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Que se passe-t-il en Syrie ?

par Gilbert Achcar

En quelques jours, après être restée relativement statique pendant quelques années, la Syrie s’est à nouveau transformée en théâtre de guerre de mouvement, dans ce qui ressemble à une reprise du dernier déplacement majeur des fronts de bataille qui eut lieu en 2016, lorsque le régime d’Assad avait repris le contrôle d’Alep en bénéficiant du soutien iranien et russe et de la complicité turque. Nous voici maintenant confrontés à une attaque surprise accompagnée d’une expansion soudaine des forces de Hayat Tahrir al-Sham (Organisation pour la libération d’al-Sham, autrement dit de la Syrie, communément désignée par son acronyme arabe HTS), le groupe salafiste djihadiste qui contrôle la région d’Idlib dans le nord-ouest de la Syrie depuis 2017 (texte écrit le 3 décembre 2024).

Comme on sait, l’origine du groupe remonte à Jabhat al-Nusra, qui fut fondée en 2012 en tant que branche d’Al-Qaïda en Syrie, puis annonça sa défection de l’organisation sous le nom de Jabhat Fath al-Sham en 2016, avant d’absorber d’autres groupes et de devenir Hay’at Tahrir al-Sham l’année suivante. L’invasion d’Alep par HTS ces derniers jours a été menée aux dépens de l’armée du régime syrien, soutenue par les forces iraniennes et russes. Quant au rôle de la Turquie, il a consisté encore une fois en complicité, mais en sens inverse cette fois-ci, car HTS est devenue dépendante de la Turquie, son seul débouché.

Examinons de plus près ce chaos, en commençant par le rôle turc. Au début du soulèvement populaire en Syrie en 2011, Ankara aspirait à imposer sa tutelle sur l’opposition syrienne et à travers elle, en cas de victoire, sur le pays tout entier. La Turquie a ensuite rapidement coopéré avec quelques États arabes du Golfe pour soutenir des groupes armés brandissant des bannières islamiques, lorsque la situation se militarisa et se transforma de soulèvement populaire contre un régime familial sectaire et despotique en affrontement entre deux camps réactionnaires, mis à profit par un troisième camp formé par le mouvement kurde. Ces développements ont ouvert la voie à la soumission des territoires syriens à quatre occupations, en plus de l’occupation sioniste du plateau du Golan qui a commencé en 1967 : occupation iranienne (accompagnée de forces régionales affiliées à Téhéran, notamment le Hezbollah libanais) et occupation russe soutenant toutes deux le régime d’Assad ; occupation turque dans deux zones à la frontière nord de la Syrie ; et déploiement américain dans le nord-est, en soutien aux forces kurdes qui affrontent Daech ou ce qui en reste.

Que s’est-il donc passé ces derniers jours ? La première chose qui a frappé est la rapidité avec laquelle les forces du régime d’Assad se sont effondrées face à l’attaque, rappelant l’effondrement des forces régulières irakiennes face à Daech lorsque l’organisation avait franchi la frontière syrienne à l’été 2014. La raison de ces deux effondrements réside principalement dans le facteur confessionnel, leur caractéristique commune étant que la majorité alaouite dans les forces syriennes et la majorité chiite dans les forces irakiennes n’avaient aucune incitation à risquer leurs vies en défendant les zones à majorité sunnite sous leur contrôle, visées par l’attaque. Ajoutez à cela le ressentiment créé par l’incapacité du régime en place à créer des conditions de vie motivantes, en particulier en Syrie, qui connaît un effondrement économique et une augmentation majeure de la pauvreté depuis plusieurs années. Samedi dernier, le Financial Times citait un alaouite déclarant : « Nous sommes prêts à protéger nos villages et nos villes, mais je ne suis pas sûr que les alaouites se battront pour la ville d’Alep... Le régime a cessé de nous donner des raisons de continuer à le soutenir. »

