
Lyna : Cette discussion se concentrera sur les suites de la chute du régime Assad et de la montée en puissance d’Ahmed al-Charaa comme président de transition. Nous explorerons la direction économique potentiellement prise par la Syrie, les perspectives en matière de justice transitionnelle, et l’évolution des relations avec des pays voisins et l’Occident - particulièrement en lumière de l’allègement partiel des sanctions américaines et européennes. La relation États-Unis-Syrie a-t-elle été ravivée ? Le président Trump a notamment vanté le charisme d’Al-Charaa. Laissez-moi donc débuter avec ma première question : quels sont les piliers de la survie politique et économique actuelle du régime syrien, et comment ces mécanismes reflètent un changement par rapport aux structures de gouvernance pré-2011 ?
Joseph Daher : L’effondrement du régime Assad était en grande partie dû premièrement à l’affaiblissement de ses deux alliés principaux, l’Iran et la Russie, incapables de le soutenir comme par le passé, puis l’incapacité de l’ancien régime syrien à maintenir un minimum de soutien populaire. Il était, en effet, grandement impopulaire. Dans cette perspective, on a été témoins de la chute du régime Assad, sans possibilité de retour. Ce phénomène est dû à sa nature patrimoniale, où le pouvoir politique, économique et militaire est concentré au sein du palais - au cœur du régime. Contrairement à l’Égypte, où le pouvoir est resté aux mains de l’armée après la chute de Moubarak, le régime syrien n’a pas laissé d’épine dorsale institutionnelle derrière elle. C’est un point analytique clé : on a assisté à la chute d’un régime despotique et patrimonial vieux de 54 ans qui réprimait toute forme d’opposition et démantelait les acteurs politiques et sociaux autonomes.
Depuis la chute d’Assad en décembre 2024, je ne décrirais pas ce qui a émergé comme un régime entièrement nouveau, mais plutôt comme une structure transitionnelle de pouvoir dominée par Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Ce leadership émergent dispose d’un programme politique, économique et militaire clair, centré sur l’obtention de la légitimité internationale. De ce point de vue, Ahmed al-Charaa a rencontré un succès relatif. Ce dernier fut reflété par l’annonce et la mise en œuvre de l’allègement des sanctions américaines par le président Trump - une démarche rapidement suivie par l’Union européenne et le Japon. Ces efforts diplomatiques se sont concrétisés par des accords économiques, y compris le renouvellement du contrat du port de Lattaquié avec CMA-CGM, un accord avec Dubai Port World pour le port de Tartous, et un contrat à hauteur de 7 milliards de dollars acquis par le consortium d’UCC, basé au Qatar, pour la construction et la reconstruction d’infrastructures électriques. Cette séquence montre que la nouvelle élite au pouvoir priorise la légitimité internationale comme base pour la consolidation du pouvoir en interne. Cela s’est traduit par un processus au sein des institutions étatiques ainsi qu’aux niveaux locaux, ayant pour but de consolider le pouvoir, notamment avec la nomination de figures et alliés d’HTC à des postes clés, en particulier au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS). Il n’y a toutefois aucun signe de véritable transition démocratique. Au lieu de cela, on assiste à l’établissement d’une nouvelle structure autoritaire dominée par HTC. Le soi-disant « dialogue national » a été un événement superficiel d’une journée, sans résultats concrets. La nouvelle déclaration constitutionnelle a centralisé le pouvoir autour de la présidence et introduit des articles problématiques, tels que la consécration de la charia comme principale source de droit.
La formation d’un gouvernement “inclusif” est largement symbolique - doté d’une seule femme et de personnes issues de minorités qui n’ont pas de réelle base de soutien dans la population - alors que la prise de décision demeure entre les mains de figures d’HTC. Le même scénario s’applique aux institutions étatiques : l’armée a été réorganisée autour des forces d’HTC et de l’ANS, et les services de sécurité sont dirigés par des proches d’Al-Charaa. Cela reflète clairement la consolidation du contrôle institutionnel par HTC. D’un point de vue économique, le régime s’engage activement dans des accords économiques et de reconstruction pour assurer son influence. En ce qui concerne la justice transitionnelle, un récent décret présidentiel a abordé les violations des droits de l’Homme commises sous Assad, ce qui est un pas en avant. Il ne tient cependant pas compte des crimes commis par les groupes armés alignés sur les autorités actuelles, y compris HTC lui-même, ou par tout autre groupe armé. Cette justice sélective accentue les tensions politiques et confessionnelles, surtout suite au massacre de mars des Alaouites et les attaques contre les communautés druzes - aucun évènement n’ayant donné lieu à des poursuites judiciaires, malgré l’implication de groupes armés appartenant à la nouvelle armée et soutenant les nouvelles autorités au pouvoir.
