
La situation dans la province de Soueïda, au sud de la Syrie, n’était pas encore stable à la conclusion de cet article, malgré un cessez-le-feu officiel et l’arrivée d’un premier convoi d’aide humanitaire le 20 juillet dans la capitale de la province, la ville Soueïda, qui compte environ 150 000 habitant·es. La ville dévastée continue de souffrir d’un siège par le pouvoir central de Damas et de groupes armés pro-gouvernementaux, privant sa population d’eau et d’électricité et en manque de vivres essentiels. Des attaques se poursuivent sur certains villages de la province par des groupes armés pro-gouvernementaux.
À la suite de la conclusion d’un cessez-le-feu, des combattants bédouins et des tribus pro-gouvernementales se sont retirés d’une partie de la ville de Soueïda. Les factions armées locales druzes ont en repris le contrôle. En même temps, les officiels américains ont affirmé avoir négocié une trêve entre Damas et Tel Aviv. Cet accord a permis le déploiement des forces gouvernementales syriennes dans la province de Soueïda, à l’exception la ville de Soueïda, rejeté initialement par Israël.
Après plus d’une semaine de combat, il y avait plus d’un millier de morts, à la fois des civils et des combattants, et plus de 140 000 personnes ont été déplacées, d’après l’ONU. Le site d’information Soueïda 24 a recensé 36 villages détruits et endommagés, dont la plupart sont actuellement vidés de leurs habitants, tandis que les pillages se poursuivent.
Ces derniers événements font suite à de précédentes attaques menées par des groupes armés liés ou soutenant le gouvernement de Damas dans la province de Soueïda et près de Damas en avril et mai, qui ont fait plus de 100 morts. Damas cherche à atteindre des objectifs politiques par ces actions : consolider son pouvoir sur une Syrie fragmentée, saper l’autonomie de Soueïda et briser les dynamiques démocratiques par en bas.
Soueïda attaquée de toutes parts et sous un siège mortel
La province de Soueïda, peuplée majoritairement par des Druzes, a acquis une certaine autonomie politique lors du soulèvement populaire syrien. Après la chute du régime d’Assad, de nombreuses forces armées locales et les principaux dignitaires religieux druzes ont maintenu des contacts avec les nouvelles autorités de Damas, mais ont refusé de déposer les armes, faute de transition politique démocratique et inclusive et de garanties pour la province de Soueïda. Cependant, la région est devenue une zone de guerre depuis le 13 juillet, après l’arrestation et la torture d’un marchand de confession druze à un poste de contrôle tenu par des groupes armés bédouins, qui a été établi après les violences d’avril et mai contre les populations druzes à Damas et Soueïda. Ce poste de contrôle installé sur la route Damas–Soueïda est sous la responsabilité de tribus bédouines d’Al-Mutallah dans la région d’Al-Kiswah de la campagne de Damas, affiliées à la Sécurité générale du ministère de l’Intérieur. En plus de commettre des violations répétées contre des individus druzes entre Soueïda et la capitale Damas, les autorités centrales l’utilisaient comme un outil de pression politique contre Soueïda.1
La population bédouine représente environ 5 % de la population dans la région de Soueïda2 et est établie principalement dans les zones rurales, tandis que son organisation militaire est limitée et peu centralisée, comparée à celle des factions locales druzes. Plusieurs tribus bédouines existent dans le sud. Quant aux factions armées druzes, elles se divisent en trois entités militaires majeures (Conseil militaire de Soueïda, les Hommes de la dignité, les Forces de la dignité), et n’adoptent pas forcément la même attitude envers le nouveau pouvoir de Damas. Le Conseil militaire de Soueïda a par exemple une position plus hostile envers les autorités centrales, tandis que les Forces de la dignité ont collaboré plus étroitement avec la présidence de Ahmed al-Charaa.3
À la suite des affrontements initiaux entre des factions armées bédouines et druzes, le gouvernement intérimaire syrien a alors envoyé des colonnes de véhicules blindés de Damas à Soueïda pour tenter d’asseoir son contrôle sur la province en prétendant vouloir mettre fin aux violences, tout en combattant du côté des forces armées bédouines affiliées au gouvernement central.
