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Syrie : Les massacres sur le littoral ont déjà produit une cassure dans les fondations de l’Etat national

par Rateb Shabo

Entretien avec Rateb Shabo, écrivain, détenu 16 ans sous Hafez el Assad, réfugié politique en France

Syria untold - Commençons notre entretien par vos impressions sur l’état de la société syrienne au cours des dernières semaines. Pour qui vous lit ou vous écoute, il y a beaucoup de déception à l’égard de la société syrienne, de celles et ceux qui se réclament de sa révolution démocratique de 2011 en particulier, à propos de l’absence d’une condamnation universelle et inconditionnelle des massacres sur la côte, à quoi attribuez-vous cette situation ?

Je suis contrarié par la prédominance, après la chute du régime, d’un courant de pensée qui reprend littéralement à son compte l’autoritarisme de l’ancien régime. Je pensais que la tragédie qui a englouti la Syrie pendant près d’une décennie et demie susciterait chez les Syrien·nes un rejet radical de tous les facteurs qui ont conduit la Syrie aux désastres qu’elle a connus aux mains d’un régime qui a réussi à faire de l’État un moyen de destruction de la société, de la même façon que la Première et la Seconde Guerre mondiale ont suscité une volonté de la part de la société européenne de ne pas répéter la catastrophe. Mais j’ai été surpris de constater que, malgré toute l’amertume de l’expérience, parmi les activistes de Syrie, la propension autoritaire est plus forte que la propension à la justice et à la prise de conscience de la nécessité de construire un État moderne dans lequel le peuple serait au fondement du pouvoir. Je ne m’attendais pas à ce que la conscience d’une majorité d’activistes soit si souple et malléable qu’elle puisse accepter des massacres.

La superficialité en politique empêche de comprendre les causes de la détresse et de la régression ; elle fait que l’on cherche à leur donner les traits d’êtres humains au lieu de les chercher dans les relations et les structures. C’est exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui : la mise en accusation d’une certaine communauté accusée d’avoir causé la ruine du pays, l’identification du mal à un groupe humain et la préparation psychologique au génocide, ainsi que l’acceptation de la reproduction des mêmes relations autoritaires qui ont conduit la Syrie au désastre.

Dans vos déclarations et vos entretiens avec la presse, vous critiquez les catégories éduquées, une élite, qui se porte volontaire pour servir l’autorité. Vous estimez que l’autorité, dans tout pays, cherche son propre intérêt et qu’il est du devoir de la société civile de lui imposer ses limites, faute de quoi nous nous dirigerons vers une dictature ; à quoi attribuez-vous cette tendance à s’identifier à l’autorité ?

Il est de règle que les autorités aient tendance à être antisociales plutôt que pro-sociales, qu’elles pratiquent l’autoritarisme et plus encore lorsqu’elles ne trouvent personne pour s’opposer à elles. Il ne me semble pas que l’« élite » comprenne cette règle, ni qu’elle agisse en conséquence. L’intellectuel non critique n’est qu’un serviteur du pouvoir, et ce type d’activistes est bien plus serviteur qu’intellectuel. D’ailleurs, le problème des beaux parleurs, des raisonneurs et de toute personne qui couvre la mort de sa conscience en invoquant la nécessité politique n’est pas moins présent aujourd’hui qu’il ne l’était sous le régime d’Assad.

Dans notre culture, l’autorité a une position supranaturelle, qui s’apparente beaucoup au concept de Dieu. Dieu est vénéré et non critiqué. On peut croire en lui ou ne pas y croire. Je pense que cette disposition existe chez les gens en général tout autant que parmi l’élite. Si, un jour, l’on critique Le Dieu, on peut revenir pour s’excuser et demander un pardon. Voilà en quoi la contestation chez nous ressemble à un déni du Dieu en place au profit d’un autre. Le relativisme inhérent au politique, donc, disparait au profit de l’absolutisme théiste. Le commun des mortels fonctionne ainsi et remet ses affaires à l’autorité/dieu, mais « l’élite » n’est pas éloignée de cette attitude « déifiante », de sorte que ses rejets sont aussi absolus que l’est sa loyauté. Il y a chez eux une sous-estimation de leur capacité à peser sur le cours des choses, alors que nombre d’entre eux pourraient efficacement jouer un rôle positif. Malheureusement ils laissent cette place vacante.