D’un point de vue plus général, ces tensions et attaques confessionnelles présentent trois objectifs principaux. Premièrement, l’instrumentalisation des tensions confessionnelles et le récit de Mazlumiya Sunniya1 visant à bâtir un consentement populaire et unifier de larges segments de la communauté sunnite arabe autour d’eux, malgré d’importantes différences politiques et sociales au sein de cette dernière. Le confessionnalisme est fondamentalement un outil de consolidation du pouvoir et de division de la société. Il permet de distraire les classes populaires des problématiques socio-économiques et politiques en désignant un groupe particulier - défini par sa confession ou son ethnicité - comme bouc émissaire, comme la racine des problèmes du pays et une menace sécuritaire, justifiant ainsi des politiques répressives et discriminatoires à son égard. Par ailleurs, le confessionnalisme est un puissant mécanisme de contrôle social, façonnant l’évolution de la lutte de classe en instaurant une dépendance entre les classes populaires et l’élite au pouvoir. Par conséquent, les classes populaires perdent leur programme politique indépendant et se retrouvent définies - et s’engagent politiquement - en fonction de leur identité confessionnelle. De ce point de vue, les nouvelles autorités au pouvoir suivent les traces de l’ancien régime Assad, perpétuant l’usage de politiques et de pratiques confessionnelles comme outil de gouvernance, de contrôle et de division sociale.
Deuxièmement, ces attaques et tensions confessionnelles cherchent à limiter l’espace et les dynamiques démocratiques par le bas. Suite aux massacres de mars, les gens ont plus peur de s’organiser. Par exemple, des manifestations avaient été organisées dans différentes provinces en janvier et février 2025 par des employés licenciés du secteur public, tout comme des tentatives d’organiser des syndicats alternatifs, ou du moins des structures de coordination. Les massacres confessionnels dans les régions côtières ont cependant grandement réduit la puissance du mouvement de contestation, en raison de peurs que les groupes armés proches ou émanant des nouvelles autorités au pouvoir puissent réagir violemment. Enfin, ces attaques confessionnelles ont permis aux nouveaux chefs de Damas de réévaluer leur domination sur certains territoires (les régions côtières) et de tenter de faire de même dans les zones dotées d’une forte concentration de Druzes. Les objectifs des autorités au pouvoir à travers ces évènements font donc partie d’une stratégie plus large de centralisation du pouvoir et de consolidation de leur dominance sur des zones en dehors de leur contrôle total.
En somme, ce que l’on observe n’est pas une transition démocratique mais l’émergence d’un processus de construction d’un nouveau régime autoritaire, structuré et mené par HTC, sous la façade d’une légitimité institutionnelle et internationale.
Lyna : Comment l’orientation économique du régime après la guerre (économie de guerre, capitalisme de connivence) affecte-t-elle les perspectives de reconstruction et de réforme ?
Joseph Daher : La question de l’orientation économique est cruciale. Il ne peut pas y avoir de véritable transition démocratique si la population syrienne reste enlisée dans la pauvreté - comme c’est le cas actuellement. Toute autorité post-Assad aurait fait face à d’immenses défis économiques. Les coûts de reconstruction sont estimés à plus de 400 milliards de dollars avec une destruction généralisée d’infrastructures (électricité, transports, communications, réseau routier), de centres urbains majeurs (Homs, Alep, banlieues de Damas) et de l’agriculture. Le pays souffre également d’une crise monétaire, avec une livre syrienne instable, souffrant de sa compétition avec le dollar américain et la lire turque. La levée des sanctions est donc bienvenue et élimine un obstacle important à la reprise économique. La direction économique prise par HTC représente néanmoins non pas une rupture mais une continuité - voire même une intensification - de la politique néolibérale de l’ère Assad, accompagnée de mesures d’austérité. Alors que le ministère de l’Économie a parlé d’une transition vers un système de libre marché compatible avec les principes islamiques, la Syrie n’a jamais eu d’économie socialiste. Même dans les années 60, cette dernière opérait sous un modèle capitaliste sous contrôle de l’État, qui devint graduellement néolibéral sous Hafez el-Assad et encore plus sous Bachar el-Assad, avec une importante libéralisation de l’économie.
Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle mise en œuvre des mesures d’austérité, y compris la réduction drastique des subventions pour les biens essentiels comme le pain - dont le prix est passé de 400 à 4 000 livres syriennes. Ces politiques affectent disproportionnellement les pauvres, surtout dans un contexte de pénuries généralisées. D’anciens responsables ont même présenté l’augmentation future des prix de l’électricité comme nécessaire, ignorant que cela minerait davantage les secteurs productifs comme l’agriculture ou l’industrie manufacturière, qui nécessitent de l’énergie à un coût abordable. Des licenciements dans le secteur public ont également eu lieu à une échelle massive, en l’absence d’un processus transparent ou structuré. Il y a aussi dans une certaine mesure des dimensions confessionnelles et genrées : une grande partie des employés licenciés étaient alaouites, et les femmes - qui étaient particulièrement présentes dans le secteur public - ont disproportionnellement été impactées. Personne ne nie que le régime Assad et ses institutions publiques étaient gangrenés par le clientélisme et le favoritisme, mais le gouvernement actuel doit garantir la transparence de ses décisions. Les licenciements ont déclenché des manifestations en janvier et en février, mais ont pris fin suite aux massacres confessionnels contre les Alaouites en mars, par peur de répression violente. Les nouvelles autorités ont aussi restructuré des institutions telles que la Fédération générale des syndicats, nommant une nouvelle direction sans promouvoir de réforme démocratique interne. La stratégie de libéralisation économique du gouvernement actuel continue de miner des secteurs clés. Par exemple, les réductions potentielles des subventions pour le blé interviennent à un moment où l’agriculture est soumise à des pressions liées au climat. Similairement, la manufacture est en train de s’effondrer en raison d’une compétition déloyale avec les importations - surtout ceux venant de Turquie. Ce phénomène est comparable à l’impact de l’accord de libre échange de 2006-2007 avec la Turquie, qui a dévasté les PME syriennes. Au cours des cinq premiers mois de l’année, le commerce syrio-turc a augmenté de plus de 40% en comparaison avec l’an dernier, atteignant un total de 1 milliard de dollars, alors que les producteurs syriens sont en proie à de nombreux défis, y compris une électricité chère et en quantité limitée, une pénurie de main d’œuvre qualifiée, et des infrastructures obsolètes.
Les secteurs manufacturier et agricole - les piliers de la relance économique de la Syrie - sont en cours d’érosion. En amont d’une visite au début de l’année au Forum de Davos - un emblème du néolibéralisme mondial - le ministre des Affaires étrangères syrien a appelé à la privatisation, la libéralisation et l’austérité. Le récent mémorandum de compréhension signé avec un consortium qatari pour les infrastructures électriques, reposant principalement sur des contrats de type build-operate-own (BOO), ou “construit-opère-possède”, a permis à des acteurs privés de détenir des infrastructures essentielles et de déterminer les prix - minant la souveraineté de l’État et l’accès public. La Syrie a bel et bien besoin d’assistance internationale, mais les efforts actuels bénéficient principalement aux élites commerciales plutôt qu’à la population. Certaines figures du monde des affaires jadis proches du régime Assad, comme les membres de la famille de Mohammed Hamcho, sont également parvenus à se réconcilier avec les nouvelles autorités au pouvoir. Pendant ce temps, les hommes d’affaires affiliés à HTC - en particulier ceux avec des liens avec la Turquie - sont en train de gagner en influence. Ces changements pourraient être synonymes de la résurgence d’un système capitaliste de connivence, dominé par les élites alignées aux positions d’HTC et d’hommes d’affaires liés à l’ancien régime. Cela suscite d’importantes questions du point de vue de la justice transitionnelle, les crimes économiques et le mercantilisme n’étant pas abordés. Au lieu de cela, on assiste à une continuité - non seulement dans les politiques mais aussi au niveau des acteurs qui en bénéficient et dans les dynamiques qui y sont liées.