Durant les premiers jours des opérations militaires dans la province de Soueïda, les actions des forces armées liées ou soutenant le gouvernement de Damas à Soueïda à ses côtés ont rappelé les images du massacre perpétré en mars contre les populations alaouites dans les zones côtières, causant la mort de plus de 1 000 civil·es4. Des civil·es assassiné·es, des discours et des comportements confessionnels et haineux, tels que des scènes d’humiliation d’habitants locaux, la moustache coupée ou rasée par des combattants, circulent sur les réseaux sociaux, des scènes de destruction et de pillage d’infrastructures et de logements civils… Au 18 juillet, le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR) a recensé plus de 200 morts, et plusieurs centaines de blessés5. Parallèlement, de nombreux civil·es de Soueïda ont quitté leurs foyers proches des affrontements militaires et craignaient les actions des combattants pro-gouvernementaux pour se réfugier dans des zones plus sûres de la province.
Malgré une supériorité militaire, les forces armées gouvernementales et milices pro-gouvernementales ont été forcés de se retirer des zones capturées face à la résistance des factions armées locales de Soueïda, mais surtout aux frappes aériennes israéliennes contre l’état-major à Damas et les convois des forces assaillantes (voir plus bas).
À la suite de cela, le président syrien autoproclamé Ahmed al-Charaa a annoncé le 17 juillet le transfert de la responsabilité du maintien de la sécurité à Soueïda aux factions armées locales et aux dignitaires religieux druzes, des attaques ont eu lieu par des combattants druzes contre des civils membres des populations bédouines dans la province de Soueïda.
Après ces actions, un certain nombre de tribus arabes sunnites, ayant souvent des liens avec des personnalités de l’autorité centrale, de différentes régions du pays ont publié des appels et des communiqués sur les réseaux sociaux pour venir en aide à leurs « frères » bédouins à Soueïda. Cette mobilisation a d’ailleurs été renforcée par une propagande médiatique encouragée par le gouvernement et ses alliés amplifiant les violences à l’encontre des civil·es bédouins. Une nouvelle offensive par des groupes armés tribaux a alors eu lieu jeudi en soirée dans la province de Soueïda, tandis que des appels haineux et confessionnels se sont multipliés à travers les réseaux sociaux dans différentes régions du pays contre les populations druzes.
Des images ont alors commencé à affluer sur les réseaux sociaux de véhicules et d’hommes en armes issus de différentes tribus, se mobilisant et se dirigeant vers la province de Soueïda.6 Certains des groupes armés tribaux sont entrés dans la partie ouest de la ville de Soueïda, sans opposition des forces armées gouvernementales, et ont pillé et brulé des dizaines de maisons, magasins et de voitures. À la suite de leur passage, les murs de ces quartiers étaient couverts de graffitis tel que « Porcs de druzes » ou « Nous venons vous égorger »…7
Ahmed al-Charaa a condamné les auteurs d’exactions envers la population druze à Soueïda et a affirmé qu’ils « rendront des comptes ».8 Cependant, il avait fait la même promesse après le massacre sur le littoral syrien contre les civils alaouites, sans conséquences jusqu’à aujourd’hui pour ces auteurs. La commission d’enquête mise en place pour ces massacres devait initialement remettre son rapport dans un délai de 30 jours après sa création, son mandat a ensuite été prorogé de trois mois le 10 avril. Le rapport n’a finalement été transmis au Président al-Charaa qu’après plus de 90 jours, le 20 juillet. De plus, le comité d’enquête a affirmé lors de sa conférence de presse du 22 juillet qu’aucune preuve existait pour démontrer la responsabilité de hauts responsables de l’État et de l’armée dans les massacres de mars, contrairement à une enquête menée par Reuters quelques semaines plus tôt. De même, le comité a annoncé ne disposer d’aucune information sur les nombreux cas d’enlèvements ciblés, de disparitions et de violences basées sur le genre contre les femmes et les filles, survenus lors des massacres, qui se poursuivent depuis février 2025, en particulier contre les femmes alaouites.9
De plus, al-Charaa a surtout accusé les « forces hors-la-loi » – le terme utilisé par les autorités au pouvoir pour désigner les factions armées locales druzes de Soueïda – d’être les principaux responsables des violences dans la province et d’avoir violé l’accord de cessez-le-feu en se livrant à des « violences horribles » contre les civils, menaçant la paix civile en poussant le pays vers le chaos et l’effondrement de la sécurité. En même temps, il a félicité les mobilisations des tribus arabes et célébré leur « héroïsme », tout en leur demandant de respecter le cessez-le-feu... Message contradictoire pour le moins…
En fait, dans la stratégie politique des autorités centrales de HTC, la mobilisation des tribus arabes sunnites apparaissait comme un outil utile pour combler la faiblesse militaire des forces armées gouvernementales dans leurs offensives contre Soueïda et obtenir des concessions politiques.
