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Démilitarisation de la question kurde : une opportunité pour la paix et la démocratie ?

par Uraz Aydin
Congrès de dissolution du PKK, 2025.

L’annonce récente de l’abandon de la lutte armée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) constitue un tournant majeur dans l’histoire contemporaine de la Turquie et du Moyen-Orient. En l’espace de quelque mois, plus de 40 ans de rébellion armée du peuple kurde sous la bannière du PKK semblent avoir pris fin. Cela étant, l’inquiétude et la méfiance continuent de régner. Le processus reste obscur, avec de nombreuses zones d’ombre concernant les étapes à venir. Et les peuples de Turquie savent par expérience que manquer une nouvelle occasion de paix entraînerait un retour brutal à la violence et aux souffrances.

Au niveau de l’opinion publique, tout a commencé avec l’appel inattendu du leader d’extrême-droite et principal allié d’Erdogan, Devlet Bahçeli, le 22 octobre 2024 à ce qu’Abdullah Öcalan vienne s’exprimer au Parlement pour déclarer la fin de la lutte armée et la dissolution du PKK. Étant donné le fait que, sous Erdogan, deux processus de négociation (2007-2009 et 2013-2015) avaient déjà échoué et que le régime autocratique en place avait pris un tournant ultra-sécuritaire au fil de la dernière décennie, cet appel a d’abord été accueilli avec un maximum de suspicion1. Mais après une période de négociations fort opaques entre l’État turc et Öcalan, avec la participation d’une délégation du DEM Parti (parti réformiste de gauche issu du mouvement kurde) et la direction du PKK, le fondateur de l’organisation, depuis sa prison sur l’île d’Imrali en mer Marmara, a annoncé le 27 février 2025 à travers une lettre (« Appel pour la paix et la société démocratique ») que le PKK devait se dissoudre :

« La nécessité d’une société démocratique est inévitable. Le PKK, qui représente le mouvement d’insurrection et de violence le plus long et le plus étendu de l’histoire de la République, a trouvé sa force et sa base dans la fermeture des canaux de la politique démocratique. […] Comme toute organisation ou parti moderne dont l’existence ne prend pas fin par la force, vous devez convoquer votre congrès et prendre une décision en faveur d’une intégration volontaire à l’État et à la société. Tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit se dissoudre. »

Nous ne savons pas quels ont été les débats au sein de l’organisation. Dans les 25 dernières années, le PKK a changé plusieurs fois de forme (et de nom) et Öcalan avait déjà appelé les forces armées du PKK à se retirer hors des frontières de la Turquie et au dépôt des armes. Ceci avait suscité des tensions entre Apo (diminutif de Abdullah) et le Conseil présidentiel de l’organisation. Il est donc difficile d’envisager que la direction du PKK ait été rapidement unanime face à ce nouveau processus, déclaré si abruptement. Elle a donc longtemps insisté pour que tout le processus, et surtout le congrès de dissolution, soit présidé d’une façon ou d’une autre par Öcalan, qui devrait en porter la pleine responsabilité. Selon une déclaration de Remzi Kartal, dirigeant de l’organisation en Europe, le leader emprisonné s’est exprimé au congrès à travers une vidéo. C’est donc à l’issus de ce 12e congrès, qui s’est tenu les 5-7 mai 2025, en deux emplacements différents, avec la participation de 232 délégué·es, que le désarmement et la dissolution de l’organisation a été déclaré.

Essayons d’interpréter les points importants du texte de la résolution finale du congrès en les mettant en lien avec les développements récents au niveau de la politique intérieure et régionale du régime d’Erdogan.