En mai, le gouvernement a même suspendu temporairement l’obligation pour les entreprises d’enregistrer leurs employés auprès de la sécurité sociale, sous prétexte d’encourager les investissements - au détriment des droits des travailleurs. Suite à des critiques, cette décision, qui jusque-là était illimitée, a été reformulée comme prenant fin à la fin de l’année. Ce modèle économique dans une situation post-conflit reflète étroitement les dynamiques post-conflit en Irak et au Liban, où des réformes néolibérales et de privatisation n’ont pas résolu mais accentué des problèmes structurels. Au Liban, l’effondrement économique de 2019 est directement lié à l’économie d’après-guerre. Aujourd’hui, 90% des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté, leur survie dépendant largement des versements de fonds venant de membres de la famille à l’étranger. Avant le soulèvement, la Syrie exportait 12 milliards de dollars de biens ; aujourd’hui le montant total est inférieur à 1 milliard. Son économie productive est fortement sapée. En Irak et au Liban, les autorités avaient aussi réprimé les syndicats et les mouvements sociaux qui revendiquaient une reconstruction démocratique et socialement juste. La Syrie semble être sur la même voie. HTC est en train de consolider non seulement son contrôle politique et militaire mais aussi un système économique qui renforce les schémas autoritaires et les inégalités sociales.
Lyna : Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait que la confiance est essentielle pour toute transformation économique substantielle - particulièrement dans le système bancaire, l’environnement commercial et les institutions publiques. J’en ai discuté avec plusieurs experts sur le Liban qui affirment que restaurer la confiance dans le secteur financier, surtout après son effondrement au cours de la crise de 2019, est clé pour promouvoir la stabilité et la paix. Cela s’applique à la Syrie également : démontrer des améliorations dans les systèmes bancaire et économique pourrait offrir de l’espoir pour une économie de transition crédible et jeter les bases pour la reconstruction. Pas plus tard qu’hier, j’ai appris que des entreprises prévoyaient de réintroduire des infrastructures de télécommunications en Syrie, la date limite de soumission des propositions étant fixée au 10 juin. Compte tenu de l’intérêt récemment exprimé des compagnies de télécommunications du Golfe arabe dans le projet d’infrastructure de fibre optique de la Syrie, comment est-ce que le gouvernement s’assure que de tels investissements contribuent à la croissance économique sur le long terme et bénéficient à la population dans son ensemble ?
Joseph Daher : C’est une bonne question, Lyna. Laissez-moi commencer par le secteur bancaire. Toute transition économique substantielle exige un secteur financier qui fonctionne. Le système bancaire syrien a été lourdement impacté, mais le récent allègement des sanctions et des étapes tendant vers la réintégration dans le système financier international sont des évolutions positives. Il faut néanmoins rester prudents. Le Liban disposait d’un des systèmes bancaires les plus développés de la région, mais une grande partie des dépôts a été affectée au service de la dette, au financement de l’immobilier ou à la relance de la consommation, et non aux secteurs productifs. La Syrie a suivi une voie similaire jusqu’en 2011. Les banques publiques n’ont pas rempli leur rôle et le niveau des dépôts a chuté de manière significative.
Pour que le secteur privé contribue véritablement - surtout les PME et les fermiers - il faut un meilleur accès au crédit. Cela nécessite davantage de dépôts et des institutions bancaires plus fortes qui soutiennent les secteurs économiques productifs. Cela permettrait de stabiliser la livre syrienne, créer des emplois et générer des revenus fiscaux. Parallèlement, il faut une réforme fiscale - plus spécifiquement une taxation progressive, plutôt qu’une dépendance aux taxes indirectes injustes qui dominent la plupart des économies arabes. Malheureusement, la direction actuelle favorise les intérêts commerciaux. Ahmed al-Charaa s’est principalement entretenu avec de grands hommes d’affaires syriens, venant du pays et de l’étranger, et non avec des syndicats, des associations professionnelles ou des acteurs de la société civile locale, suscitant des questions autour de l’inclusivité et l’équité de cette transition.