En même temps, la couverture médiatique dominante dans le pays, particulièrement de la télévision nationale syrienne Al Ikhbariya, a repris la propagande officielle étatique en encourageant une lecture des évènements dans lesquels Cheik al-Hijri, un haut dignitaire religieux druze, et des factions armées druzes d’être les principaux responsables des violences, les accusant d’être à la fois des « séparatistes », « des gangs armés », « des alliées des sionistes », etc.
Ces attaques générales, à la fois militaires et médiatiques, contre la province de Soueïda ont considérablement réduit les divergences qui existaient entre les différents groupes armés druzes, mais y compris au sein de la population locale druze. Face à ces menaces perçues comme une offensive contre la population druze dans sa globalité, la nécessité d’unité se fait sentir de tous les côtés. Reflétant cette dynamique, plusieurs syndicats et associations professionnelles de Soueïda ont notamment rompu tout contact avec les centrales syndicales de Damas en signe de protestation contre les massacres perpétrés et tiennent le gouvernement central pleinement responsable de ces violations des droits humains. Le Conseil de l’Ordre des avocats de Soueïda a par exemple annoncé sa démission dans son intégralité, condamnant « les actes terroristes, les crimes de guerre, le nettoyage confessionnel, le génocide et les crimes contre l’humanité commis dans le gouvernorat de Soueïda par le gouvernement par l’intermédiaire de ses forces militaires et auxiliaires ». L’Association des ingénieurs de Soueïda a publié une déclaration de deuil pour ses membres assassinés et appelant à la création d’une véritable autorité nationale représentant le peuple, et il a annoncé la cessation de la coordination avec la centrale syndicale à Damas. Le Syndicat des ingénieurs agricoles a exprimé son deuil pour trois de ses membres, « morts suite à l’attaque barbare soutenue par le régime terroriste ». Il a affirmé qu’il « suspendrait ses contacts avec la centrale syndicale à Damas jusqu’à ce que la situation change et qu’une autorité représentant le peuple syrien soit établie, protégeant sa dignité et préservant ses droits ». Le Syndicat des vétérinaires a qualifié ces événements de « crime contre l’humanité »visant des civils pour des motifs confessionnels et a dénoncé le rôle des autorités centrales dans l’incitation et le soutien direct aux violations. Le syndicat a annoncé la suspension de ses relations avec la centrale syndicale jusqu’à ce que « l’autorité de fait soit supprimée et qu’une autorité représentant le peuple syrien soit établie », selon ses termes. Le syndicat des enseignants de Soueïda a, pour sa part, accusé les autorités d’être directement responsables des massacres commis. Le syndicat a réitéré son attachement au message de l’éducation et de la démocratie, affirmant son rejet de la mobilisation et des appels au takfirisme. Il a annoncé la cessation de sa coopération avec la centrale syndicale de Damas « jusqu’à l’élimination de l’idéologie extrémiste qui le monopolise ».
À bien des égards, l’action des forces armées appartenant ou soutenant le gouvernement de Damas et leur comportement envers les populations locales à Soueïda ont rappelé les sombres souvenirs de l’entrée de l’ancien régime d’Assad à Alep-Est fin 2016 et dans la Ghouta, dans la campagne de Damas, au printemps 2018, ou encore de l’armée turque et de ses supplétifs syriens à Afrin, au nord-ouest du pays, la même année. Autrement dit, une forme d’occupation armée rejetée par les populations locales.
