets auparavant.

Le gouvernement ayant chuté à la suite d’Eyskens, de nouvelles élections sont en vue. Elles auront lieu dans le courant du mois d’avril. Voilà ce qui devient important pour eux. La même animation secoue les adversaires également, c’est le grand branle-bas partout. En ce qui nous concerne, nous nous intéressons surtout à ce qui se passe au PSB. On verra que dans les derniers temps, La Gauche a marqué son passage de son empreinte.

En février, la Fédération du Parti Socialiste de Thudinie convoque un congrès.  Il est question de se préparer pour les élections qui approchent. Il faut surtout établir les listes des candidats. L’esprit de la grève a tôt fait de s’imposer dans les discussions animées.  Les ouvriers ayant pris part au conflit ont en grand nombre envahi la salle de la Maison du Peuple de Lobbes. Dans le climat très chaud qui y règne, je suis très vite pris au dépourvu par une proposition qui me concerne. L’assistance veut que ce soit la position mise en avant par les grévistes et donc en gros par La Gauche, qui doit figurer au programme électoral. De plus, elle ne veut faire confiance qu’à ceux qui se sont montrés les plus aptes à combattre pour le Programme des Réformes des Structures.  Et, partant de là, à ma grande surprise, c’est mon nom qui est le premier cité pour figurer sur la liste à présenter pour la chambre des députés.  J’étais bien loin de penser à cela.

A mes proches amis, je voudrais dire que je ne suis pas du tout préparé à cela. Mais, ils me conseillent de garder le silence, de tenir compte de l’atmosphère qui règne dans la salle, de même que de la difficulté qu’il y aurait à vouloir aller à l’encontre de la vox populi.   Ceux-là qui nous ont écoutés et suivis pendant les moments les plus rudes de la grève n’admettraient pas un renoncement aujourd’hui.  Il ne peut être question de les décevoir, eux qui ne voient qu’une chose : continuer et aller de l’avant.  Nous avons un Programme à imposer, et c’est en fonction de cela que nous y allons.

Ils veulent donc que je sois leur porte-parole au parlement. Je décide de laisser dire et laisser faire. Mais je sais qu’il y a quand même une raison pour que ma candidature ne soit pas prise en considération. Rappelons les critères en vigueur en la matière habituellement. Pour être reconnu candidat valable, on doit répondre à certaines conditions, qui sont :

  • être membre du parti depuis au moins 5 ans.
  • être lecteur de la presse du parti depuis au moins 5 ans.
  • être membre de la Mutualité Socialiste depuis au moins 5 ans
  • être membre de la FGTB depuis au moins 5ans
  • être membre de la Coopérative Socialiste depuis au moins 5ans, et en être client à hauteur d’une somme déterminée.

Je pourrais satisfaire en ce qui concerne les 4 premiers postes.  Par contre, je ne peux le faire à propos de la Coopérative.  Je n’ai pas des tickets d’achats pour les sommes exigées.

Par acquis de conscience, je finis par exposer clairement ma situation, croyant que, du coup, la question de ma candidature ne sera plus à l’ordre du jour.  Mais, la tempête qui s’ensuit dans l’assemblée prouve mon erreur. Le comité fédéral craint que le climat dégénère. Mais, il ne peut statuer sur-le-champ, d’autant plus que deux autres candidatures se sont annoncées de façon tout à fait inattendue.  Il propose que le tout soit examiné calmement au cours de la semaine qui suit et qu’un nouveau congrès se réunisse, à l’issue duquel tout sera tranché définitivement. Ce qui est accepté finalement.

Vient donc le second congrès. L’unanimité se réalise vite pour imposer ma candidature, et le Comité Fédéral ne veut plus affronter une base survoltée. De leur côté, les deux autres postulants sont repoussés.  Ils ne peuvent démontrer une conduite très valable pendant la grève, loin s’en faut, ce qui leur est reproché. Cette fois, l’opportunisme ne paie pas.