Vous appelez à la formation d’un conseil des sages, en dehors du cadre des partis et des organisations, qui seraient guidés par leur conscience, dans quelle mesure cela semble-t-il possible à la lumière de la polarisation actuelle ?

Je pense qu’il faut produire cette sorte d’opinion publique dont la référence soit d’abord la conscience. Il doit y avoir une sorte « d’élite des consciences » qui se réfère à des valeurs communes qui constituent des lignes rouges à ne pas franchir au nom de quoi que ce soit. Il n’est pas nécessaire que cette élite soit organisée ou coordonnée, il suffit qu’elle soit d’accord pour défendre les valeurs communes avant tout. Ce système peut réunir une assemblée qui transcende les tendances politiques, les courants intellectuels, les appartenances ethniques, les confessions... etc. On peut être de gauche, de droite ou du centre, mais ce qui rassemble, c’est la conscience, qui ne doit être étouffée sous aucun prétexte.

Par exemple, aucune conscience ne peut accepter le meurtre d’une famille désarmée dans sa maison, mais on peut trahir sa conscience par diverses tentatives de rationalisation, comme par exemple : « Je suis certainement contre le fait de tuer des civils, mais... » : Ce « mais » est la porte ouverte à la trahison de la conscience. Je pense qu’il est nécessaire pour la Syrie d’avoir un collectif représentatif qui ne trahit pas sa conscience, et dont la présence soit incontournable, pour défendre les valeurs communes qui sont violées en Syrie tous les jours, au vu et au su des autorités qui devraient protéger ces droits. À mon avis, c’est tout à fait possible, et ce besoin est d’autant plus urgent quand les clivages sont plus profonds.

Sous l’administration d’Ahmad al-Sharaa, les Syriens de la région littorale ont adopté une attitude prudemment accueillante, aucun massacre à caractère communautaro-confessionnel n’ayant été perpétré après la chute du régime. Bien que des abus, des enlèvements et des meurtres aient eu lieu auparavant, les récents massacres semblent avoir poussé beaucoup d’entre eux à rejeter complètement le régime d’Abu Mohammad al-Joulani. Les Alaouites ont-ils le luxe d’un rejet radical ?

Ce qui a précédé les massacres pendant trois mois était en quelque sorte un prélude ou un entraînement, et cela a servi de pouls à la rue sunnite d’abord, ainsi qu’à à la nouvelle autorité, et les criminels préparaient le terrain dans le but de profiter d’une tolérance qui leur a permis de perpétrer les massacres, lesquels ont créé une première fissure dans les fondations de la construction d’un État national après la chute du régime d’Assad. Si tout esprit doué de raison peut comprendre qu’il existe des groupes criminels incontrôlés qui ont profité de l’effondrement de l’État pour commettre des massacres sectaires, il est incompréhensible que la tête du nouvel État n’ait pas prêté attention à ce qui s’est passé et n’ait pas exprimé en termes « nationaux » son point de vue sur ces événements.

L’indifférence du président autoproclamé de la Syrie, qui s’autoproclame président de tous les Syriens, et son manque de réelle prise en compte, au niveau national, du sort des habitants de la côte, montrent qu’il se préoccupe davantage de son partenariat avec les criminels que de la représentation de tous les Syriens. Les Alaouites sont en droit de considérer qu’al-Charaa a acheté la loyauté de ces factions criminelles au prix de leur sang.

Les Alaouites peuvent-ils reprendre confiance dans ceux qui les ont trahis ? Je l’espère, mais je pense que cela nécessitera un effort persistant et sincère de la part de ceux qui sont au pouvoir, et je n’y crois pas beaucoup. Une élite honnête devrait jouer un rôle actif dans ce domaine, en particulier l’élite arabe sunnite, qui ne devrait pas reproduire la faute morale de l’élite alaouite par rapport aux massacres perpétrés par Assad.

Je crois que les Alaouites en sont venus à porter dans leur cœur un rejet radical de l’autorité de Al-Charaa, après l’avoir accueillie avec prudence dans un premier temps, puis avoir réalisé que cette prudence était justifiée. Il est à noter qu’il y a des Alaouites qui ont considéré comme une trahison le fait qu’un Alaouite ait accepté un poste ministériel dans le nouveau gouvernement et qu’il ait mis sa main dans la main d’un massacreur d’Alaouites.