 

La gestion du processus par Öcalan

En dissolvant « la structure organisationnelle du PKK » et mettant « fin à la lutte armée », le congrès met « un terme aux activités menées sous le nom de PKK ». Le document signale ainsi que les dirigeant·es et militant·es de l’ex-PKK continueront à participer à la lutte, probablement sous un autre nom, sur une base dorénavant « démocratique ».  Qu’adviendra-t-il de ces militant·s retranché·es dans les montagnes d’Irak du Nord où se trouve également le centre de direction de l’organisation ? Il semblerait qu’après le dépôt des armes dans une demi-douzaine de centres qui seront établis dans la région autonome kurde d’Irak – sous la supervision des services de renseignement turc mais peut-être aussi de l’ONU – une partie des militant·es et surtout les membres de la direction vont rejoindre la vie civile dans cette même région autonome. Une partie des militant·es – probablement un nombre symbolique et n’ayant pas participé à des conflits violents avec l’armée turque – devraient se rendre à l’État turc. Étant donné que le régime envisage, en coordination avec le DEM Parti, des modifications de la loi sur l’exécution de peines, ces militant·es ne devraient purger que des peines légères pour être relâché·es après un bref laps de temps. Ces réformes de la loi encadrant l’application des peines devraient aussi permettre la libération d’une partie des prisonniers politiques.

Ce ne sont bien entendu que des suppositions, mais largement partagés dans l’opinion public et parmi les observateurs. Car si le processus de négociation, bien que très peu transparent, en est arrivé à l’annonce de la dissolution de l’organisation et de son désarmement, nous pouvons supposer que certains points cruciaux ont été débattu.

Un autre point important dans le texte est constitué par la phrase suivante : « La mise en œuvre de ces décisions nécessite la direction et la gestion du processus par Öcalan, la reconnaissance du droit à l’action politique démocratique, et une garantie juridique solide et cohérente ». Lors de son appel du 22 octobre, Bahçeli avait évoqué le fait qu’en contrepartie d’une dissolution du PKK, Öcalan pourrait bénéficier du « droit à l’espoir » qui lui permettrait d’être libéré malgré sa condamnation à perpétuité. Aujourd’hui, si une libération totale d’Öcalan n’est plus au centre des débats (pour le moment), un assouplissement de ses conditions d’incarcération, de sorte qu’il puisse recevoir des invité·es, des journalistes, rester en contact avec ses cadres et diriger son mouvement, semble être le principal point négocié entre le régime et le leader. Mais encore une fois, aucune résolution ou protocole n’a été rendu public. Toutefois, il est important de voir que le congrès attribut un rôle central à Öcalan dans la gestion du procès, ce qui signifie que c’est aussi lui qui en portera la responsabilité.

 

Une réorganisation des rapports turco-kurdes

Le texte évoque, un lien historique de « mille ans entre Kurdes et Turcs ». Ce lien aurait été mis en danger par divers « complots » que Öcalan a su déjouer. C’est un des axes principaux de l’historiographie öcalanienne, selon laquelle il s’est noué une alliance entre les peuples turcs et kurdes depuis l’arrivée des seldjoukides en Mésopotamie au début du 11esiècle, alliance qui a duré jusqu’à la fondation de la République turque en 1923, de laquelle le peuple kurde a été écarté malgré le fait que la guerre de libération avait été mené ensemble. C’est d’ailleurs pour cela que le texte critique la constitution de 1924 de la toute jeune République turque, qui n’offrait aucun statut aux kurdes. Il serait ainsi question de rétablir ce lien aujourd’hui et « la seule solution viable passe par la Patrie commune et une citoyenneté égalitaire ».

Dans ces premières années de prison, au début des années 2000, Abdullah Öcalan avait tout d’abord développé la perspective d’une « république démocratique » qui inclurait les peuples kurdes et turcs comme éléments fondateurs. C’est un peu plus tard que la conception de « confédéralisme démocratique » a été formulé par le leader du PKK à travers une critique de l’État-nation. Ceci comprendrait un réseau et une coopération entre divers organes administratifs, politiques et culturels du mouvement kurde dépassant les frontières établies. Il semblerait qu’Öcalan, avec sa conception de Patrie commune, de nation démocratique, revienne à une conception plus proche de sa première formulation.

