Le début de la fin de l’essor de la Chine ?

par Au Loong-Yu
Un slogan politique sur le mur du district de Longhua : « Tenir haut la grande bannière du socialisme aux caractéristiques chinoises pour l’ère Xi Jinping. Nous devons appliquer pleinement l’esprit du 19e Congrès national du PCC.» © Huangdan2060 – CC0

Dans cet entretien avec Federico Fuentes pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, Au Loong-Yu discute des facteurs qui ont alimenté l’essor économique phénoménal de la Chine, de la manière dont ils ont commencé à s’épuiser et de l’importance du « mouvement des feuilles blanches » qui, selon lui annonce une nouvelle période dans la politique chinoise.

Entretien de Federico Fuentes avec Au Loong-Yu

Peux-tu nous présenter les facteurs clés qui permettent d’expliquer l’essor économique phénoménal de la Chine au cours des dernières décennies ?

L’essor de la Chine a été spectaculaire. Au cours des 20 à 30 dernières années, la croissance annuelle moyenne du PIB (produit intérieur brut) de la Chine a été d’environ 10 %, ou juste un peu moins. Cela signifie que la Chine a réussi à doubler son PIB tous les huit ans. D’une manière générale, tout pays sous-développé qui parvient à transformer un grand nombre de petits agriculteurs en ouvriers d’usine en si peu de temps connaît une forte croissance économique, en raison de l’écart important de productivité entre les deux secteurs. Il n’est toutefois pas facile d’y parvenir, car cela nécessite une quantité énorme de capitaux. À mon avis, il y a trois facteurs importants qui, bien qu’insuffisants pour expliquer complètement ce phénomène, sont indispensables – et pourtant souvent négligés – pour expliquer cette croissance rapide.

Le premier d’entre eux est le taux d’investissement de la Chine qui, en proportion de son PIB, est le plus élevé au monde. La capacité de la Chine à maintenir un taux d’investissement aussi élevé pendant une période aussi longue est sans précédent. Au cours des 20 à 30 dernières années, le taux d’investissement de la Chine est resté supérieur à 40 %, avec un pic à 45-46 % en 2014-2015. Certains lecteurs se souviendront peut-être de ce qui a été qualifié de « miracle économique » chez les « quatre dragons » : Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour. Les deux premiers en particulier avaient des taux d’investissement très élevés. Mais même eux n’ont jamais atteint qu’un peu plus de 30 % du PIB. Nous parlons donc d’une énorme part du PIB consacrée aux investissements dans de nouvelles usines et infrastructures. C’est la première explication de l’essor de la Chine : un taux d’investissement inhabituellement élevé sur une période de temps prolongée.

J’ajouterais cependant que pour bien comprendre ce facteur, il faut regarder ce qui s’est passé à l’époque de Mao Zedong. Au cours des trois premières décennies sous le régime du Parti communiste chinois (PCC), le taux d’investissement de la Chine était également très élevé : entre 1958 et 1980, le taux d’investissement atteignait presque 30 % chaque année (sans tenir compte de la période qui a suivi la famine du début des années 1960). À la mort de Mao en 1976, le pays était épuisé, mais la Chine avait jeté les bases de son économie moderne. Elle était dotée d’infrastructures et d’une industrie manufacturière plus diversifiées et plus susceptibles d’être autosuffisantes que la plupart des pays d’un niveau de développement similaire. Elle disposait également d’une main-d’œuvre au niveau d’alphabétisation relativement élevé. Sans ces éléments, l’essor ultérieur de la Chine aurait été impensable.

Mais pour maintenir des taux d’investissement encore plus élevés, il fallait davantage de capitaux, ce que la Chine ne pouvait pas trouver uniquement à partir de ses ressources nationales. C’est dans ce contexte que s’inscrit le compromis historique de Deng Xiaoping avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui a permis à la Chine de commencer à attirer des capitaux étrangers et de s’intégrer dans le capitalisme mondial. Au début, le capital occidental hésitait à investir massivement, surtout après le massacre du 4 juin sur la place Tiananmen en 1989. C’est pourquoi, au cours de la première phase de « réforme et d’ouverture », les capitaux étrangers provenaient de Hong Kong et de Taïwan, deux anciennes colonies, l’une de la Grande-Bretagne, l’autre du Japon.

Cela nous amène au deuxième facteur, l’héritage colonial de la Chine, qui est important mais parfois négligé dans l’analyse de la montée en puissance de la Chine. Cette idée peut laisser le lecteur perplexe, car l’héritage colonial est généralement considéré comme un obstacle intrinsèque au développement des pays en voie de développement. Mais nous devons analyser cette question de manière concrète. À certains moments, pour certaines raisons, le contraire peut également se produire. C’est exactement ce qui s’est passé en Chine après le compromis historique de Deng avec l’empire américain et le remplacement de l’économie planifiée de Mao par une économie capitaliste.