En ce qui concerne la question des télécommunications et de l’implication du Golfe : au cours des dernières décennies, des États du Golfe ont investi davantage dans des infrastructures clés à travers la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, surtout par le biais de processus de privatisation dans des pays régionaux. Cela fait partie de leur stratégie plus globale d’étendre leur influence politique et économique. Bien que l’investissement international soit nécessaire, les secteurs critiques tels que les télécommunications devraient rester sous contrôle de l’État et sous supervision démocratique pour assurer la souveraineté et la responsabilité auprès du public. La privatisation réduit souvent les droits des travailleurs et limite l’accès public en augmentant les prix de manière importante. En Syrie, il y a actuellement deux fournisseurs de télécommunications - SyriaTel et MTN. SyriaTel, anciennement contrôlé par Rami Makhlouf, est emblématique de la connivence sous Assad. Idéalement, ces compagnies devraient être ramenées sous le contrôle de l’État. Les revenus issus des télécommunications pourraient contribuer grandement aux efforts de reconstruction. Tout investissement dans ce secteur devrait prioriser l’élargissement de l’accès, l’amélioration des infrastructures et le développement de capacités technologiques locales - sans pour autant exacerber les pressions liées au coût de la vie pour les Syriens ordinaires. Cela amène une autre problématique : les salaires du secteur public. HTC avait promis une augmentation des salaires de 400% depuis janvier, mais cela ne s’est pas matérialisé. Aujourd’hui, les fonctionnaires gagnent entre 20 et 25 dollars par mois. Même si les salaires grimpent jusqu’à 80-100 dollars, ils restent largement inférieurs au coût de vie minimum - estimé au moins à plus de 600 dollars pour une famille de cinq à Damas. Les bonus pendant les fêtes, comme l’Aïd al-Adha, rappellent de vieilles tactiques de l’ère Assad et ne parviennent pas à répondre aux besoins structurels. Avant le soulèvement, les salaires moyens du secteur public s’élevaient à 200-250 dollars, avec un coût de la vie beaucoup plus bas.
En somme, les politiques économiques sous les autorités actuelles au pouvoir reflètent une continuité avec le passé. Des investissements dans les secteurs comme les télécommunications et l’électricité sont nécessaires, mais ils doivent être conçus pour servir le peuple - pas enraciner le contrôle étranger ou renforcer les inégalités. La trajectoire actuelle suscite d’importantes inquiétudes autour de la souveraineté, des droits des travailleurs, des secteurs productifs de l’économie et de l’impact sur le long terme sur la société syrienne.
Lyna : Avec la levée des sanctions et l’arrivée d’investisseurs étrangers, je pensais qu’il s’agissait d’une question pertinente à vous poser - surtout qu’elle illustre comment de tels investissements pourraient potentiellement améliorer la situation économique de la Syrie. Cela dit, passons à un autre sujet. Bien qu’encourager la confiance financière et économique est essentiel, cela doit aller de pair avec la stabilité et la sécurité. Sans ces bases, aucune relance ou reconstruction économique durable ne peut avoir lieu. Compte tenu de la présence et du soutien militaire continu de la Turquie dans le nord de la Syrie, comment le gouvernement syrien navigue-t-il sa relation avec Ankara pour garantir sa souveraineté et sa stabilité ? Parce que la souveraineté est importante dans le droit international. Et quelles étapes le gouvernement syrien prend-il pour éviter une escalade et maintenir une paix régionale avec Israël ?
Joseph Daher : Premièrement, en ce qui concerne les sanctions : le processus de levée de ces dernières doit continuer. Ce qu’on observe, c’est que la majorité des compagnies privées signant actuellement des accords avec Damas sont soutenues par des gouvernements étrangers. Par exemple, le contrat pour le port de Tartous a été signé par Dubai World (Émirats arabes unis) ; CMA-CGM (France) ; et un consortium dirigé par le Qatar investissant dans les infrastructures électriques - tous sont soutenus par des acteurs étatiques. Pour les investisseurs privés qui ne bénéficient pas d’un tel soutien gouvernemental, d’importants défis subsistent, notamment en raison des signaux d’alarme associés aux sanctions.
