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Résistance de masse en Turquie : « Bien creusé vielle taupe ! »

par Uraz Aydin
© Dawid Krawczyk

La tentative d’Erdogan d’éliminer son probable rival aux prochaines élections présidentielles en le plaçant arbitrairement sous détention a provoqué des mobilisations d’une rare ampleur. Face à ce qui pourrait être un tournant majeur dans la construction du régime autocratique néo-fasciste d’Erdogan, des millions de citoyens et notamment une jeunesse tout nouvellement radicalisée ont refait descendre la politique dans la rue.

L’arrestation d’un élu n’est bien évidemment pas un fait inédit en Turquie. Ces dernières années, dans la majorité des municipalités kurdes du sud-est du pays, le parti pro-kurde remportait les élections avec une large majorité (50-80 % des voix). Mais l’État accusait systématiquement leurs élu·e·s de soutenir le terrorisme et les emprisonnait, remplaçant les maires élus par des administrateurs nommés par le gouvernement. De même des dizaines de députés du parti pro-kurde DEM Parti (anciennement HDP), ainsi qu’un député du TIP/Parti Ouvrier de Turquie (où militent nos camarades de la 4ème Internationale) sont toujours derrière les barreaux

Désormais, le même scénario se répète dans la plus grande ville du pays, Istanbul. L’État cherche à étouffer progressivement le CHP, bien que ce soit une opposition très modérée.

Radicalisation de la jeunesse

L’élément nouveau dans ces mobilisations est la jeunesse universitaire et lycéenne. Après des années de dépolitisation et de répression, notamment dans les facs, une telle mobilisation était inattendue. Mais la vieille taupe avait continué à creuser, bien profondément1. La marchandisation de l’enseignement -l’ouverture d’universités privées par centaines ayant rendu les diplômes obsolètes- articulée à une crise économique désastreuse, a eu pour conséquence que les jeunes n'ont plus aucun espoir d'avenir. C’est donc en grande partie ce ras le bol qui a permis une telle mobilisation de cette jeunesse qui a entraîné le CHP, lequel visait une opposition plus juridique ou symbolique, et qui a ouvert la voie à des manifestations plus larges. Même si l’ampleur des mobilisations n’a pas pu empêcher l’arrestation du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, le fait que le régime ait – pour l’instant – reculé, notamment sur la question de la nomination d’un administrateur (kayyum) à la tête de la municipalité, constitue une victoire importante. Après les vacances du Ramadan le mouvement étudiant semble avoir repris avec notamment la revendication de la libération de plusieurs centaines de jeunes qui sont toujours en prison en attente de jugement.

Hétérogénéité politique

La révolte du parc Gezi en 2013 qui fut aussi une résistance de masse contre le régime d’Erdogan semble être aujourd’hui une référence importante lors des mobilisations. Toutefois une différence importante est que la gauche révolutionnaire, malgré toute la diversité politique présente dans Gezi avait réussi à y établir son hégémonie. Ce dont il n’est point question aujourd’hui, après des années de répression de la gauche. La figure de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la république turque est très présente bien évidemment, comme symbole -mythique bien entendu- de l’aspiration à un retour à une république laïque et démocratique. Mais au-delà, on voit se développer des courant ultranationalistes, favorables à un nationalisme séculaire (et non relié à l’imaginaire islamo-turque ottomane) mais aussi ethnique, raciste, sexiste. Ces courants ne sont heureusement pas dominants mais existent et se développent au sein de la jeunesse. Notre objectif doit donc être d’introduire des valeurs de gauche dans ce mouvement pour empêcher qu’il ne dérive vers un nationalisme, un sexisme ou un racisme exacerbé. Spécifiquement dans la conjoncture actuelle où le régime d’Erdogan mène des négociations avec le leader emprisonné du mouvement kurde, Abdullah Öcalan, avec l’objectif d’une dissolution du PKK, pour « une Turquie sans terrorisme » selon les mots du régime. Donc le mouvement kurde est considéré par des secteurs ultranationalistes comme un allié d’Erdogan, ce qui renforce encore plus le nationalisme ethnique de ces factions.

Un double boycott

Si la fête du ramadan (de 9 jours) a mis un coup d’arrêt aux mobilisations (avec un meeting final géant de 2 millions de personnes), c’est un double boycott qui a pris la relève. D’une part le boycott permanent d’une vingtaine de marque affilié ouvertement au régime, dont l’initiative a été prise par le CHP. D’autre part un boycott hebdomadaire initié par les étudiants, les mercredis, inspiré par l’exemple serbe, où toute consommation est boycottée mais qui permet aussi d’organiser une atmosphère de solidarité, de partage avec notamment des « cafés boycott » (à l’initiative du TIP), où chacun apporte et distribue ses propres boissons. Les deux boycotts ont été suivis massivement dans les premières semaines, plusieurs personnalités renommées, acteurs/actrices ont été mis en garde à vue pour avoir appelé au boycott, donc à un « sabotage économique » selon le régime.

Il faut aussi souligner que les syndicats n’ont pratiquement aucun rôle dans le mouvement de contestation qui se construit face à l’arrestation d’Imamoglu. Bien entendu l’idée d’une grève générale a beaucoup circulé (de même que le slogan « Greve générale, résistance générale »). Mais pour le moment il est difficile de dire que la classe ouvrière se reconnait dans ce mouvement. Une partie importante est toujours réceptive à la propagande d’Erdogan. Des confédérations syndicales de gauche comme le DISK et le KESK ont appelé à des arrêts de travail symboliques. Cependant très peu d’effort ont été fait pour faire comprendre que la question démocratique et la question sociale sont intimement liées. C’est aussi une des tâches les plus importantes qui se trouvent devant la gauche radicale pour orienter ce mouvement de contestation extraordinaire dans une perspective de rupture révolutionnaire.


Une version courte de cet article a été publiée le 10 avril 2025 par L’Anticapitaliste

  • 1“Well said, old mole. Canst work i'th' earth so fast? A worthy pioneer!”. Vers de Shakespeare dans Hamlet, repris par Hegel, Schlegel, Marx et Bakounine avec de légères transformations ; notamment dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Bien creusé, vieille taupe ». La métaphore de la taupe souligne selon Daniel Bensaïd “l’obscur travail de résistance où se préparent discrètement, lorsque tout dort, de nouveaux surgissements”. (Résistances. Essai de taupologie générale, Fayard, 2001.)