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La Suisse remuée par une importante mobilisation étudiante pour la Palestine

par Anouk Sayed
Le hall de Geopolis occupé.

Suivant la voie des occupations de campus aux États-Unis et en France, les universités et hautes écoles suisses ont été secouées par une importante mobilisation pour le boycott académique, en solidarité avec le peuple palestinien. Celle-ci tranche avec l’absence ordinaire de conflictualité au sein des institutions helvètes.

Le 2 mai dernier, l’Université de Lausanne (UNIL) a été la première de Suisse à être investie par le mouvement de solidarité internationaliste avec la Palestine. Très rapidement, des centaines d’étudiant·es, chercheur·euses et personnes solidaires ont rejoint le campement et ont fait vivre un nouveau collectif. Cet exemple a été suivi par des initiatives similaires à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) – voisine de l’UNIL et dont la complicité à l’égard du génocide colonial en cours est d’une autre ampleur – et, entre autres, dans certaines universités ou hautes écoles de Genève, Zürich, Bern, Bâle, Fribourg, Neuchâtel ou encore Lucerne. Mais elles ont toutes fait l’objet d’une répression policière immédiate ou dans les premières 24 heures, à l’exception de l’UNIL et de l’Université de Genève.

Construire un mouvement de solidarité massif et unitaire

Toutes, en revanche, partagent un objectif commun : l’arrêt immédiat de toutes les collaborations existant avec des institutions académiques de l’État d’apartheid israélien. La position des membres de l’institution est quant à elle variable : en Suisse romande, elle a fait l’objet d’un soutien important et public d’une partie non négligeable du corps professoral, tandis qu’en Suisse alémanique, très influencée par le contexte idéologique allemand, rares sont les personnes prêtes à soutenir publiquement la revendication du boycott académique.

Le mouvement d’occupation a d’emblée eu la volonté de construire un mouvement de masse, démocratique, pluriel et ouvert, sans pour autant transiger sur le fond. En témoigne par exemple, à l’Université de Lausanne et à l’Université de Genève, un travail d’ouverture et d’explicitation conséquent vis-à-vis du public et de la direction, se traduisant par la publication d’un rapport détaillant les collaborations existant entre l’institution et les académies israéliennes et la manière dont celles-ci contribuent à la colonisation, à l’apartheid et à la guerre génocidaire en cours 1. Il s’inscrit dans un renouveau plus large des mobilisations antisionistes depuis le 7 octobre, avec le renforcement d’organisations préexistantes et la création de collectifs nouveaux (souvent à l’origine des manifestations).

Depuis le mois de novembre, nous sommes ainsi engagé·es dans la création d’une fédération nationale, qui doit regrouper et coordonner toutes les composantes du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. Celui-ci fait face au positionnement pro-sioniste des classes dominantes suisses dans toutes leurs composantes. En témoigne la décision prise par une des deux Chambres législatives fédérales de suspendre le versement de fonds à l’UNWRA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, ainsi que la volonté des autorités de criminaliser tout ce qui peut s’apparenter au Hamas. Ces deux initiatives rentrent pourtant en contradiction avec la tradition humanitaire et diplomatique de la Suisse, tradition auto-proclamée dont la réalité historique se traduit en réalité par un positionnement géopolitique systématiquement au service de la bourgeoisie suisse et participant à construire un impérialisme d’une redoutable efficacité.

Les résultats d’un mouvement inédit

Cinq mois après les occupations, quel bilan tirer ? Du côté de la revendication première du mouvement – le boycott académique –, la situation n’a malheureusement pas énormément évolué. Seule l’Université de Lausanne a abordé le sujet. Elle a refusé un gel immédiat des relations avec l’État génocidaire, mais a institué une commission d’éthique devant statuer sur les collaborations existantes et futures. Elle a en outre accepté de financer un fonds devant servir à la reconstruction des capacités académiques palestiniennes. Les autres directions universitaires ont répondu par la répression et le mépris : l’École polytechnique fédérale de Lausanne a même défendu ses liens étroits avec des académies israéliennes – notamment Technion, qui est celle dont la collaboration avec l’armée d’occupation est la plus directe – en utilisant ChatGPT et en paraphrasant les textes de présentation officiels et propagandistes des dites académies.

