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Notre responsabilité dans les évènements de la côte syrienne

par Rateb Shabo

Depuis le 6 mars, le littoral syrien est le théâtre d’horribles massacres à caractère communautaire. Nous pensions, peut-être naïvement, que la Syrie avait évolué et s’était engagée sur une nouvelle voie après s’être débarrassée du régime des massacres. Les massacres de la côte ont été déclenchés par une embuscade tendue par des éléments de l’ancien régime à une patrouille de la Sûreté générale, tuant tous les membres de la patrouille. Ensuite, les opérations d’extermination communautaires déclenchées par cette embuscade ont été suivies d’un ensemble d’embuscades coordonnées (un appel au secours aux forces de sécurité, puis l’extermination de la patrouille ayant répondu à l’appel) par ces éléments démunis de sens politique et de morale, y compris parmi les Syriens alaouites. Ces embuscades ont causé la mort de cent à cent cinquante membres de la Sécurité générale, selon les rapports.

Aucun appel ou communiqué n’a été émis par la communauté alaouite pour soutenir ces opérations contre les membres de la Sécurité générale. La plupart du temps, les Alaouites demandaient secours à la Sécurité générale (et pas aux membres restant du régime), par crainte des groupes perpétuant des massacres. De même, aucun jeune de la communauté alaouite n’est allé rejoindre ces criminels, qui cherchent à déstabiliser la sécurité, afin d’échapper à la justice. Les Alaouites ne se sont pas fait tuer, ni pour restaurer un régime qui était déjà mort avant sa chute, ni pour défendre des « loyalistes » à l’ancien régime ayant perdu tout crédit. La mort leur est arrivée dans leurs maisons, alors qu’ils étaient entièrement sans défense, après qu’ils aient livré leurs armes à l’État. Pour preuve, aucun des hommes armés du nouveau régime ayant participé au massacre des Alaouites n’a été blessé, alors qu’ils tuaient les familles alaouites l’une après l’autre, se délectant à humilier les familles, à les torturer et à les tuer, en les insultant de slogans communautaristes répugnants, en se déplaçant de village en village d’une façon qui rappelle à l’auteur de ces lignes la prison de Palmyre, lorsque l’équipe de tortionnaires entamait sa tournée, que nous entendions les voix s’approcher  et que nous ne pouvions qu’attendre la sauvagerie qui allait suivre.  

La plupart des Alaouites ont bien accueilli le nouveau pouvoir, et nous n’avons assisté à aucun incident contre les forces qui ont entrepris de combler le vide de l’État. L’une des familles, dont de nombreux membres avaient été tués, avait posté des photos de ses membres juste après la chute du régime, fêtant la « victoire » en scandant ses slogans et en dansant enrobés du drapeau vert de la révolution. De nombreuses personnes ont publié des messages patriotiques et révolutionnaires concernant l’une des jeunes victimes du massacre, qui n’était autre que le fils de la femme courageuse dont la photo a circulé sur les médias sociaux alors qu’elle s’opposait à l’accusation de trahison portée contre elle par des tueurs mensongers.

Cependant, l’accueil réservé par les Alaouites à la nouvelle autorité s’est refroidi et leur espoir a commencé à s’estomper en raison des prétendues « transgressions individuelles » qui, tout au long de la période écoulée, ont servi de prélude au déclenchement des massacres.

 

