
Ne blâmez pas les Kurdes, les alaouites, ou les druzes pour le fait qu’Israël pêche dans l’eau trouble syrienne. La faute incombe principalement aux nouveaux dirigeants HTC et leurs alliés jihadistes.
Israël nous a habitués à pêcher en eau trouble. L’État sioniste a longtemps cherché à semer la zizanie et à l’attiser en s’efforçant de redessiner la carte du Moyen-Orient à son image, de sorte que la logique de la fragmentation confessionnelle et ethnique prévale sur la logique de la citoyenneté et de la loyauté partagée à un État qui fusionne les groupes confessionnels et ethniques en un seul creuset tout en préservant leurs droits. S’inspirant du célèbre principe de l’Empire romain « diviser pour régner », Israël s’est efforcé, depuis sa création, d’exploiter les différences présentes dans son environnement immédiat et plus lointain, en jouant les minorités confessionnelles contre la majorité sunnite régionale et les minorités ethniques contre la majorité arabe : druzes, chrétiens, Kurdes et autres – même chiites à l’époque du Shah d’Iran, avant que ce dernier pays ne devienne un foyer d’hostilité anti-israélienne et ne contribue à son tour à alimenter le confessionnalisme chiite dans les pays arabes voisins dans le but d’étendre son influence régionale.
De ce point de vue, le comportement de l’État sioniste en Syrie depuis l’effondrement du régime d’Assad n’est ni surprenant, ni inhabituel ; il est plutôt tout à fait naturel. Israël a exploité cet effondrement pour détruire la majeure partie des moyens militaires que possédait le régime déchu, affaiblissant radicalement Hayat Tahrir al-Cham (HTC) dans son ambition de remplacer l’ancien régime en étendant son contrôle sur la plus grande partie du territoire syrien. Israël a profité de la vacance du pouvoir pour étendre son contrôle au-delà des frontières de son occupation du plateau du Golan, telle qu’établie après la guerre de 1973. Cela a été fait en visant deux objectifs évidents : renforcer sa position stratégique surplombant le Sud-Liban et faciliter sa pénétration sur le territoire syrien vers les zones à majorité druze.
Les récents affrontements ont opposé le régime HTC et les groupes djihadistes sous son égide, d’une part, et les druzes armés qui défendent leur communauté et la protègent de la tutelle d’un gouvernement qui ne respecte pas leurs droits. Ils avaient auparavant réussi à imposer la même chose à l’ancien régime lui-même, malgré sa prétention à protéger les minorités, et ils sont maintenant encore plus enclins à défendre cette autoprotection, face à un nouveau régime dont les forces armées comprennent des groupes sunnites extrémistes hostiles aux différentes minorités du pays. En effet, le régime HTC n’a pas réussi à convaincre jusqu’à présent le reste de la population syrienne, y compris une grande partie des Syriens arabes sunnites, de son intention sincère d’établir un régime civil, démocratique et non confessionnel qui inclue toutes les composantes du peuple syrien et respecte leurs spécificités.
C’est là que réside le cœur du problème : la pêche sioniste en eau trouble nécessite, avant tout, une eau boueuse. Ne blâmez pas les Kurdes, qui ont terriblement souffert de la persécution arabe chauvine baasiste durant des décennies avant de saisir l’occasion de la guerre civile pour imposer leur autonomie dans leurs zones de concentration dans le nord-est. Ne blâmez pas non plus les alaouites, qui ont été soumis à un horrible massacre confessionnel en mars dernier, auquel ont participé des hommes portant des uniformes de HTC, et au cours duquel environ 1700 civils ont été tués. De même, ne blâmez pas les druzes, qui ont fait l’objet d’une attaque confessionnelle prenant prétexte d’une vidéo fabriquée attribuée à un cheikh de leur communauté et qui ne pouvait tromper que ceux qui étaient aveuglés par une haine confessionnelle préconçue.
La faute incombe principalement à ceux qui ont attribué l’effondrement du régime d’Assad exclusivement à eux-mêmes, alors qu’Israël a joué un rôle plus important dans la création des conditions de sa chute par le coup décisif qu’il a porté à la capacité de l’Iran à le soutenir, que ce soit par le biais du Hezbollah libanais ou en envoyant des forces d’Iran et d’Irak. HTC aurait dû modestement reconnaître les limites de ses propres forces, qui sont bien plus faibles que celles des forces kurdes dans le nord-est, et beaucoup trop faibles pour lui permettre d’étendre son contrôle sur toutes les régions arabes naguère contrôlées par le régime déchu avec l’aide de la Russie et de l’Iran.
Au lieu de cela, Ahmad al-Charaa a été grisé par l’idée de remplacer Bachar al-Assad dans son palais présidentiel (il a même commencé à ressembler de plus en plus à une version barbue du président déchu). Il a agi comme s’il pouvait dominer toute la Syrie, d’abord en nommant le gouvernement HTC qui siégeait à Idlib comme gouvernement de toute la Syrie, puis en formant un nouveau gouvernement sous hégémonie HTC, dans lequel la « représentation » du peuple syrien est limitée à un minimum symbolique qui n’a convaincu personne (le pire étant d’avoir une seule et unique femme pour représenter la majorité féminine de la population syrienne et sa minorité chrétienne). Il a promis un processus constitutionnel entaché des mêmes défauts et a laissé entendre que la Syrie n’organiserait pas d’élections avant quatre ans.
Au lieu de tout cela, qui est totalement contraire à ce dont la Syrie a besoin, il aurait fallu suivre la seule voie qui pourrait conduire à la réunification du pays. Comme indiqué dès le début (voir « Comment reconstruire l’État syrien ?», 17 décembre 2024 – en arabe non traduit), c’est la voie de l’appel à une conférence inclusive dans laquelle toutes les composantes politiques, confessionnelles et ethniques du peuple syrien sont représentées, et dans laquelle les femmes sont représentées conformément à leur proportion dans la population. Cette conférence mettrait alors en place un gouvernement intérimaire auquel participeraient ces composantes, ouvrant la voie à l’élection d’une assemblée constitutionnelle dans un délai n’excédant pas un an. L’assemblée rédigerait ensuite une nouvelle constitution qui serait soumise à un référendum populaire, avec une majorité des deux tiers requise pour qu’elle entre en vigueur. Ce sont les seules conditions qui peuvent purifier les eaux de la Syrie et rassurer les différentes composantes de sa population. Ce que le régime de HTC a fait jusqu’à présent, cependant, c’est brouiller dangereusement les eaux, ouvrant la voie à divers adeptes régionaux de la pêche en eau trouble, au premier rang desquels l’État sioniste.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 6 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.