Le confessionnalisme, un outil politique de domination et de contrôle
Ces opérations armées contre la province Soueïda s’inscrivent dans une stratégie plus large du gouvernement syrien, mené par HTC, visant à consolider son pouvoir sur un pays fragmenté.
Pour y parvenir, il a principalement mis en œuvre une stratégie fondée sur la reconnaissance et la légitimation extérieures afin de consolider sa domination à l’intérieur du pays. Le président syrien al-Charaa et ses affiliés manifestent une volonté manifeste d’ancrer leur pays dans un axe régional mené par les États-Unis et ses alliés régionaux comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, afin de consolider leur emprise sur la Syrie. Dans ce contexte, le nouveau pouvoir cherche également une forme de normalisation avec l’État israélien (voir plus bas).
S’appuyant sur cette première dynamique, le nouveau pouvoir dirigé par HTC a consolidé sa domination sur les institutions étatiques, l’armée, les services de sécurité et les acteurs sociaux du pays.10 Dans le cas de Soueïda, après la chute du régime Assad, ce sont d’ailleurs les réseaux et groupes locaux qui ont élu la militante de longue date Muhsina al-Mahithawi pour être gouverneur de la province de Soueïda, mais cela a été rejeté par Damas qui a nommé son propre gouverneur. Plus généralement, al-Charaa a par exemple nommé des ministres, des responsables de la sécurité et des gouverneurs régionaux affiliés à HTC ou à des groupes armés de l’Armée nationale syrienne (ANS), une alliance de groupes d’opposition armés syriens agissant durant des années comme un proxy du gouvernement turc. Les nouvelles autorités ont par exemple nommé pour la nouvelle armée syrienne des commandants du HTC parmi les plus haut gradés, notamment le nouveau ministre de la défense et commandant de longue date du HTC, Mourhaf Abou Qasra, qui a été nommé général.11 La réorganisation de l’armée syrienne s’est effectuée en intégrant uniquement les groupes armés loyaux aux nouvelles autorités de Damas (HTC et l’ANS) et un recrutement avec des dynamiques similaires basés sur la loyauté au niveau de nouveaux soldats. En même temps, les nouvelles autorités à Damas accusent les groupes armés opposés au pouvoir central d’être des « groupes hors la loi », comme les factions armées locales druzes, tandis que d’autres groupes armés plus favorables au gouvernement ne sont pas inquiétés par ces accusations, comme lors les tribus arabes sunnites combattant à Soueïda. Si l’unification de tous les groupes armés au sein d’une nouvelle armée syrienne ne soulève pas d’opposition en soi, de larges secteurs de la population druze à Soueïda ou des Kurdes dans le nord-est s’y opposent toujours, en l’absence de certaines garanties, telles que la décentralisation et un véritable processus de transition démocratique. Les actions et violences des groupes armées pro-gouvernementales n’ont pas calmé ces appréhensions, bien au contraire.
De même, les postes clés du nouveau gouvernement de transition sont occupés par des personnalités proches de al-Charaa. De plus, des institutions parallèles composées de la présidence syrienne et de personnalités affiliées à HTC ont été mises en place, comme le Conseil national de sécurité syrien, dirigé par al-Charaa et composé de ses proches collaborateurs (le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Défense, le ministre de l’Intérieur et le directeur des services de renseignement généraux), et qui a été créé au même moment que le gouvernement intérimaire dans le but de gérer la sécurité et la politique. Les nouvelles autorités syriennes ont également pris des mesures pour consolider leur pouvoir sur les acteurs économiques et sociaux. Elles ont, par exemple, restructuré les chambres de commerce et d’industrie du pays en remplaçant la majorité de leurs membres par des personnes nommées par Damas. Plusieurs nouveaux membres du conseil d’administration sont connus pour leurs liens étroits avec HTC, comme le nouveau président de la Fédération des chambres de commerce syriennes, Alaa Al-Ali, ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Idlib, affilié à HTC. D’autres membres sont des personnalités du monde des affaires d’avant 2011, comme Issam Ghreiwati, qui préside désormais le conseil d’administration. Issam Ghreiwati est le fils de Zuhair Ghreiwati, fondateur du groupe Ghreiwati, l’un des plus importants conglomérats commerciaux de Syrie.