Ainsi, dans l’arrondissement de Thuin, personne ne s’est opposé à ce que mon nom figure sur la liste socialiste. Pour une bonne part, on trouve là le résultat des interventions de grosses sections qui se sont mises en évidence en me soutenant sans réserve. Elles ont ainsi entraîné les autres. C’est le cas de Leval, bien sûr, dont je suis le porte-parole habituel. C’est pareil pour la formation de Haine Saint Pierre où mon très proche camarade Raymond Saublains est devenu président et a mené ses membres « à Gauche Toute ». Et puis, il y a Carnières où j’ai milité pendant quelques années. Robert Joly, mon ancien professeur, devenu mon ami, y a aussi accédé à la présidence tout en maintenant le cap dans le bon sens.  Pensons encore à Ham Sur Heure dont les représentants n’ont pas ménagé leurs peines durant toute la période que nous venons de vivre.

D’un côté, il faut bien avouer que ce comportement est très flatteur à mon égard. Mais le plus important, et le plus réconfortant, c’est de voir les prises de position non équivoques prendre le dessus dans les réunions. Nous venons de franchir un pas important dans notre vie de militants. Il n’empêche que de mon côté, je suis très embarrassé par ce qui m’est proposé. On voudrait que je sois député, mais c’est sans penser que notre section de Leval compte déjà un député en son sein, ou plutôt une députée : il s’agit d’Yvonne Prince. Moi je ne me permettrais pas de l’oublier.

Soyons justes, nous ne pouvons pas passer sous silence qu’Yvonne, pendant toute la durée du combat que nous avons mené, s’est tenue à nos côté sans faiblir. Dès le début, elle a demandé qu’on l’admette dans le comité de grève. Là elle s’est comportée très loyalement, à l’égal de tous les autres. Très disciplinée, elle n’a jamais parlé avant son tour, ni sans avoir demandé la parole. Elle n’a jamais tenté de se mettre en évidence. Les grévistes avaient la direction du comité, elle est venue parmi nous, sans plus, sans jamais revendiquer un quelconque statut spécial. Par contre, elle n’a jamais manqué d’assister aux piquets où il le fallait. On ne peut pas en dire autant de chacun.  De tous les mandataires de Leval, elle est bien la seule à n’avoir aucunement démérité.  Il faut savoir, qu’à Leval, quatre de ses représentants gardent leur place bien au chaud à Jolimont, dans les bureaux de la FGTB.  Il en est même un qui siège à la Présidence Nationale de la Centrale des mineurs, jugez donc du peu.  Eh bien, qu’on se le dise : durant toute la durée de la grève, aucun de ces « camarades » ne s’est montré auprès des grévistes en lutte.  C’est une honte. Leur sinécure leur suffit.  La populace ne vaut pas qu’on se mêle à elle, sans doute. Alors, tenant compte de tout cela, comment voudrait-on que je lutte contre Yvonne, elle qui n’a rien à se reprocher ? Je ne peux pas mener une propagande personnelle qui pourrait lui nuire. Je serai d’accord pour être son suppléant, sans tenter de la supplanter. Je serai à côté d’elle, pas devant.

Une autre question me laisse aussi souvent mal à l’aise. Que l’on veuille bien considérer une chose : la plupart du temps, je me sens assis entre deux chaises.  Être, à la fois membre du PSB tout en appartenant à la 4e internationale, n’est pas toujours facile à gérer. Il arrive parfois que les points de vue sont tellement différents.

LE PSB AU POUVOIR

Les élections n’apportent pas de grands changements, sinon un léger glissement à gauche par endroit. Il n’y a pas de lourde défaite pour la bourgeoisie, pas plus que de grande victoire pour les partis ouvriers. Chez ceux-ci, le climat est toujours à l’orage. Cela reste difficile de faire rentrer docilement dans les rangs des acteurs restés en éveil. Le patronat sent qu’il faudra y mettre le temps

