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Le génie de la lutte de classe est sorti de sa lampe au Népal, Xi Jinping veut l’y remettre au plus vite

par Daniel Tanuro
Manifestation à Kathmandu, au Nepal, le 21 avril 2016 – Crédit : CC0 1.0.

Le Népal a été secoué par trois journées d’une révolte fulgurante. En moins de 48h, le pouvoir politique a été emporté comme un feu de paille par la colère populaire. De nombreux bâtiments officiels et des résidences privées de ministres ont été incendiés. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’armée a rempli le vide du pouvoir. Un couvre-feu très strict est décrété.

La jeunesse népalaise a été le fer de lance et la colonne vertébrale des mobilisations. Les causes de sa colère sont bien documentées : inégalités sociales monstrueuses, misère, absence de perspectives, corruption des « élites », népotisme des trois partis au pouvoir. Les espoirs nés de la chute de la monarchie (2008) ne se sont pas concrétisés. Les deux partis communistes maoïstes, un temps unifiés puis à nouveau séparés, se sont profondément intégrés au système, aux côtés du Parti népalais du Congrès.

KP Sharma Oli, le premier ministre chassé par le soulèvement était membre d’une de ces deux formations – le Parti communiste du Népal (marxiste-léniniste unifié). Dans un premier temps, il a tourné la mobilisation de la jeunesse en dérision. Échec. Dans un deuxième temps, son gouvernement a tenté d’étouffer la mobilisation en imposant la censure sur tous les réseaux sociaux. Nouvel échec. Dans un troisième temps, il ne restait plus que la répression : quand le cortège des étudiants pacifiques s’est approché du parlement, la police a déployé les grands moyens : lacrymogènes, canon à eau, balles en caoutchouc et balles réelles. Une vingtaine de jeunes ont été tués, plusieurs centaines ont été blessés.

Mépris, censure et répression ont mis le feu aux poudres. Certains médias parlent de « heurts au Népal », mais c’est bien d’un soulèvement révolutionnaire qu’il s’agit. Comme au Bangladesh, comme à Ceylan, comme en Indonésie, un événement fortuit libère d’un coup une énorme colère sociale accumulée, qui balaie tout sur son passage.

Au moment où nous écrivons, un calme précaire est rétabli, mais rien n’est réglé. Le petit Népal est l’enjeu de luttes d’influences entre ses deux grands voisins. KP Sharma Oli faisait pencher la balance vers Pékin. En coulisses, l’Inde et la Chine manœuvrent, la première pour accroître son emprise sur le pays, la seconde pour la maintenir. D’autres voisins puissants observent avec attention, en premier lieu le Pakistan et la Russie. Dans ce contexte trouble, des tentatives d’instrumentalisation du mouvement de protestation ne sont pas exclues, de la part de l’Inde en particulier.

Le mouvement social semble avoir été très largement spontané. A distance, la prudence de jugement s’impose. Un consensus semble toutefois exister autour des revendications de dissolution de l’assemblée, de rupture claire avec le vieux système des partis corrompus et de l’aspiration à un autre développement, démocratique et social. Il va de soi que ce n’est pas dans ce sens-là que comptent aller les possédants, l’armée, Modi et Xi Jinping. Une perspective de longue haleine est donc nécessaire, pour laquelle le mouvement de la jeunesse et ses alliés auront besoin d’inventer une structuration démocratique.

En attendant, les cliques autocratiques au pouvoir, dans le monde entier, scrutent les événements népalais pour en tirer des leçons. Leur but est évidemment de mieux se protéger des classes populaires. Il ne fait aucun doute que cet examen est en cours y compris dans « nos démocraties », car leur domination impérialiste implique une vigilance constante sur les formes des soulèvements dans les pays de la périphérie. Mais, dans l’immédiat, les leçons du Népal sont étudiées tout particulièrement en Chine, pour la simple raison que celle-ci est la grande perdante des événements.

Pour le Parti communiste chinois, l’enjeu n’est pas seulement de politique étrangère. Xi Jinping et ses camarades savent en effet que le mécontentement face à la corruption et aux inégalités pourrait secouer le pouvoir chinois comme il a secoué celui des « communistes » népalais. Le pouvoir chinois est beaucoup plus solide, mais le risque existe. On comprend donc que Pékin appelle en priorité, non pas à éradiquer la corruption au Népal, mais à y rétablir la « stabilité ».

Selon le Financial Times, les poursuites pour corruption en Chine ont augmenté de 43% en 2024 par rapport à 2023 (près de 900.000 cas). Le régime donne une certaine publicité a cette répression, afin de se donner une image d’intégrité, voire d’austérité. N’empêche que le cancer de la corruption ne cesse apparemment de croître. De plus, les milliardaires chinois sont comme les autres : ils préfèrent généralement étaler leur richesse que la cacher, ce qui ne peut qu’exciter le mécontentement des classes populaires. Bref, corruption, népotisme et explosion des inégalités sociales pourraient former, ici aussi, un cocktail potentiellement explosif.

La comparaison s’arrête là. Car, il y a une grosse différence entre la Chine et le Népal d’avant les derniers événements : en Chine, les réseaux sociaux et la société en général sont très étroitement contrôlés par l’appareil policier du pouvoir. Les soi-disant « comités de quartier » sont des antennes du régime. Ensemble avec les dispositifs technologiques de surveillance, ils permettent un degré de quadrillage sécuritaire sans précédent historique. Dans ce système, dont même la STASI de l’ex-RDA n’arrive pas à la cheville, tout élément critique est immédiatement repéré et étouffé dans l’œuf, avant d’avoir eu un écho significatif sur la toile.

C’est un secret de polichinelle que l’efficacité du Big Brother chinois suscite l’envie discrète des possédants du monde entier (voyez Trump, par exemple). Toutefois, la stabilité chinoise pourrait être plus fragile qu’on le pense, notamment dans les jeunes générations. Pour rappel, les jeunes Chinois et Chinoises étaient en première ligne des protestations contre la politique ultra répressive de « zéro covid ». C’est un signe.   

Napoléon aurait dit « on peut faire n’importe quoi avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus ». Il est certain que les dispositifs de surveillance de Xi Jinping bâillonnent la contestation plus sûrement que les baïonnettes de l’Empereur. Mais probablement pas au point d’ouvrir une ère glaciaire des combats pour l’émancipation. Les luttes de classe se révèleront plus fortes que les digues qui prétendent les contenir.

Du point de vue des luttes de classe, justement, le cas népalais confirme trois choses: 1) l’importance stratégique des luttes contre la corruption et le népotisme (deux phénomènes liés intimement au fait que le bouclage économique du capitalisme néolibéral se fait par la consommation des riches); 2) la jeunesse est bien « la flamme de la révolution » (Karl Liebknecht) et le combat peut orienter cette flamme vers la gauche; 3) une fois que le génie de la contestation démocratique et sociale de masse est sorti de sa lampe, il est très difficile de l’y renfermer…

Article issu d’un post de Daniel Tanuro sur son mur Facebook, présenté ici sous une forme augmentée par l’auteur en vue de la publication sur le site de la Gauche anticapitaliste. Le 13 septembre 2025.

 

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المؤلف - Auteur·es

Daniel Tanuro

Daniel Tanuro, ingénieur agronome et militant écosocialiste, est membre de la direction de la Gauche anticapitaliste (GA-SAP, section belge de la IVe Internationale). Outre de nombreux articles, il est l’auteur de Impossible Capitalisme vert (la Découverte, Paris 2010) et de Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement (Textuel, Paris 2020).