En outre, à la mi-avril, le frère d’Ahmed al-Charaa, Maher al-Charaa, a été nommé secrétaire général de la présidence, chargé de gérer l’administration présidentielle et d’assurer la liaison entre la présidence et les organes de l’État. Une récente enquête de Reuters a également révélé que qu’un autre de ses frères, Hazem al-Charaa, accompagné d’autres individus, est responsable de remodeler l’économie syrienne par le biais d’acquisitions secrètes d’entreprises de l’ère Assad12.
Parallèlement, les autorités ont également nommé de nouvelles personnalités à la tête des syndicats et des associations professionnelles. Elles ont notamment choisi un conseil syndical pour l’Ordre des avocats syrien, composé de membres du Conseil des barreaux libres d’Idlib. Les avocats syriens ont réagi en lançant une pétition appelant à des élections démocratiques au sein de l’Ordre des avocats.
Enfin, il a utilisé le confessionnalisme comme outil de domination et de contrôle sur la population. En clair, les tensions et la haine confessionnelle ne sont pas dues à d’anciennes divisions religieuses ni « ancrées de manière essentialiste » aux populations de la région, ou bien des prétendues dynamiques inscrites dans des « revanches » des minorités contre la majorité arabe sunnite13. Le confessionnalisme et les tensions confessionnelles sont un produit de la modernité et ont des racines et dynamiques politiques.
Plus généralement, la montée du discours, des tensions et des attaques confessionnelles par les autorités au pouvoir, menées par HTC et les forces armées soutenant le gouvernement, d’abord les populations alaouites, comme l’ont montré les massacres côtiers, puis les communautés druzes, vise à réaliser trois objectifs principaux.
Premièrement, l’instrumentalisation des tensions confessionnelles et du discours sur la Mazlumiya Sunniya (l’injustice sunnite) cherchant à construire un sentiment d’appartenance populaire et à fédérer de larges pans de la population arabe sunnite, malgré les nombreuses divergences politiques, sociales, régionales et autres au sein de cette communauté.
Deuxièmement, ces attaques et tensions confessionnelles visent à briser l’espace ou les dynamiques démocratiques par en bas. Dans cette perspective, Soueïda est depuis le début du soulèvement populaire en 2011 un symbole de la résistance populaire, y compris contre l’ancien régime d’Assad, avec des actions démocratiques continues, une société civile locale dynamique et des tentatives de création de syndicats et d’associations professionnelles alternatifs. Par exemple, des manifestations populaires et grèves continues ont eu lieu dans le gouvernorat de Soueïda, particulièrement après le déclenchement d’un mouvement de protestation relativement important depuis la mi-août 2023, qui mettait en avant l’importance de l’unité syrienne, de la libération des prisonniers politiques et de la justice sociale. Certaines factions armées locales druzes ont également participé à l’offensive militaire avec d’autres groupes militaires du sud de la Syrie contre le régime syrien des Assad dans ses derniers jours avant sa chute. C’est sans oublier le soutien des factions armées druzes locales à des dizaines de milliers de jeunes hommes de Soueïda qui refusaient de rejoindre l’armée syrienne fidèle au régime d’Assad et de combattre dans ses rangs depuis 2014.