 

Rapports de forces au Moyen Orient

Dans le cadre des rapports turcs-kurde, le texte signal aussi que « les récents développements au Moyen-Orient dans le cadre de la Troisième Guerre mondiale rendent inévitable une réorganisation des relations kurdo-turques ». Ce passage est important dans le sens où le basculement des rapports de force au Moyen-Orient constitue la principale raison de l’appel de Bahçeli. Donc la démarche est d’abord d’ordre géopolitique et, au second plan, en rapport avec la politique interne. Contrairement à l’argument populaire de l’opposition qui y voyait une manœuvre pour obtenir le soutien des Kurdes lors d’une proposition de changement de constitution qui permettrait à Erdogan d’être candidat au prochain scrutin présidentiel (prévu pour 2028).

Face à la chute imminente du régime Assad, Ankara redoutait que l’autonomie régionale kurde du Nord-Est de la Syrie (le Rojava) se consolide. Une guerre contre un Iran déjà affaibli par la perte de ces alliés (chute de Damas et dégradation de la puissance du Hezbollah) et un chaos géopolitique étendu dans tout le Moyen-Orient aurait aussi été susceptible de renforcer le poids du PKK à travers ses organisations sœurs (PJAK en Iran et PYD-YPG en Syrie), surtout dans une conjoncture où ces derniers bénéficiaient du soutien d’Israël et des États-Unis. Ainsi, le régime turc a tenté de neutraliser le PKK, quitte à faire un accord avec Öcalan en envisageant même sa libération (chose impensable quelques mois avant), dans l’espoir que la branche syrienne (les YPG) dépose aussi ses armes. L’État turc a ainsi entamé les pourparlers avec le leader enfermé tout en réprimant le mouvement kurde civil en Turquie et en bombardant les positions du PKK dans le mont Qandil et des YPG au Rojava, pour les obliger à une « paix forcée ».

Pour le moment ni le PJAK ni surtout les YPG ne se sentent concernés par la résolution du PKK. Si ces deux organisations sont liées à « la ligne d’Öcalan », elles ont une autonomie structurelle et politique, notamment dans la branche Syrienne qui détient un pouvoir militaire considérable dans la région, de sorte qu’elle conclut elle-même ses accords avec le nouveau pouvoir de Damas et prévoit une intégration dans les structures de l’État syrien à sa manière et selon ses propres intérêts. Mais cette « insubordination » pourrait tout aussi bien être considérée comme une part des pourparlers, dans le sens où l’existence d’une puissance militaire, intégrée à l’État syrien, pourrait faire avancer la perspective d’une « réorganisation des relations kurde-turc » avec une marge de manœuvre renforcé au profit d’Öcalan. Mais le fait est que le régime et Öcalan semblent aujourd’hui partager la perspective d’une Turquie puissante – renforcée par l’alliance turque-kurde – qui affermirait sa position, étendrait sa domination dans la hiérarchie impériale régionale. 

 

La nécessité d’avancées démocratiques

Le congrès fait aussi appel à l’ensemble de la société, aux mouvement sociaux, aux diverses composantes du peuple kurde, à l’opposition, à la gauche révolutionnaire (allié historique du mouvement kurde) pour renforcer le processus de paix mais aussi de démocratisation. N’oublions pas que les négociations ont été menées dans une conjoncture où l’ouest du pays s’est embrasé avec des mobilisations de millions de personnes face à l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, futur candidat de l’opposition à la présidentielle2. Car si comme nous l’avons précisé plus haut le premier objectif de cette « Turquie sans terrorisme » (c’est ainsi que le régime nomme le processus de paix) est d’ordre géopolitique, Erdogan vise aussi à briser les liens de coopération et parfois d’alliances (comme aux scrutins précédents) entre l’opposition bourgeoise du CHP et le DEM Parti afin d’isoler les deux parties. Aujourd’hui, c’est en neutralisant et si possible en intégrant le mouvement kurde à travers son leader d’une part, et en criminalisant et réprimant l’opposition de l’autre, qu’Erdogan tente de restructurer pour une énième fois son réseau d’alliances afin de conserver son pouvoir et élargir son étendu.