En effet, les trois mois précédant les massacres à caractère communautaire n’ont pas été exempts un seul jour de violences et de violations commises à l’encontre des Alaouites, dont certaines (meurtre de Fahil fin janvier et meurtre d’Arzah début février) ont constitué autant de séances de répétition pour les massacres dont nous parlons maintenant. Tout au long de cette période, de nombreuses personnes ont minimisé ces violations, demandant que l’on donne du temps à la nouvelle autorité, répétant que « nous nous attendions à des massacres terribles, mais ils n’ont pas eu lieu », suivant la logique qui consiste à accepter le mal de la réalité en le comparant avec la possibilité d’une situation pire, en considérant qu’il n’y a pas de limite au mal ; la réalité, selon cette logique, doit toujours être acceptée, et la critique et la protestation ne sont rien d’autre que de la plainte ou de la « tracasserie ». Cela ne veut pas dire que ceux et celles qui obéissent à cette logique (politiquement mauvaise) ne peuvent pas refuser la réalité, mais ils la rejettent selon des critères qualitatifs relatifs sans rapport avec des valeurs ou des principes, et c’est pourquoi on les voit accepter aujourd’hui ce qu’ils ont rejeté hier. De même que ces personnes font preuve d’une grande sensibilité devant les massacres d’aujourd’hui alors qu’elles dédaignaient les massacres d’hier, leurs semblables dédaignent les massacres d’aujourd’hui alors qu’ils font preuve d’une grande sensibilité aux massacres d’hier. C’est l’une des failles majeures de notre culture politique, failles qui nous rendent incapables de sortir du cycle de l’autoritarisme et des massacres.

Nous sommes convaincus que l’attitude moralement inacceptable de ceux qui ont justifié les violations commises contre des civils alaouites innocents, qualifiées au cours des trois derniers mois d’« incidents isolés » et non pas de pratiques adoptées par la nouvelle autorité, et qui ont cherché à les nier et à les étouffer « dans l’intérêt de la construction de l’État », selon les propos répétés par ceux et celles qui se croient sages et clairvoyants, est l’une des raisons qui ont rendu possibles les massacres ultérieurs, et l’une des raisons qui conduisent aujourd’hui à la mise en place d’un État où ce sont les factions qui imposent leur volonté, comme l’État qui l’a précédé, et, en fin de compte, à la perte de substance de l’État.

À propos de l’État, de nombreux « sages » d’hier ont justifié et toléré les crimes de l’ancien régime contre ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui, également en invoquant la préservation de l’État, justifiant ainsi dans les deux cas les crimes au nom de la sauvegarde de l’État, mais quel type d’État tue ou tolère le meurtre et l’humiliation de ses administré·es ? Ces gens considèrent-ils que notre société est condamnée à avoir à choisir entre un État autoritaire et hostile à son peuple, ou la destruction de l’État et le chaos ? La réalité est qu’ils se complaisent à être les petits soldats ou les serviteurs de ceux qui détiennent influence et pouvoir, et lorsqu’ils s’opposent au pouvoir, ils ne le font que pour se mettre au service de nouvelles figures autoritaires.

Dans nos pays, la destruction et la mort ne font que s’accumuler. Les initiatives intellectuelles et politiques éclairées sont vaines et n’arrivent pas à se cumuler, et ceux et celles qui les portent ne retrouvent que l’impuissance face à l’avancée terrible de la barbarie. La Syrie, après tout, n’a rien à opposer à la racaille qui surgit en surface et commet les crimes les plus odieux de génocide sectaire. Dans un pays qui a connu une révolution de « dignité et de liberté » et qui a payé le prix fort pour avoir toléré dans le passé la construction d’un État fondé sur la discrimination, le pouvoir exclusif et la violence, on est passé dans les rues des cris pour la liberté aux appels à « l’extermination des Alaouites ». On se demande comment ces gens dont les bouches sentent aujourd’hui le cadavre ont pu être hier des partisans de la révolution.

Dans ce pays, rien de digne n’est honoré ; les calamités s’y accumulent les unes après les autres, la calamité précédente devient le point de départ de la suivante et la base de sa justification. Les personnes qui se sont sacrifiées pour des valeurs et des idées patriotiques et de justice abandonnent ces idées et deviennent réticentes à condamner les crimes subis aujourd’hui par d’autres – alors qu’elles ont été victimes hier des mêmes crimes. Les mêmes personnes qui s’efforçaient de répondre aux mensonges et aux arguties d’Assad répètent aujourd’hui des mensonges et des récits qui ne sont pas moins absurdes.

Le 15 mars 2025