En mars, les massacres confessionnels dans les zones côtières avaient d’ailleurs quasi mis fin aux manifestations organisées en janvier et février 2025 dans différentes provinces par des fonctionnaires licenciés par le nouveau pouvoir. Les autorités syriennes ont licencié depuis décembre 2024 plusieurs dizaines de milliers, sinon plus, d’employés du secteur public. À la suite de cette décision, des manifestations de fonctionnaires licenciés ou suspendus ont éclaté dans tout le pays, y compris à Soueïda. Ces protestations étaient prometteuses, tout comme les tentatives de création de syndicats alternatifs ou, à tout le moins, de structures de coordination. Ces nouvelles entités, outre leur opposition aux licenciements massifs, ont également exigé une augmentation des salaires et rejeté les projets du gouvernement visant à privatiser les biens publics. Cependant, la consolidation du mouvement de protestation a été considérablement affaiblie, en raison des craintes que des groupes armés proches du régime ne réagissent par la violence.
Enfin, la rhétorique et les attaques confessionnelles ont permis aux nouvelles autorités de Damas de tenter d’imposer leur contrôle total sur des régions en dehors de leur domination, comme à Soueïda, ou consolider leur pouvoir, comme dans les zones côtières en mars, en mobilisant des segments de la population sur des bases confessionnelles.
Le confessionnalisme agit comme un puissant mécanisme de contrôle social, façonnant le cours de la lutte des classes en favorisant la dépendance entre les classes populaires et leurs élites dirigeantes. De ce fait, les classes populaires sont privées de toute indépendance politique et se définissent – et s’engagent politiquement – à travers leur identité confessionnelle. À cet égard, le nouveau pouvoir en place s’inscrit dans la lignée de l’ancien régime d’Assad, continuant d’utiliser les politiques et pratiques confessionnelles comme moyen de gouvernance, de contrôle et de division sociale.
Dans ce cadre, les exactions armées commises par les forces armées pro-gouvernementales ne sont pas « simplement » le résultat « d’actions individuelles » ou d’un « manque de professionnalisme » de l’armée, que ce soit lors des massacres de mars contre les populations alaouites ou aujourd’hui à Soueïda. En effet, l’enquête de l’agence Reuters a démontré que les groupes armés pro-gouvernementaux ont été directement impliqués dans les violences perpétrées contre les civil·es alaouites en mars, avec la connaissance et l’assentiment des plus hauts échelons de l’État. De plus, les nouvelles autorités ont créé les conditions politiques qui ont rendu possibles ces violences. En effet, les violations des droits humains contre des alaouites, y compris les enlèvements et les assassinats, ont augmenté au cours des derniers mois, dont certains – comme le massacre de Fahil fin décembre 2024 et le massacre d’Arzah début février 2025 – ont ressemblé à des répétitions générales avant les massacres côtiers de mars14. De plus, les officiels syriens ont à maintes reprises présenté la communauté alaouite comme un instrument de l’ancien régime contre le peuple syrien. Par exemple, lors de son discours à la 9e conférence des donateurs pour la Syrie à Bruxelles, en Belgique, le ministre syrien des Affaires étrangères, Asaad al-Shibani, a déclaré : « 54 ans de règne minoritaire ont entraîné le déplacement de 15 millions de Syriens… »15 – suggérant implicitement que la communauté alaouite dans son ensemble avait dirigé le pays pendant des décennies, plutôt qu’une dictature contrôlée par la famille Assad. S’il est incontestable que des personnalités alaouites occupaient des postes clés au sein de l’ancien régime, notamment au sein de son appareil militaire et sécuritaire, réduire la nature de l’État et de ses institutions dominantes à une « identité alaouite » ou dépeindre le régime comme favorisant les minorités religieuses tout en discriminant systématiquement la majorité arabe sunnite est à la fois trompeur et éloigné de la réalité.
