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« La vie chère en Martinique est la conséquence du système colonial » Entretien avec Philippe Pierre-Charles

par Philippe Pierre-Charles

Depuis le mois de septembre, la Martinique se soulève contre la vie chère. Face à cette révolte, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau répond par la violence. L’Insoumission couvre ce mouvement depuis son commencement. Grâce à son réseau de reporteurs, elle publie un entretien avec notre camarade Philippe Pierre-Charles ancien secrétaire général de la Centrale Démocratique Martiniquaise des Travailleurs, (CDMT).

Militant politique, syndical et associatif martiniquais, il dénonce l’injustice de la vie chère et les pratiques économiques héritées du colonialisme en Martinique. Selon lui, les prix élevés sont dus à des monopoles locaux contrôlés par la caste béké (blanc créole descendant des premiers colons esclavagistes), qui limite la production locale et impose des marges incontrôlées. Bien que la grève générale de 2009 ait permis d’obtenir des gains, comme une prime salariale et des baisses de prix, ces avancées ont été érodées, car les grands groupes ont repris leurs pratiques d’exploitation.

M. Pierre-Charles critique également la répression actuelle des mouvements sociaux en Martinique. L’envoi de la CRS 8, unité policière spéciale, rappelle l’histoire coloniale de répression. La violence policière lors de récentes manifestations a même conduit l’Assemblée de Martinique à demander leur retrait.

En tant que porte-parole du collectif contre le chlordécone, Pierre-Charles milite pour la reconnaissance du scandale sanitaire et l’indemnisation des victimes. Il souligne l’importance d’une loi de réparation pour traiter les conséquences économiques, sanitaires et environnementales de cette pollution. Pour lui, une mobilisation hexagonale est essentielle afin de pousser l’État à reconnaître et réparer cet empoisonnement durable qui touche toute la société martiniquaise. Notre entretien exclusif.

Est-ce que vous pouvez vous présenter et quels sont vos engagements politiques au sens large, aujourd’hui ?

Je suis Philippe Pierre-Charles, je suis militant politique, syndical, associatif. Syndicalement, j’étais secrétaire général de la Centrale Démocratique Martiniquaise des Travailleurs, (CDMT) qui est l’une des grandes centrales syndicales du pays. Politiquement, j’appartiens au groupe Révolution socialiste. Et je suis dans différentes associations dont une qui est impliquée dans le combat sur le chlordécone et qui s’appelle Lyannaj pou depolye Matinik

La vie chère est un problème structurel en Martinique. Quelles en sont les causes profondes ?

Aujourd’hui, pour l’alimentation, le différentiel de prix avec la France est d’environ 40 %. Au global, les prix sont plus élevés de 17 % en moyenne.

Les causes nous renvoient au système colonial. Le système colonial bride la production locale, organise tout en fonction de l’importation et dans lequel règne des monopoles. La production locale est bridée parce que dans le système « de l’exclusif », le rôle de la colonie c’était de fournir des matières qui intéressent la métropole. C’était la canne, le sucre, le coton etc.

Cela fait que la production locale est simplifiée. La colonie n’avait pas le droit de produire un clou si la métropole produisait des clous.

Donc il reste de cette Histoire, un certain nombre de pratiques très fortes. C’est pourquoi la production locale ne contribue qu’à 20 % de l’alimentation de la population. À cela s’ajoute le problème de la caste coloniale qu’on appelle ici les békés. Ce sont d’anciens colons, grands propriétaires terriens qui règnent sur l’import-export. Ils font la loi et fixent les prix en se réservant des marges sur lesquelles nous n’avons absolument aucun contrôle. Tout cela combiné fait que les prix sont exorbitants.

À cela s’ajoutent les causes conjoncturelles qui sont liées à la situation du pays. Par exemple, le passage à l’euro a entrainé un renchérissement de la vie. Ensuite, des événements comme la guerre en Ukraine servent de prétextes à des hausses faramineuses. Pareil pour le Covid. On aboutit à une situation où les prix sont élevés.