Ce qui est clair, c’est que HTS, ainsi que d’autres factions sous tutelle turque, ont décidé de saisir l’opportunité créée par l’affaiblissement du soutien iranien au régime d’Assad, en conséquence des grandes pertes subies par le Hezbollah libanais, principal bras armé de l’Iran en Syrie, du fait de l’offensive d’Israël contre le Liban. Cet affaiblissement, combiné à l’affaiblissement du soutien de Moscou en raison de l’implication des forces armées russes dans l’invasion de l’Ukraine, a créé une opportunité exceptionnelle que HTS a saisie. Il est également clair que la Turquie a béni cette attaque. Depuis 2015, le virage de Recep Tayyip Erdogan vers l’exploitation du nationalisme turc, allant de pair avec son alliance avec l’extrême droite nationaliste turque, ont fait de la lutte contre le mouvement kurde sa principale préoccupation. En 2016, Ankara poignarda les forces de l’opposition syrienne dans le dos en permettant au régime syrien de reprendre Alep avec le soutien de l’Iran et de la Russie, en échange du feu vert que lui accorda la Russie pour lancer l’opération Bouclier de l’Euphrate et s’emparer de la région de Jarablous et de ses environs, au nord du gouvernorat d’Alep, au détriment des forces kurdes qui y étaient dominantes.

Cette fois encore, Ankara a profité de l’attaque de HTS à Alep pour lâcher ses forces supplétives syriennes contre les forces kurdes. Erdogan avait tenté auparavant de se réconcilier avec Bachar el-Assad, en lui offrant son soutien pour l’extension du contrôle de son régime sur la vaste zone où le mouvement kurde est dominant dans le nord-est. Cependant, l’insistance de ce dernier pour que la Turquie lui remette les zones qu’elle contrôle à la frontière nord a contrecarré cette tentative. Erdogan s’est alors retourné de nouveau contre Assad et a donné son feu vert à l’attaque de HTS, provoquant la colère des soutiens du régime syrien. La « divergence de points de vue » à laquelle le ministre iranien des affaires étrangères a fait allusion lors de sa visite à Ankara après le début de l’attaque, consiste dans le fait que Téhéran voit dans HTS la menace principale, tandis qu’Ankara la voit dans les forces kurdes. Malgré une hostilité commune à l’égard du mouvement kurde, Téhéran, Moscou et Damas avaient conclu une trêve à long terme avec lui, en attendant que les circonstances changent de sorte à leur permettre de reprendre l’offensive pour le contrôle de l’ensemble du territoire syrien, tandis que la relation d’Ankara avec ce mouvement est restée extrêmement hostile, contrairement à sa coopération avec HTS qui contrôle la région d’Idlib.

Quant à Israël et aux États-Unis, ils surveillent prudemment ce qui se passe sur le terrain, car les deux parties – le régime d’Assad et HTS – sont presque aussi mauvaises à leurs yeux (malgré les efforts des Émirats arabes unis pour blanchir le régime et les efforts d’Ankara pour blanchir HTS). La principale préoccupation de l’État sioniste est d’empêcher l’Iran de saisir l’opportunité de cette nouvelle bataille pour renforcer sa présence militaire sur le territoire syrien et trouver de nouveaux moyens de fournir des armes au Hezbollah à travers celui-ci.

Enfin, en attisant les animosités sectaires, ces développements repoussent la seule perspective créatrice d’espoir ouverte ces dernières années en Syrie, constituée par les manifestations populaires massives contre la détérioration des conditions de vie qu’a connues le pays depuis 2020. Ces protestations ont commencé dans la région de Soueïda (habitée par une majorité druze) dans les territoires contrôlés par le régime, et se sont rapidement tournées vers la revendication du départ de Bachar el-Assad et de la chute du régime, ravivant ainsi l’esprit du soulèvement populaire, démocratique et non confessionnel que la Syrie a connu au milieu du Printemps arabe, il y a treize ans. Espérons que l’unité des intérêts populaires autour des questions de subsistance et d’émancipation conduira, dans un avenir pas trop lointain, au renouveau de la révolution syrienne originelle et à la réunification du pays sur la base démocratique dont rêvaient les pionniers et pionnières du soulèvement de 2011.

Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 3 décembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).