Maintenant, en ce qui concerne la Turquie : dans un premier temps, la Turquie avait peut-être donné son feu vert au HTC, mais elle n’a pas anticipé l’effondrement du régime. Les ambitions stratégiques de la Turquie se limitaient à atteindre Alep, et non à renverser complètement Assad. Il est important de se rappeler que la Turquie était entrée dans une phase de normalisation avec le régime Assad, marquée par des négociations sur des sujets comme le retour de réfugiés et la sécurité nationale - notamment en relation avec l’administration autonome dirigée par les Kurdes dans le nord-est, dominée par le PYD (affilié au PKK). Le président Erdoğan a réitéré sa position que toute forme d’autonomie ou de décentralisation kurde est inacceptable, la décrivant comme un “rêve.” De ce point de vue, Ahmed al-Charaa partage cette posture : malgré d’importantes demandes pour la décentralisation au sein de la Syrie, il soutient une autorité centralisée et forte sur l’ensemble du pays. Les attaques récentes perpétrées contre des zones à forte concentration druze, par des groupes affiliées ou soutenant les nouvelles autorités au pouvoir, peuvent être interprétées comme des efforts visant à réaffirmer l’autorité de l’État dans les régions en dehors du contrôle complet de Damas, telles que Soueïda or certains quartiers et/ou villes de Damas.
Avant décembre 2024, la relation était pragmatique - malgré la désignation de HTC comme organisation terroriste par la Turquie. Cependant, après cette date, la dynamique a changé. La Turquie a émergé comme principal vainqueur politique, économique et militaire de la chute du régime. Ankara vise potentiellement à établir des bases militaires et a déclaré être prête à former la nouvelle armée syrienne et s’affirmer comme un acteur central de l’avenir de la Syrie. Elle reste un financeur clé - comme le Qatar - de parties de l’Armée nationale syrienne, dont les commandants jouent un rôle influent dans le nord malgré les sanctions. Parallèlement, Al-Charaa semble diversifier ses relations étrangères. Il est prudent et ne veut pas compter uniquement sur le soutien de la Turquie ou du Qatar. C’est pourquoi sa première visite officielle à l’étranger s’est déroulée en Arabie saoudite. Riyad détient la clé d’une acceptation arabe plus large - un objectif qui a finalement été atteint. Bien que HTC ait des origines djihadistes, son désengagement de groupes tels qu’Al-Qaïda et ISIS reflète une logique pragmatique, axée sur le pouvoir, plutôt qu’un engagement idéologique.
Ce pragmatisme explique aussi l’intensification des discussions d’Al-Charaa avec les États-Unis visant à obtenir une levée des sanctions. La Turquie demeure l’acteur externe le plus actif en Syrie, et les entreprises de construction turques liées à Erdoğan se préparent à participer à la reconstruction - probablement financée par les monarchies du Golfe. Ces monarchies possèdent le capital, mais la Turquie dispose des capacités et de la disponibilité logistiques. Ankara voit la Syrie comme un marché clé pour les exportations et l’influence. Sous l’administration Trump, Israël avait été empressé de chercher une forme d’accord avec la Turquie. Par conséquent, les tensions et les confrontations directes entre Ankara et Damas ont diminué, bien qu’Israël continue d’attaquer et d’occuper le sud de la Syrie.
L’approche d’Al-Charaa n’est pas idéologiquement motivée. Le processus de normalisation en cours en Syrie sur les scènes régionale et internationale reflète cette trajectoire. Il insiste régulièrement que la Syrie ne représentera pas une menace pour ses voisins - y compris Israël. Dans ce cadre, il a pris des mesures pour démontrer qu’il est prêt à satisfaire les intérêts américains et israéliens, y compris le contrôle d’acteurs palestiniens en Syrie, ainsi que le contrôle croissant de la frontière entre le Liban et la Syrie, où des armes destinées au Hezbollah sont régulièrement saisies.
Lyna : Comme vous l’avez mentionné, on a vu le gouvernement tenter de naviguer une relation complexe avec Israël, faisant des efforts pour réduire les tensions avec Tel Aviv - comme avec l’affaire Eli Cohen. Néanmoins, les récentes frappes israéliennes dans le sud de la Syrie suscitent des inquiétudes. Pensez-vous que ces attaques pourraient affecter la trajectoire des futures relations entre la Syrie et Israël ? Et compte tenu de l’influence croissante sur le paysage politique et militaire syrien, Ankara pourrait-elle jouer un rôle dans la médiation ou la réorientation de la dynamique entre les deux pays ?