Mais il est bien évident que cette démilitarisation de la question kurde ne pourra se réaliser pleinement si elle n’est pas accompagnée de réformes démocratiques, débattues et décidées collectivement à travers des processus eux aussi démocratiques et transparents. Dans ce cadre, quelques jours après le congrès du PKK, Devlet Bahçeli (encore lui) a appelé à la formation d’une commission « de pacte national » incluant des membres de tous les partis représentés au parlement (16 au total) ainsi que des personnalités, spécialistes, etc. pouvant contribuer au processus. Le DEM s’est emparé de la proposition et a commencé à solliciter les diverses composantes du Parlement en vue de former cette commission.

Il semble aussi possible qu’il y ait des développements concernant les mesures de remplacement des élu·es par des administrateurs nommés par l’État dans les municipalités kurdes, qui constituent un déni du droit de vote au Kurdistan mais qui a aussi été appliqué récemment à Istanbul aux municipalités où le CHP a fait alliance avec le DEM (sous le nom de « consensus urbain »). Les récentes déclarations d’Erdoğan laissent entendre que la pratique controversée de la mise sous tutelle (kayyum) des municipalités pourrait devenir une exception dans une Turquie « sans terrorisme ». Toutefois, loin de signaler une volonté de renforcer l’autonomie locale, le discours insiste sur la nécessité de clarifier les compétences entre municipalités métropolitaines et de district, en prévoyant des mesures coercitives contre celles jugées inefficaces. Il s’agit donc moins d’un retrait de l’État central que d’un projet de recentralisation autoritaire, qui viserait à institutionnaliser le contrôle étatique sur les pouvoirs locaux, sous une forme peut-être plus technocratique mais tout aussi restrictive que les kayyums eux-mêmes.

 

Saisir l’occasion

Le désarmement du PKK constitue une base importante pour une démilitarisation de la question kurde. Le régime d’Erdogan va indéniablement tenter de structurer ce processus selon ses intérêts. C’est d’ailleurs pour cela que le Président turc reste relativement en retrait et laisse Bahçeli – représentant lui aussi des secteurs traditionnel-nationaliste de l’appareil étatique – opérer pour observer le déroulement et mesurer combien ça lui profite. Nous savons que ce genre de négociations et de règlements de questions nationales ne se réalisent jamais sans « accidents », sans tentative de sabotage qui peuvent venir d’acteurs internes mais aussi internationaux. Cette partie du texte du congrès exprime fortement cette crainte : « Nous appelons les puissances internationales à reconnaître leurs responsabilités dans les politiques génocidaires menées depuis un siècle contre notre peuple, à ne pas faire obstacle à une solution démocratique et à contribuer de manière constructive au processus ».

La paix et la fin des conflits armés sont bien entendu importantes en elles-mêmes mais cela accroit aussi à moyen terme les potentialités de combats unifiés démocratiques et sociaux des travailleur·ses kurdes et turc·ques. La gauche révolutionnaire et le mouvement oppositionnel démocratique mené par une jeunesse radicalisée qui a surgit dans ces derniers mois a la responsabilité de s’emparer de ce processus, de revendiquer des réformes et mesures démocratiques, à commencer par la libération des détenus malades, l’application des décisions de la Cour Européenne des droits de l’homme concernant la libération des prisonniers politiques, le respect des élections, le retour à leur travail des « universitaires pour la paix » et de construire par en bas une véritable fraternité entre les peuples qui puisse s’opposer au régime autocratique tout en bousculant les limites de la contestation bourgeoise.

Le 23 mai 2025, Istanbul