Dans les années 1950, il y a eu une grande grève des fonctionnaires qui réclamaient une indemnité de vie chère. Ce mouvement a abouti à une prime de 40% pour les fonctionnaires « métropolitains » mais pas au reste de la population. La lutte contre la vie chère est donc un vieux combat qui resurgit régulièrement.

En 2009, il y a une grève générale qui avait secoué la Martinique contre la vie chère. Qu’est ce que ce mouvement de grève générale avait permis de gagner et quelles sont les limites qui expliquent qu’une nouvelle révolte éclate quinze ans après ?

La grande grève de 2009 qui a agité la Martinique et la Guadeloupe n’était pas seulement une grève contre la vie chère. C’était une grève contre ce que nous avons appelé la « profytasion » c’est-à-dire contre l’exploitation et l’oppression outrancière. Les revendications portaient sur la vie chère mais aussi sur les salaires trop bas, les services publics, et toute une série de causes populaires. Ce mouvement, par sa puissance, avait permis d’arracher un certain nombre de choses. En Martinique comme en Guadeloupe, le mouvement social avait créé un position de négociation puissante face au pouvoir économique et politique.

La première victoire a été une augmentation de 200 euros sur les salaires jusqu’à 1,4 SMIC. Une partie était payée par le patronat, une partie par l’État et une partie par les collectivités. La deuxième victoire fut une baisse des produits de première nécessité d’environ 20%. Cela concernait 2586 produits dont la liste avait été publiée dans la presse. Rendre cette baisse effective a été un véritable combat social. Des équipes militantes syndicales allaient dans les grandes surfaces pour vérifier qu’elles appliquaient les bons prix.

Nous avons aussi obtenu des encadrements de prix pour la téléphonie, les services bancaires, l’eau, de l’électricité. Par exemple, sur l’eau et l’électricité, les premières quantités, nécessaires à la vie, étaient moins chères que les suivantes. Enfin, nous avons gagné sur de nouveaux principes : comme la priorité d’embauche pour les originaires au niveau de la fonction publique, en particulier dans l’enseignement ou la reconnaissance pleine et entière du fait syndical martiniquais.

Une fois que le mouvement social s’est affaibli, nous avons perdu notre position de négociateur. Immédiatement, la grande distribution en a profité pour recommencer à faire monter les prix. Une partie des employeurs a commencé à contester la part qu’il devait payer des 200 euros. Finalement, les bénéfices de ce combat ont été grignoté par le fait que les acteurs économiques sont restés les mêmes, les grands groupes de la distribution n’ont pas changé, et ils ont donc remis en place les mêmes pratiques de profytasion.

La première leçon à tirer de 2009, c’est que les victoires sont possibles quand la mobilisation est forte. La deuxième, c’est que pour que ces victoires soient durables, il faut viser des réformes de structures pour donner au peuple les moyens de peser sur le pouvoir économique et politique.

C’est une leçon très utile pour le mouvement d’aujourd’hui. Le protocole d’accord qui a été signé par un certain d’acteurs à l’exception du RPPRAC (Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens, ndlr) qui est à l’initiateur de la lutte, ne contient aucun moyen sûr pour garantir son application. Le protocole contient des affirmations de principes.

Il stipule que l’État doit contrôler les marges des grandes entreprises, que l’institution territoriale va mettre en place un service de contrôle des prix. Mais il n’existe aucun dispositif pour que le mouvement social, les syndicats, les associations puissent prendre part à ce contrôle, ni aucune remise en cause du principe du secret des affaires. Il sera toujours impossible de voir ce qu’il y a à l’intérieur des coffres forts du grand capital. Il ne sera donc pas possible de formuler des revendications de partage des richesses à la hauteur des possibilités.

Ce secret des affaires est un sujet tabou. La grande distribution se permet de ne pas remettre ses comptes comme c’est prévu par la loi. L’une des revendications majeures aujourd’hui pour un certain nombre de structures comme la CDMT (Comité de Défense des Métiers et des Travailleurs, ndlr), c’est l’application du principe de l’ouverture des livres de compte.