Joseph Daher : Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’une “bonne” relation entre la Syrie et Israël, mais plutôt d’un potentiel de normalisation, ce qui est assez différent. Le feu vert fourni par les États-Unis à Netanyahu concernant la guerre génocidaire à Gaza a entravé tout processus de normalisation complète avec les monarchies du Golfe. L’Arabie saoudite, par exemple, semble être prête à aller de l’avant, mais contrairement aux autres États du Golfe, elle doit prendre l’opinion publique en compte. C’est pourquoi Riyad semble avoir fait un choix stratégique : afin de poursuivre les efforts de normalisation, elle a besoin de quelque chose en retour, comme un “mega deal” avec les États-Unis sur plusieurs dossiers, et une feuille de route pour une solution à deux États, pour maintenir une certaine légitimité à l’échelle nationale. Concernant Israël et la Syrie, il est nécessaire de déconstruire l’un des grands mythes du régime Assad : son prétendu soutien indéfectible à la cause palestinienne. En réalité, ce régime a du sang palestinien sur les mains, tant en Syrie qu’au Liban. De plus, depuis l’accord de désengagement de 1974, pas une seule balle n’a été tirée par la Syrie en direction d’Israël sur le plateau du Golan occupé. Assad a maintenu une sorte de frontière calme qui, en pratique, protégeait les intérêts israéliens. Israël le savait, et lorsque le régime a commencé à s’émietter, il a craint une instabilité au niveau de ce qui était considéré comme une frontière “sûre.” C’est pourquoi Israël a étendu son occupation dans le sud de la Syrie et régulièrement ciblé le pays avec plusieurs attaques dans le sud et dans d’autres régions.
Ce modèle de frappes israéliennes a également reflété une approbation stratégique de la part des États-Unis - Washington soutient et facilite ces opérations. On a clairement vu cela à Gaza : entre octobre 2023 et octobre 2024, les États-Unis ont fourni plus de 18 milliards de dollars d’aide militaire, logistique et stratégique à Israël. Sans cela, le génocide à Gaza n’aurait pas pu avoir lieu. Pour revenir à la Syrie : Ahmed al-Charaa ayant émergé comme une figure réceptive, les frappes israéliennes ont légèrement diminué. Israël semble reconnaître la volonté du nouveau leadership à construire une entente mutuelle, bien qu’il continue de cibler le pays et détruire des infrastructures dans les territoires occupés du sud, sous occupation armée israélienne. Cela dit, Israël n’a aucune intention de rendre le plateau du Golan occupé. Au contraire, en décembre 2024, il a réaffirmé sa politique d’annexion en investissant plus de 11 millions de dollars, visant à faire passer la population de colons de 30 000 à 50 000 personnes.
On voit ainsi une profonde contradiction. D’un côté, les élites au pouvoir dans la région s’alignent plus ouvertement avec Israël et les États-Unis, même au prix de la légitimation de l’occupation et du génocide.. D’un autre côté, la normalisation demeure politiquement sensible car le soutien populaire à la Palestine reste fort dans le monde arabe. C’est pourquoi HTC et Ahmed al-Charaa mènent une stratégie d’équilibriste si difficile. Al-Charaa semble construire de nouvelles alliances avec le Golfe et l’Occident, et a même décrit la Syrie et Israël comme ayant des ennemis communs, le Hezbollah et l’Iran, une position saluée par quelques puissances étrangères. Les États-Unis semblent comprendre que la normalisation populaire n’est pas viable, surtout avec la cause palestinienne qui demeure populaire, à la fois en Syrie et au sein de la diaspora, bien que moins qu’avant. En effet, avec la fatigue générale de la population, la pauvreté, la crise économique et l’hostilité vis-à-vis des acteurs palestiniens perçus comme instrumentalisés par l’Iran, cette voie de normalisation est moins critiquée, dans l’espoir qu’elle permette un meilleur avenir pour les Syriens. Les conditions de Washington pour un futur rapprochement avec la Syrie deviennent plus limpides : ancrer la Syrie dans une alliance menée par les États-Unis, sécuriser la frontière avec Israël, éviter les transferts d’armes au Hezbollah ou d’autres groupes armés, et assurer les efforts internes de contre-terrorisme.
Le 4 juillet 2025
• Les articles de Joseph Daher dans EISMENA :
https://eismena.com/author/264
- 1
Note de l’éditeur : peut être traduit comme “griefs sunnites” ou “récit de victimisation sunnite.” Il renvoie au concept socio-politique et idéologique présentant les Sunnites (habituellement dans un context national ou régional spécifique) comme marginalisés, oppressés ou victimes de discrimination, souvent en réaction à une domination ou un favoritisme perçu vis-à-vis de communautés chiites ou de régimes.