Les autorités n’ont pas non plus mis en place un mécanisme favorisant un processus global de justice transitionnelle visant à punir toutes les personnes et tous les groupes impliqués dans des crimes de guerre pendant le conflit syrien. Cela aurait pu jouer un rôle crucial dans la prévention des actes de vengeance et dans l’apaisement des tensions sectaires croissantes. Cependant, Ahmed al-Charaa et ses alliés n’ont aucun intérêt à la justice transitionnelle, craignant très certainement d’être jugés pour leurs propres crimes et les exactions commises contre les civils. D’ailleurs, le 17 mai, les autorités syriennes de transition ont annoncé des décrets présidentiels portant création de deux nouveaux organes gouvernementaux : la Commission de justice transitionnelle et la Commission nationale pour les disparus. Cependant, le mandat de la Commission de justice transitionnelle, tel que défini dans le décret, est restreint et exclut de nombreuses victimes, notamment celles de HTC et de ses groupes armés alliés comme l’ANS. Cette justice sélective est donc très problématique et risque de provoquer de nouvelles tensions politiques et confessionnelles dans le pays. C’est sans oublier que certaines personnalités affiliées au régime Assad et coupables d’avoir commis des crimes, ou qui y ont contribué, ont bénéficié de facto d’une immunité par les nouvelles autorités, tel que Fadi Saqr, ancien commandant des Forces de défense nationale (FDN) affilié au régime précédent des Assad, ou bien Muhammad Hamsho, fameux homme d’affaires affilié à Maher al-Assad.
Par conséquent, pour revenir à la province de Soueïda et les évènements récents, la stratégie et les actions des forces gouvernementales syriennes dans la province de Soueïda s’inscrivent dans ces tentatives de centralisation du pouvoir entre les mains de la nouvelle autorité dirigeante et de consolidation de leur domination sur la société.
Le risque d’un pouvoir exclusif avec une autorité centrale disposant de capacités réduites ne peut que mener à davantage de tensions politiques dans le pays. Cette situation affaiblit également encore davantage la souveraineté du pays.
L’exploitation par Israël des tensions confessionnelles
Parallèlement, le gouvernement israélien a cherché à instrumentaliser les récentes violations des droits humains commises par les forces armées pro-Damas contre les populations druzes pour attiser les tensions confessionnelles dans le pays, se présentant comme le défenseur des populations druzes du sud de la Syrie et menaçant d’intervenir militairement pour leur « protection ». Malgré les appels du dignitaire religieux druze Cheikh Hikmat al-Hijri envers le gouvernement israélien et une plus grande ouverture dans certains segments de la population druze envers Israël, particulièrement après les dernières violences à leur encontre, il y a un rejet largement majoritaire de toute intervention israélienne par de larges secteurs de la population druze de Soueïda, et d’autres régions. De même ils ont réaffirmé à de nombreuses reprises leur appartenance à la Syrie et leur soutien à l’unité du pays.
Mais la défense de la population druze n’est pas l’enjeu de l’État d’Israël et ne l’a jamais été. Au contraire, Tel-Aviv envoie un message clair à Damas : il ne tolérera aucune présence militaire dans le sud de la Syrie, y compris dans les provinces de Qounaytra, Deraa et Soueïda, et vise la démilitarisation de ces zones.
Dans ce contexte, l’armée d’occupation israélienne a lancé de nouvelles frappes à Damas, près du siège de l’armée syrienne et du ministère de la Défense, ainsi que dans d’autres zones du pays les 16 et 17 juillet, après de précédentes attaques.
Ce faisant, l’État colonial et raciste israélien cherche à affaiblir encore davantage l’État syrien et obtenir davantage de concessions politiques de Damas, qui a affiché sa volonté de normaliser, directement ou indirectement, ses relations avec Tel-Aviv. Le gouvernement syrien, dirigé par HTC, a confirmé l’existence de négociations et de discussions avec les responsables israéliens visant à apaiser les tensions entre les deux pays et à trouver des formes d’entente. Ceci malgré les attaques incessantes de l’armée d’occupation israélienne contre les territoires syriens, en particulier dans les territoires syriens occupés à la suite de chute du régime Assad en décembre, et la destruction de terres agricoles et d’infrastructures civiles. Al-Charaa a réitéré à de nombreuses reprises que son régime ne constituait pas une menace pour Israël et a apparemment également déclaré au président Trump sa volonté de rejoindre les accords d’Abraham si les « conditions appropriées » étaient réunies.