Vous considérez que le recueil des témoignages des victimes a permis non seulement de faire connaître la réalité de la situation, mais aussi que cela profite non seulement aux Alaouites, mais aussi aux partisans de cette nouvelle autorité, considérant que « les groupes agresseurs ne représentent pas les Syriens, et qu’ils sont en fait le pire de cette autorité ». Sur la base des témoignages que vous avez personnellement reçus, peut-on conclure que cette autorité n’a pas participé aux massacres, ou a tenté de les empêcher, et attendez-vous des résultats significatifs de la commission de vérité formée par Al- Charaa ?

Il ne faut pas oublier les racines, l’éducation et le cadre idéologique de ceux qui occupent des postes de décision au sein de la nouvelle autorité. À mon avis, ce qui s’est passé ne s’est pas produit sans le consentement tacite de l’autorité. Non pas parce que l’autorité l’a voulu, mais parce qu’elle a voulu satisfaire la volonté d’engeance de ses compagnons de combat, qui sont en fait quelques-uns des pires parmi les pires que la société syrienne ait produits, qui ne sont comparables qu’aux shabbiha de l’ancien régime responsables de massacres antérieurs, auxquels s’ajoutent des terroristes militants étrangers. N’est-il pas normal que n’importe quel Syrien se sente humilié quand un extrémiste islamique étranger tue son concitoyen ? On peut se demander si cette justification, cette propagation de mensonges et cette banalisation des massacres perpétrés par les « rebelles » d’hier ne témoignent pas d’un désir implicite de vengeance d’inspiration religieuse. Le « président » Al-Joulani n’a pas condamné les massacres, il ne les a même pas reconnus. Il n’a même pas rassuré les Alaouites qui vivent toujours dans la terreur et l’insécurité la plus totale, alors que les massacres se poursuivent, mais à un rythme moindre et à l’écart des caméras. En plus de la politique visant à réduire les populations à la misère pratiquée par les responsables du massacre, parallèlement aux tueries, aux abus et aux humiliations, par le biais d’incendies, de pillages, de licenciements et d’interruption du paiement des salaires et pensions de retraite, les gens ont commencé à mendier leur pain.

Mon village près de Lattaquié a été privé de pain pendant six jours. Le livreur a été empêché de transporter du pain jusqu’au village et a été battu et insulté avec des propos orduriers, des propos orduriers anti-alaouites qui ont malheureusement envahi la vie publique en Syrie sans aucune retenue. Le sixième jour, un nouveau type de pain à l’odeur désagréable a été distribué aux habitant·es, comme me l’a raconté l’un de mes proches, et les gens ont eu peur de le manger avant d’en donner au chien, pour s’assurer qu’il était sans danger. Ce niveau de confiance montre le type de relation que les autorités sont en train d’établir avec les Alaouites.

Les habitants de la côte n’ont pas l’impression qu’un État veille à leur sécurité et ils considèrent tout bruit à l’extérieur de leur maison comme une menace, dites-vous. Je suppose que vous avez déjà réfléchi à ce que cette autorité devrait faire pour regagner la confiance des gens. Peut-elle le faire dès maintenant, ou bien existe-t-il un obstacle structurel qui l’empêche de le faire ?

L’autorité peut faire beaucoup si elle est disposée à construire sur des bases saines et si elle part sur le terrain de la nation et non sur celui d’un sectarisme fermé. Il ne fait aucun doute que l’autorité pâtit d’un problème structurel, dont l’élite syrienne est une fois de plus responsable en raison de son manque de capacité à la critique rigoureuse, mais l’ancien régime est davantage responsable, car ses politiques, dépourvues non seulement de sens civique mais aussi de toute valeur morale, ont fait ressortir le pire de la société et ont porté au pouvoir des forces qui n’avaient rien à voir avec la révolution, même si elles s’opposaient à l’ancien régime. L’étau sécuritaire imposé par le régime et sa structure communautaire avaient rendu son renversement quasiment impossible, hors intervention étrangère directe, si ce n’est par des forces comme celles qui sont entrées à Damas sur le cadavre du régime, soutenues par un consensus international, ou intervention étrangère indirecte. Mais c’est une erreur de considérer ces forces comme des forces révolutionnaires : ce sont elles qui ont porté le coup fatal au régime pour construire un régime tout aussi mauvais, et il est dans l’intérêt de la société syrienne de s’opposer clairement et fermement à leurs aspirations autoritaires.