De leur côté, les dirigeants socialistes entendent qu’on leur soit reconnaissant d’avoir si bien manœuvré pour canaliser l’élan des ouvriers et endiguer la charge menaçante. Ils auront leur récompense. Ils prendront la place des libéraux à côté des sociaux chrétiens au gouvernement. C’est, en tout cas, l’accord intervenu entre les représentants des deux groupes. Mais pour obtenir l’aval des diverses sections socialistes, l’accouchement s’avérera par endroits très laborieux. Dans certains arrondissements wallons, nombreux sont les affiliés qui refusent cette alliance. Ils ne se sont pas battus aussi rudement contre les bourgeois pour voir, en fin de compte, leurs représentants aller s’acoquiner avec eux. Les échanges de paroles sont très vifs dans tout le Parti Socialiste. Il faudra tout le talent des Spaak, Van Acker, Collard, et consorts pour arriver à ce qu’ils aspirent : accéder au pouvoir. Les ténors socialistes feront vraiment tout ce qu’ils pourront et finiront par sortir un argument qui leur permettra d’obtenir une majorité : ils assurent que leur participation au gouvernement garantira que, la loi unique, bien que votée, ne sera jamais appliquée.  En fait, comme on le verra, elle ne sera pas appliquée tout de suite, ni en bloc. On s’y prendra par paliers, en la saucissonnant.  La bourgeoisie sait prendre son temps, quand il le faut.

Cela donne un gouvernement formé par le PSC Théo Lefèvre, premier ministre, accompagné du Socialiste Spaak, vice premier ministre.  La désillusion est grande chez bien des membres du Parti Socialiste, mais ne surprend pas les plus conscients. Quand même, beaucoup n’admettent pas que leur combat soit marchandé à si bas prix. Pour eux, contre la loi unique, c’est par leur alternative qu’il faut répliquer : les Réformes des Structures. C’est là, justement, qu’André Renard se montre plus adroit en percevant mieux que les autres les aspirations populaires, à l’inverse de ce que font les dirigeants socialistes.  Il pousse autant qu’il le peut au développement du MPW. Avec lequel il réclame le Fédéralisme, sans oublier, surtout, d’insister sur le besoin des Réformes des Structures si bien popularisées pendant la grève.

C’est en masse que l’on adhère au MPW. Dans le même temps, le Parti Socialiste voit de grands trous s’ouvrir dans ses rangs. L’engouement dans un sens est à la mesure de la désertion dans l’autre. Ainsi, on voit à Carnières, guidée par son Président Robert Joly, la section complète du Parti Socialiste prendre son affiliation en bloc au MPW.  Et ailleurs, ce qui se produit, va dans le même sens.  Cela se vérifie quand André Renard appelle à manifester à Liège. Les sections MPW de Carnières, comme celle de Leval s’y rendent, accompagnées, l’une et l’autre, de la fanfare socialiste de leur commune respective. On voit par-là que la classe ouvrière ne se sent pas vaincue. Elle pense simplement qu’une meilleure occasion se présentera qui lui permettra, enfin, de l’emporter pour de bon.

Les données restent les mêmes : d’un côté la bourgeoisie veut garder et grossir ses profits, tandis que de l’autre, le monde du travail veut préserver et améliorer son acquis social. Quand on voit avec quel empressement les ouvriers répondent à l’appel, on ne peut s’empêcher de penser que si le MPW se présentait aux élections, il provoquerait un raz de marée. Mais cela n’est pas dans les vues d’André Renard. Pour lui, le MPW doit rester un mouvement de pression sur les partis traditionnels, et notamment sur le PSB.

LA RÉACTION S’ANNONCE SOURNOISEMENT.

Le PSC ne tarde à rappeler aux Socialistes un engagement qu’ils ont dû prendre pour prix des strapontins qu’ils occupent actuellement.  Ce qu’il demande montre à quel point les détenteurs des capitaux ont eu peur de la détermination des ouvriers en lutte. Ils tremblent encore en revoyant en pensées, les méthodes quasi-insurrectionnelles par lesquelles on est intervenu par endroits. Ils veulent que cela ne se reproduise plus. Ils exigent que l’on prenne des dispositions afin de se préserver contre toute possibilité de reprise de certains procédés. Ils proposent un projet de loi sur le maintien de l’ordre, et comptent sur l’appui des Socialistes pour le faire adopter. Ils estiment que d’importantes augmentations doivent être accordées aux budgets de l’armée et de la gendarmerie, et demandent que celle-ci soit équipée de blindés légers. Une telle proposition est d’emblée perçue et dénoncée comme un projet anti-grève jugé inadmissible dans le mouvement ouvrier. La Gauche, évidemment, prend place en première ligne pour combattre ce projet scandaleux et provocateur.