Les cinq derniers mois ont aussi été marqués par des attaques inquiétantes contre les libertés académiques, qui n’ont guère ému au-delà de quelques cercles politiques bien délimités. En février déjà, l’Institut d’études du Proche-Orient de l’Université de Berne était dissous par simple décision administrative de la direction, à la suite d’un tweet d’un de ses membres. Les rectorats n’ont en outre pas hésité à recourir à la police pour déloger les manifestant·es. À Zürich, 40 personnes font l’objet de poursuites pénales pour leur participation au mouvement. Dans certains endroits, la police circulait quotidiennement au sein des universités et allait jusqu’à séparer des petits groupes d’étudiant·es portant un keffieh. À Genève, les 50 étudiant·es présent·es sur les lieux au moment de l’intervention de la police ont été placé·es en garde à vue.

Une répression raciste et islamophobe

Face à toutes ces atteintes aux libertés d’organisation et d’expression, le mouvement a déposé une requête auprès de l’ONU, qui a réagi en exhortant les institutions académiques à respecter les droits humains en leur sein 2. Il faut souligner que la force de la répression – policière, mais aussi médiatique et politique – s’explique à la fois par la nature et les revendications du mouvement (la solidarité internationaliste avec la résistance palestinienne) que par sa composition (avec une présence très marquée d’étudiant·es issu·es d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient). Dans de nombreux cas, la délégitimation des occupations était d’autant plus facilement relayée dans les sphères médiatique et politique qu’elle s’appuyait sur un registre raciste et islamophobe. L’absence relative de réaction de défense du corps professoral face à la remise en question de principes fondateurs de l’université est aussi à lire sous cet aspect.

À de nombreux égards, on assiste à une volonté néolibérale de démantèlement de l’Université et de ses composantes émancipatrices et critiques. Le sous-financement étatique de ces institutions en témoigne 3, tout comme la remise en question de la validité scientifique des recherches critiques et du métier même d’enseignant·e-chercheur·euse. La répression du mouvement de mai, qui s’est largement appuyée sur des principes racistes et islamophobes, doit donc être combattue et dénoncée par nos organisations professionnelles et syndicales au même titre et avec la même vigueur que le manque de financement et la précarité des postes de la majorité des salarié·es des universités. La réponse syndicale qui se limiterait au second aspect – par volonté d’apparaître comme interlocuteur responsable, par obsession sur le soutien porté à la résistance palestinienne, ou par simple racisme – conduit au corporatisme et à une impasse. Pour les fossoyeurs de l’Université, la répression ayant visé le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien n’est qu’une première étape.

Si l’on s’arrêtait à ce bilan très peu reluisant, alors que l’État d’apartheid israélien intensifie sa guerre génocidaire et frappe désormais directement le Liban, on serait tenté de conclure à un échec du mouvement. Ce serait sans considérer toute la dynamique qu’elle a insufflée au sein d’une fraction de la jeunesse. Pour beaucoup, ces occupations ont constitué un premier moment de mobilisation, un apprentissage militant inédit et une formidable accélération de leur politisation. Après l’impulsion donnée par l’Université de Lausanne, on a pu observer de fortes dynamiques d’auto-organisation parmi des personnes pour qui l’occupation constituait le premier moment militant. Ce renouvellement politique, tout comme les nouveaux liens tissés entre différentes parties du mouvement social internationaliste, laisseront des traces durables. De même, la volonté de coordination au niveau national est particulièrement prometteuse, dans le contexte helvète où le fédéralisme et le trilinguisme entravent systématiquement toute construction de mouvements sociaux de masse.

L’enjeu est désormais, alors que la dynamique lancée en mai a été stoppée net par la répression et la pause estivale, de poursuivre la construction d’un mouvement de masse qui ne transige pas sur le fond. La rentrée universitaire a ainsi été contrastée, avec une fatigue et un découragement d’une partie des militant·es de mai dernier et dans le même temps un réel enthousiasme de nouvelles personnes à rejoindre le mouvement. Face à l’absence de mouvement du côté des directions universitaires, la question de la forme du mouvement se pose. Certain·es ont ainsi plaidé pour des modes d’action plus « directs », en articulation avec la construction d’un mouvement large et uni. D’autres souhaitent mettre la priorité sur l’ancrage de collectifs palestiniens dans les universités sur le temps long. D’autres encore plaident pour « sortir de l’Université » et construire de nouvelles revendications et de nouvelles alliances contre différentes formes de complicité suisse avec le génocide. La voie n’est pas encore dessinée, mais une chose est sûre : la mobilisation étudiante de mai dernier a marqué une nouvelle étape de la construction du mouvement de solidarité avec la Palestine, qui continuera à se construire et se renforcer les prochains mois. 

Le 13 octobre 2024

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