En septembre, face à cette révolte, Bruno Retailleau, le nouveau ministre de l’intérieur, envoie la CRS8 qui est une unité spéciale qualifiée de « va-t-en guerre » par un préfet. En quoi cette réponse, principalement répressive, est la suite d’une longue histoire de répression coloniale en Martinique ?

En décembre 1959, une révolte populaire s’est déclenchée suite à un banal accident de la circulation. Le pouvoir a fait appel aux CRS. Il y a eu des affrontements pendant trois nuits. Trois jeunes ont été tués. Alors qu’ils ne participaient même pas aux affrontements. Cela a déclenché une immense colère. Un mot d’ordre est apparu : « CRS dehors ».

Ce mouvement était tellement puissant que même le conseil général avait réclamé à ce que les CRS soient rembarqués. Et ils avaient obtenu gain de cause. Ce qui fait que la Martinique est libre de CRS depuis 1959. Le retour des CRS en Martinique imposé par Bruno Retailleau est donc un symbole très fort.

La répression a rythmé toutes les luttes populaires en Martinique. Dès le début, les esclavagisés ont refusé leur condition. Ils se sont révoltés et ont été réprimés. Il y a eu des morts lors de l’insurrection qui a mené à l’abolition de l’esclavage en 1848, lorsque l’abolition de l’esclavage a été imposée par un député esclave, ce fut au prix du sang.

Une autre insurrection s’est déroulée en 1870, appelée « l’insurrection du Sud », elle s’est terminée dans un véritable massacre, non seulement immédiatement mais aussi après il y a eu des condamnations à mort, au bagne. Une véritable terreur a été installée qui a conduit à enfouir pendant longtemps cette révolte dans la mémoire populaire.

Par la suite, le mouvement ouvrier, qui a pris naissance autour des ouvriers agricoles, a payé un lourd tribut lors des grèves. En février 1900, il y a eu 11 victimes de l’armée qui a tiré sur les grévistes. Et depuis, périodiquement, tous les 10 ans environ, il y a des mouvements réprimés, en 1923, en 1953, en 1961… Chaque grève d’ouvriers agricoles devient l’occasion d’une nouvelle tuerie. La dernière a eu lieu en février 1974, lors de laquelle deux grévistes sont tués.

En plus des morts, il y a aussi des poursuites judiciaires et lors des manifestations. Le système colonial se maintient par la répression. Pas uniquement puisque le pouvoir cherche aussi à endormir la population dans le rêve assimilationniste. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est donc la poursuite de cette répression coloniale.

Les CRS qui sont arrivés en septembre sur ordre de Bruno Retailleau n’hésitent pas à provoquer les gens qui tiennent les barrages. On a vu des gazages et des matraquages hors de proportion. Au Carbet, même le maire a été gazé. Le vendredi 25 octobre, une manifestation était organisée par le RPPRAC et les syndicats de la CGTM (Confédération générale des travailleurs de Martinique) et de la CDMT.

Le cortège a été barré en arrivant du siège du Groupe Bernard Hayot (GBH), l’un des principaux acteurs de la grande distribution. La manifestation se tenait pacifiquement depuis 1h30. Le barrage du cortège a entraîné une montée des tensions, puis le gazage et le matraque des manifestants par les CRS. Voilà la réalité aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle même l’assemblée de la Collectivité Territoriale de Martinique a réclamé dans une motion le départ des CRS.

Pour finir, vous êtes porte-parole du collectif pour dépolluer la Martinique. Le procès en appel de l’empoisonnement au chlordécone s’est ouvert le 22 octobre à Paris. Quel est l’objectif de ce collectif dont vous êtes le porte-parole ? Pourquoi cette qualification d’empoisonnement est essentielle dans ce procès et quels sont les impacts, les effets de l’empoisonnement au chlordécone en Martinique ?

Le combat sur la question du chlordécone est un combat multiforme avec trois objectifs essentiels. D’abord, la vérité. Jusqu’à maintenant, il y a des zones d’ombre. Il faut la vérité scientifique, il faut que la recherche se développe.