Il y a bien longtemps que les réunions du Parti Socialiste n’ont plus connu des débats aussi animés et aussi vifs que ceux causés par ce projet anti-grève. A l’issue de discussions souvent orageuses, là où La Gauche a pu s’implanter, les émissaires du Bureau National se font rabrouer sans ménagement.  C’est régulièrement le cas dans les sections de Leval, Haine Saint Pierre et de même à Carnières où on n’hésite pas à réclamer la démission des ministres socialistes. Mais on s’apercevra vite que la direction du PSB a choisi son camp. Elle aidera les gros financiers à rétablir et à consolider l’ordre bourgeois. Elle va manœuvrer autant qu’il le faut pour imposer son point de vue. La division systématique sera désormais monnaie courante. On flattera et on favorisera les uns, alors qu’on adressera les critiques les plus sévères aux autres, et on ment sans vergogne, si nécessaire.

Par exemple, pour saper à la base ses contradicteurs, les dirigeants socialistes font mine de puiser dans le Programme des Réformes des Structures, espérant placer La Gauche en porte à faux. Ils promettent la médecine gratuite, mais pour certaines catégories de personnes. Ils visent surtout les pensionnés, et ajoutent les veuves, les invalides et les orphelins. Ainsi vient le système VIPO. Il faut vraiment le vouloir, de ne pas voir la différence avec ce que nous attendons.  La Gauche ne réclame rien d’autre qu’un Service National de la Santé gratuit pour TOUS. Voyez donc l’erreur. En agissant de la sorte, nos bons ministres oublient tout simplement l’ensemble de celles et ceux qui travaillent dans tous les secteurs. La plupart de ces citoyens ont charge de famille, des enfants à élever ou aux études. C’est bien simple, le plus grand nombre des personnes de ce pays ne sont pas pris en considération.

Seulement, en faisant une telle proposition, ils savent qu’ils vont impressionner un grand nombre de vieux qui ont souvent perdu l’habitude de pousser trop loin la réflexion. Ils sont vite satisfaits. Cela dit, rappelons qu’un peu partout, pourvu qu’ils soient affiliés à l’amicale des pensionnés socialistes, les vieux sont automatiquement considérés comme des membres à part entière dans le parti. Dans de nombreuses sections, c’est avec l’apport de leurs voix que les dirigeants s’assurent des majorités. Et le système marche à presque tous les coups. Une flatterie, une promesse aux pensionnés, le tour est joué. Chaque fois que nécessaire, c’est de cette manière que l’on procède dans le Parti Socialiste.

Conclusion : les pensionnés reçoivent donc leur VIPO. On verra que c’est un leurre. Quoi qu’aient pu dire les bons prêcheurs, et malgré leurs promesses, il n’y a jamais eu, pour personne, de médecine ni de soins de santé gratuits. Et, de plus, il faut savoir que pour être reconnu VIPO, on ne peut toucher qu’une pension de misère, ou devoir vivre de revenus dérisoires. En définitive, et cela pour tout le monde, jeunes et vieux, en ce qui concerne le coût des soins de santé, on peut juger à présent la façon dont évolue la question. On est bien loin de la gratuité dont nous avons parlé. L’histoire tourne vraiment à contre sens. Il est grand temps de se reprendre.

Il n’est pas du tout étonnant de devoir constater la désertion de plus en plus criante hors des rangs du Parti Socialiste. Comme déjà dit, le gros des militants, plein d’amertume et de rancœur, continue donc à se tourner vers le MPW.  Ces camarades sont convaincus que c’est à partir de là, qu’ils pourront lutter le plus utilement pour un programme beaucoup plus en phase avec les besoins tant de fois exprimée. La volonté, on l’a vu, ne manque pas, et est à la mesure des espérances en un avenir meilleur. Hélas, là également, après un début en fanfare, un coup du sort désastreux va refroidir les ardeurs. Contre toute attente, André Renard meurt prématurément, laissant ses lieutenants désemparés. Privés de leur guide, Genot et Latin ne sont pas de taille pour assurer la conduite du MPW

C’est le destin qui met fin à une épopée entamée avec tant d’enthousiasme. Le MPW meurt de sa belle mort faute de dirigeants à la hauteur et suffisamment convaincus. Après les désillusions et les déceptions connues au sein du Parti Socialiste, ce nouveau coup dur cause un profond désarroi. On ne tardera pas à s’en ressentir.