Comprenez-vous les appels à l’intervention étrangère venant du littoral dans ces circonstances ?

Je comprends les appels à l’intervention extérieure de quiconque se sent sans protection, surtout lorsqu’il est soumis à la violence génocidaire dont les Alaouites ont fait l’objet jusqu’à présent. Les révolutionnaires avaient déjà demandé une protection extérieure pour échapper à la mort que le régime Assad déversait sur eux, et je l’ai compris à l’époque, mais je me suis rendu compte qu’une intervention extérieure n’était pas une solution et qu’elle ne ferait qu’alourdir le fardeau. Mais placer les gens dans un état d’insécurité totale et les qualifier ensuite d’ennemis de la patrie est un procédé lamentable.

La honte n’est pas du côté de la personne qui demande une intervention extérieure, mais du côté de ceux qui poussent les gens à demander une intervention extérieure. La faute incombe à ceux qui font honte aux gens qui demandent une intervention étrangère et qui restent silencieux sur l’acte criminel qui pousse les gens à demander une telle intervention.

L’année dernière, il y a eu un débat sur la question de savoir à qui s’applique le « plus jamais ça », en référence à l’impossibilité de tolérer la répétition des massacres de l’Holocauste dans le monde post-nazi. Il existe aujourd’hui une tendance à balayer tout ce qui entoure l’Holocauste sous le tapis, comme on dit, et à retourner à la vie quotidienne. Dans quelle mesure avons-nous besoin d’un principe similaire en Syrie, applicable à toutes les communautés et ethnies du peuple syrien, et un nouveau départ est-il possible en Syrie sans ce principe ?

En vérité, je croyais que les années d’enfer vécues par les Syrien·nes de tous bords, en particulier par celles et ceux qui étaient opposé·es à Assad, généreraient dans la société syrienne et au sein de l’élite syrienne un courant de poids qui empêcherait la répétition de ce qui s’est passé, en comprenant et en traitant ses causes réelles et en s’efforçant d’éliminer les facteurs qui poussent à une répétition de la situation. Je m’attendais à ce qu’un courant intellectuel et moral prévale en Syrie et dise, avec détermination, non à la politique de massacres après le départ du régime des massacreurs.

Malheureusement, je me suis fait des illusions et j’ai été déçu, et il s’est avéré que la société syrienne ne s’enrichit pas des expériences pour lesquelles elle paie le prix du sang de temps à autres. Sous le régime précédent, certains intellectuels chantaient les louanges des Soukhoï, se moquaient des victimes des massacres et acceptaient, peut-être avec une joie honteuse, que les corps des victimes soient ramassés par des bulldozers. Je n’ai jamais imaginé que cela se répéterait après la disparition du régime Assad et que bien des gens pourraient encore se moquer de toutes ces morts et de tous ces massacres.

Le sang versé sur la côte est du sang syrien, pas du sang alaouite, et il appartient à tous les Syriens. Les balles qui ont tué des familles innocentes et sans défense dans leurs maisons sont des balles à retardement qui visent la poitrine de chaque Syrien·ne, peu importe à quel point il ou elle se croit, en silence ou « compatissant·e », à l’abri de ces balles. Il ne fait aucun doute que nombre de ceux et de celles qui ont été tué·es par des balles tirées sur le littoral sont resté·es indifférent·es à ceux et à celles qui ont été tué·es par des balles ailleurs en Syrie pendant 14 ans, jusqu’au moment où ils et elles ont été tué·es par les mêmes balles, peut-être avec le même fusil.

Traduit par DeepLpro, revu avec l’auteur pour ESSF par Pierre Vandevoorde

Source - Syriauntold.com, 2 avril 2025

 

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المؤلف - Auteur·es

Rateb Shabo

Rateb Shaabu est médecin et écrivain syrien né en 1963. Il a passé 16 années consécutives (1983-1999) dans des prisons syriennes, la dernière étant la prison militaire de Tadmur. Il est l’auteur de Dunya al-Din al-Islam et a contribué à des traductions de l'anglais.