Deuxièmement, la justice. Il n’est pas normal qu’une série de crimes de ce type reste absolument impunie, sans sanction, comme si il n’y avait pas des responsables. Emmanuel Macron a dit un jour qu’il n’y avait pas de responsabilité de l’État mais une responsabilité collective. Toujours est-il que rien n’est arrivé aux gens qui ont répandu ce produit qu’on savait nocif, dangereux, cancérigène probable. Ils ne sont même pas nommés clairement pas le pouvoir.

Le troisième volet est celui de la réparation. Elle concerne les ouvriers agricoles qui sont les premières victimes de cette tragédie. Mais aussi la population qui est largement impactée avec l’explosion des cas de cancer de la prostate, d’endométriose, et d’autres maladies que l’on a n’a pas encore documentées. Mais on sait déjà qu’une série de maladies découlent de cela.

Le chlordécone a été reconnu comme une maladie professionnelle mais jusqu’à maintenant, seulement à peine une centaine de salariés ou de familles d’ouvriers agricoles qui sont indemnisés et de façon très insuffisante.

Nous réclamons des indemnités bien plus larges pour toutes les victimes économiques puisque la terre, l’eau, la mer côtière, tout est empoisonné. Donc tous les métiers qui sont en lien avec ces espaces sont atteints et ce qui existe comme moyen de réparation est pratiquement inexistant.

Notre collectif se bat sur tous ces trois objectifs. Sur le plan judiciaire, une série d’associations ont réussi à porter plainte depuis 2006-2007 avant même l’existence de Lyannaj pou depolye Matinik. Lorsque nous avons vu le risque de non-lieu, nous avons lancé une campagne de constitution de parties civiles pour la population. Notre collectif s’inscrit dans un mouvement plus large Gaoulé Kont chlordécone.

Nous avons réussi à réunir 800 personnes qui se sont constituées partie civile et qui sont donc engagé dans des actions judiciaires aujourd’hui. Nous en sommes à une étape particulière. Pour avoir gain de cause, les avocats ont posé des questions préalables de constitutionnalité (QPC) pour faire reconnaître que cela relève de l’empoisonnement même s’il n’y a pas d’intention de tuer.

L’objet du procès du 22 octobre était de plaider ces QPC. Nous attendons le résultat. Si les questions sont acceptées, cela voudra dire que l’affaire ira devant la Cour de cassation qui décidera ou pas de transmettre au Conseil constitutionnel qui dira s’il y a lieu de revoir ce qui existe comme jurisprudence en matière d’empoisonnement.

La plainte qui a été lancée contre le non-lieu ne sera examinée qu’à la suite de ce processus. Cela peut donc prendre du temps.

Le 22 octobre a aussi été une date importante dans notre combat puisque pour la première fois, il y a eu un rassemblement devant le tribunal qui a réuni une centaine de personnes. Or nous sommes persuadés qu’il est essentiel que nous soyons rejoints par le mouvement ouvrier, démocratique, progressiste en Hexagone.

 

 

Tant que l’État aura l’impression que c’est une affaire qui ne concerne que les « écuries coloniales », il aura toujours un mépris envers notre mobilisation. Nous espérons que la mobilisation populaire grandisse dans tout le pays. Nous sommes convaincus que c’est nécessaire pour que nous obtenions gain de cause.

Et il faudra aussi finalement une loi qui prenne en main la question des réparations. La revendication de notre collectif c’est une loi programme. C’est-à-dire non pas quelque chose bricolé mais une loi qui mette en place un plan véritablement de réparation qui prenne en compte tous aspects économiques, sociaux, sociétaux, scientifiques, médicaux, sanitaires que ce problème du chlordécone pose.

C’est un vaste combat. Il est rare que la Guadeloupe et la Martinique se mobilisent sur une aussi longue période sur un même problème. Cela prouve que ce problème est sérieux. Tous les efforts qui ont été fait pour faire diversion n’ont jamais réussi. C’est aujourd’hui un combat essentiel pour tous les Guadeloupéens et les Martiniquais.

Propos recueillis par Ulysse, publié par L’Insoumission le 11 novembre 2024.

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