LE REFLUX.

A part dans quelques sections où La Gauche a pu s’implanter valablement, le reste du Parti Socialiste voit un grand nombre de ses militants gagnés par la lassitude. Les défections, dans les assemblées, deviennent plus fréquentes.  Seuls les plus conscients ne désertent pas le front des luttes. Mais, en bien des endroits, ils sont toujours moins nombreux, pour finalement, souvent, se retrouver minoritaires. Pour accentuer l’évolution enclenchée, les « fonctionnaires du parti » s’appuient invariablement sur des majorités constituées de pensionnés auxquels s’ajoutent tous les « installés », dans les succursales que sont la coopérative, la mutuelle, le syndicat, et les services communaux.   Car, on voit se repositionner sur le devant de la scène, tous ceux qui durant la période montante, et surtout pendant la grève, avaient disparu et s’étaient égarés dans la nature.  A présent, ils reprennent la parole.  Hélas, ils ne l’utilisent que pour se mettre au service des « bonzes » à qui ils doivent obéissance en contrepartie des sinécures qui leur sont accordées. C’est ainsi que, dans le Parti, tous ceux qui, à titre personnel, ont quelque chose à défendre se liguent bientôt contre les importuns, les empêcheurs de danser et de profiter en rond, contre tous ceux qui veulent remettre en cause trop de choses à leur goût. Vient bientôt le signal d’une véritable chasse aux sorcières où tous les coups sont permis pour éliminer toute opposition dérangeante. Les dirigeants nationaux reprennent méthodiquement l’ascendant et sont décidés à remettre de l’ordre dans les rangs du parti.

Cela finit par un congrès qui se tient en décembre 1964. A son issue, après des débats houleux, il est décidé qu’il y aura, à présent, incompatibilité entre l’appartenance au PSB d’une part et La Gauche ou une activité au MPW d’autre part.  Le divorce est ainsi prononcé.  D’un seul coup, le PSB perd plus de 25% de ses militants, les plus précieux, les plus déterminés.  La désaffection ne cessera de s’amplifier par la suite.

En ce qui nous concerne, notre souci sera d’essayer de regrouper les meilleurs éléments que La Gauche a intéressé et qui se sont révélés au cours de la période que nous venons de traverser. Tous nos efforts vont dans ce sens.  Les essais se multiplient partout dans le pays. Finalement, on voit naître la Confédération Socialiste des Travailleurs (CST). Elle regroupe le Parti Wallon des Travailleurs (PWT), l’Union de la Gauche Socialiste (UGS) bruxelloise et la Socialistische Beweging Vlaanderen (SBV).

Néanmoins, La Gauche doit enregistrer d’importantes défaillances. C’est d’autant plus préjudiciable quand il s’agit de ceux qu’elle a aidé à se mettre en avant, et qui maintenant, hésitent à s’engager définitivement. On voit ainsi, par manque d’audace, de détermination, ou de conviction, des Cools, Gline, Hurez, par exemple, rester au PSB, et causer une très grande désillusion. Pire, tour à tour, ils deviendront même ministres dans divers gouvernements de coalition, entraînant dans leur sillage de nombreux électeurs en faveur du PSB au cours des élections qui suivront.

Cela explique en partie, qu’en cartel avec le Parti Communiste, La Gauche, qui a suscité tant d’espoirs dans les années précédentes, n’est récompensée elle, que par deux élus.  Nous voulons citer par-là Pierre Legrève à Bruxelles et François Perrin à Liège.  Notons quand même que nous avons manqué de peu d’avoir un élu à La Louvière, en la personne de Jean Rombeaux. Ailleurs, c’est le désenchantement total. Le découragement s’insinue et s’accentue chez les ouvriers qui, en plus, voient le tissu industriel de toute la Région Wallonne se détériorer et même disparaître parfois.