C’est également la raison pour laquelle Damas n’a pas condamné les frappes israéliennes massives contre la République islamique d’Iran. Il perçoit plutôt positivement un affaiblissement de l’Iran, tout comme avec le Hezbollah au Liban. Cette position n’est pas seulement liée au rôle de l’Iran pendant le soulèvement populaire syrien et à l’hostilité à son égard de larges secteurs de la population, mais elle reflète, comme expliqué ci-dessus, l’orientation politique de la nouvelle élite dirigeante en Syrie qui cherche à enraciner le pays dans un axe dirigé par les États-Unis pour consolider son pouvoir en interne.
Cette orientation n’a pas changé malgré les derniers évènements et les États-Unis en sont bien conscients. Washington ne veut pas voir ce nouveau pouvoir à Damas, qui cherche à satisfaire ces intérêts politiques régionaux et d’y assurer une certaine stabilité autoritaire, être encore davantage affaiblie. C’est dans ce cadre que les dirigeants étatsuniens ont demandé à Tel Aviv de cesser ses bombardements contre des cibles du gouvernement syrien et de conclure une trêve avec Damas. Cet accord de trêve a d’ailleurs permis le déploiement des forces gouvernementales syriennes dans la province de Soueïda, à l’exception de la ville de Soueïda, rejeté initialement par Israël.
Des plus, l’escalade militaire à Soueïda faisait suite à des discussions à Bakou, en Azerbaïdjan, entre des représentants syriens et israéliens, selon le site web Syria in Transition16. Au cours de ces discussions, les autorités syriennes, dirigées par HTC, auraient demandé l’approbation de Tel-Aviv pour la réintégration de Soueïda. Si les responsables israéliens se sont déclarés ouverts à une réintégration limitée – c’est-à-dire au rétablissement des services publics et au déploiement d’une force de sécurité locale limitée – Damas a interprété à tort cette décision comme une autorisation pour une opération militaire de grande envergure. Malgré ce malentendu, cette décision des autorités syriennes révèle une tendance persistante à s’appuyer sur des validations et des soutiens extérieurs pour justifier certaines politiques, notamment des mesures coercitives contre les populations locales comme dans le cas de Soueïda, plutôt que d’encourager un dialogue politique.
Selon diverses sources17, de hauts responsables des États-Unis, d’Israël et de la Syrie se sont rencontrés le jeudi 24 juillet afin de parvenir à un accord de sécurité dans le sud de la Syrie et de prévenir de nouvelles crises.
En d’autres termes, la reconnaissance internationale, la recherche de bonnes relations avec les États-Unis et leurs alliés régionaux, et la promotion d’un éventuel processus de normalisation avec Israël, visent toutes à consolider le pouvoir de HTC sur le pays. Les intérêts des classes populaires syriennes et leurs aspirations démocratiques sont ignorés dans ce processus.
Dans ce contexte, les récents événements de Soueïda démontrent, une fois de plus, que la Syrie ne connaît pas une transition politique démocratique et inclusive. Mais un processus d’instauration d’un nouveau régime autoritaire, structuré et dirigé par HTC, sous couvert de légitimité institutionnelle et internationale.
Cependant, ce processus reste encore inachevé à cause de la faiblesse des capacités politiques, économiques et militaires des nouvelles autorités au pouvoir menées par HTC comme l’a démontré l’échec de son contrôle total sur Soueïda. Malgré cet échec, les autorités au pouvoir ne changeront probablement pas leurs politiques, ni ne feront de réelles concessions en faveur des intérêts politiques et socio-économiques des classes populaires syriennes dans toutes leurs diversités, sans un changement des rapports de force et, surtout, sans la (re)construction et le développement d’un contre-pouvoir au sein de la société, rassemblant des réseaux et des acteurs politiques et sociaux démocratiques et progressistes.
Des nouveaux groupes et organisations politiques, sociaux et associatifs ont néanmoins émergé et s’organisent, mais doivent encore se développer pour devenir des forces sociales enracinées dans la population capable de mobilisations plus largement dans la société. En même temps, les collaborations entre les différentes régions de Syrie, y compris avec les organisations kurdes présentes dans le Nord-Est syrien, doivent s’intensifier.
Cependant, les 14 ans de guerres et de destructions, et plus de 50 ans de dictature pèsent lourd dans cette reconstruction…
Le 26 juillet 2025