De son côté, le patronat, lui, ne reste pas inactif. Les circonstances lui redeviennent favorables, et il compte bien en profiter. Il ne rate aucune occasion d’intensifier sa pression sur son personnel. Il va tenter une première offensive. Profitant d’un prétexte qui lui est offert, la direction de Cockerill n’hésite pas à licencier, d’un seul coup, 7 délégués syndicaux parmi les plus combatifs. Ce fait qui aurait paru insensé et même impensable il y a quelques années ne provoque pas la riposte adéquate, même chez les Liégeois. Ceux-ci, il n’y a guère, étaient encore cités comme la pointe la plus déterminée du prolétariat belge. Cela est significatif du manque de confiance qui s’est introduit chez les ouvriers. Le Parti Socialiste, au gouvernement, poursuit loyalement sa tâche de prôner bon sens et discipline au sein du monde du travail. De son côté, la FGTB lui colle du plus près qu’elle peut pour ne pas désappointer les amis ministres du « parti frère ». C’est une nouvelle ère de collaboration de classe qui s’installe sous l’égide de « dirigeants responsables ».

La bourgeoisie est impatiente de pouvoir enclencher l’opération qui lui permettra de récupérer tout ce qu’elle a dû concéder afin de stopper la vague de revendications accompagnant la fin de la guerre et les premières années qui suivirent. C’est vrai dans tous les secteurs d’industrie. Et, c’est pareil dans le domaine de la construction où j’ai été plus particulièrement concerné. Quand il est question de travaux, on est, beaucoup plus qu’ailleurs, tributaire des aléas que peut connaître la météorologie. Et, notamment pour parer aux caprices des intempéries, au fil du temps, les ouvriers ont obtenu de bénéficier d’un statut spécial qui les garantit durant toute la mauvaise saison surtout.

OFFENSIVE PATRONALE, LUTTE INÉVITABLE

Il se fait, qu’en 1968, la convention qui assure le respect de cet acquis arrive à échéance. Le patronat juge, quant à lui, que le temps est venu de remettre en question ce statut particulier. Il veut imposer une nouvelle convention d’où serait exclu l’essentiel de nos acquis antérieurs. Du coup, des négociations s’engagent et traînent en longueur.  Elles finissent par échouer et la grève nationale est décidée, immobilisant tout le secteur sur tout le pays.

Une fois de plus, je propose la mise sur pied d’un comité de grève. Le passé de La Gauche à Leval est resté dans les mémoires, et d’emblée, le comité fonctionne. Il étendra sa fonction en long et en large sur toute la région du Centre, et même, n’hésitera pas à dépasser ses frontières le cas échéant. Nous avons notamment mis à l’arrêt tous les travaux sur les grands chantiers de l’Autoroute de Wallonie en construction alors, allant des limites de Gosselies jusqu’à celles de Ville sur Haine.

Cette fois nous l’avons emporté.  Mais à la suite des hostilités, je suis appelé, à trois reprises, à comparaître devant les tribunaux de Charleroi (2 fois), et de Mons (1 fois).  Je dois répondre de certains faits qui me sont reprochés, et qui se seraient déroulés pendant la grève. Malgré tous les efforts d’un juge particulièrement haineux, surtout à Mons, je m’en tire à mon avantage. Cette fois encore, mon comportement durant cette grève aura des répercussions. A l’occasion du Congrès qui fait suite, l’assemblée décide de me désigner et de m’élire comme membre de l’exécutif de la Centrale Générale de la Région du Centre.

Dans les mois qui suivent, mon activité est telle que mes collègues de la Centrale me choisissent pour les représenter au sein de l’Exécutif de la FGTB de la Régionale du Centre. J’ai alors 40 ans. J’y siégerai pendant 4 ans. Mais à l’occasion du Congrès suivant, il ne sera plus question de renouveler mon mandat. Le vent tourne de plus en plus, et toujours en défaveur de La Gauche. Une certaine intransigeance dont je serais coupable n’est pas du goût de la majorité des fonctionnaires bien assis qui ne jure que par la paix sociale qui éloigne d’eux tous les soucis.

Désormais, l’heure de la démobilisation a sonné.

Publié par la Gauche anticapitaliste le 1er décembre 2025

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المؤلف - Auteur·es

Daniel Tanuro

Daniel Tanuro, ingénieur agronome et militant écosocialiste, est membre de la direction de la Gauche anticapitaliste (GA-SAP, section belge de la IVe Internationale). Outre de nombreux articles, il est l’auteur de Impossible Capitalisme vert (la Découverte, Paris 2010) et de Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement (Textuel, Paris 2020).