Taïwan et Hong Kong ont permis le décollage de la Chine en apportant du capital industriel et de services (ce qui a permis de créer des emplois pour les travailleurs chinois migrants des zones rurales) et en formant la première génération d’entrepreneurs et de gestionnaires (lesquels étaient particulièrement rares dans la Chine de Mao). Hong Kong a joué un rôle important à d’autres égards. Pendant la guerre froide, Pékin a tiré un tiers de ses devises étrangères du commerce avec Hong Kong en dépit des restrictions sévères que lui imposait l’Occident. À partir de là, Hong Kong a continué à jouer le rôle essentiel de plaque tournante financière pour la « grande Chine », en aidant les entreprises chinoises à lever d’énormes quantités de capitaux et en établissant les assises de leurs ambitions mondiales. Entre 2010 et 2018, Hong Kong a été le siège de deux tiers des introductions en bourse d’entreprises de Chine continentale. Aujourd’hui, plus de la moitié des investissements directs étrangers (IDE) entrants et sortants de la Chine passent par Hong Kong. En outre, Hong Kong fonctionne essentiellement comme une machine à imprimer du dollar américain pour la Chine, étant donné que le dollar de Hong Kong est arrimé au dollar américain. Macao a également joué son rôle, même s’il était plus symbolique. Lorsque Deng a accepté de laisser la ville-casino ouverte après sa rétrocession à la Chine, c’était sa façon de dire à l’Occident : « Si nous pouvons même permettre l’existence d’une immense ville-casino avec des centaines de maisons de jeu aux portes de la Chine, imaginez à quel point nous pouvons être accueillants à l’égard du capitalisme ».

L’importance de ces héritages coloniaux est mise en évidence par le fait que Deng voulait maintenir les « forces étrangères » à Hong Kong et Macao avec son engagement : « Un pays, deux systèmes » (d’où l’autonomie de Hong Kong), même après l’expiration des baux de ces territoires respectivement en 1997 et 1999. Deng a proposé un compromis similaire à Taïwan, qui l’a refusé. Quoi qu’il en soit, il est vrai que sans Hong Kong, Taïwan et Macao, nous n’aurions pas assisté à la montée en puissance de la Chine, du moins pas à la même échelle.

Le troisième facteur, c’est le parti-État, qui a été capable de combiner les deux autres facteurs et de permettre leur mise en place. Contrairement à ce qui s’est passé en Russie avec la chute de l’Union soviétique, lorsque Deng a réintroduit le capitalisme, il a conservé le parti-État existant. C’est ce qui a permis à son régime d’être beaucoup plus impitoyable et d’écraser toute contestation venant d’en bas. Les admirateurs de Pékin font l’éloge de la Chine en tant qu’« État développementiste » modèle, mais ignorent le prix que les Chinois ont payé pour parvenir à des taux d’investissement aussi élevés. Pour garantir un tel taux d’investissement, il faut compresser la consommation et les salaires. Cela signifie qu’il faut réprimer les travailleurs pour s’assurer qu’ils ne peuvent pas s’organiser ou se mettre en grève. Cela explique pourquoi, à l’époque de Mao, les salaires sont restés gelés, malgré un taux de croissance économique annuel moyen supérieur à 4 %.

C’est là que réside la continuité entre Mao et Deng. Deng n’a été que légèrement plus modéré au lendemain de la mort de Mao, mais lui et ses successeurs sont rapidement revenus à la politique de taux d’investissement extrêmement élevé de Mao. Malgré la rhétorique du PCC qui prétend « servir le peuple », depuis l’époque de Mao, le PCC a toujours donné la priorité à la réalisation d’une industrialisation vertigineuse – résumée dans le slogan de Mao chaoyingganmei (超英趕美, « dépasser la Grande-Bretagne et rattraper les États-Unis ») – au détriment du bien-être et du niveau de vie de la population. Lorsque les travailleurs sont mécontents, la machine de propagande du parti déploie simplement le slogan xianshengchan houshenghuo (先生產,後生活,« la production d’abord, la consommation plus tard ») ou son équivalent militaire ningyao yuanzi(dan) buyao kuzi (寧要原子彈, 不要褲子, « la bombe atomique d’abord, le pantalon plus tard »).

Il y a bien sûr une justification logique à ce que les pays pauvres investissent des ressources dans les infrastructures et les moyens de production. Mais dans le cas du PCC, ces investissements ont été largement exagérés. Son taux d’investissement anormalement élevé relevait moins du socialisme et d’un programme de modernisation sensé que de la vanité et des rêves chimériques de ses principaux dirigeants. En cela, ils ont beaucoup en commun avec les empereurs volontaristes tels que Qin Shi Huang, le fondateur du premier État unifié de Chine en 221 avant J.-C., que Mao louait pour son audace impitoyable.

Il est important d’ajouter que, parallèlement à la propagande officielle sur le « rêve chinois », qui sert à justifier la poursuite impitoyable de la croissance économique par le PCC, la bureaucratie a toujours été animée par son propre rêve d’enrichissement personnel. Le résultat, c’est que la bureaucratie a accaparé le « rêve chinois » pour ses propres et viles ambitions. N’ayant de comptes à rendre à personne, si ce n’est aux chefs du parti, les bureaucrates ont mis à profit toute sorte de programmes de modernisation pour piller les richesses de la nation par la corruption et les pots-de-vin ou en fondant des entreprises.

Ce n’est pas tout à fait nouveau. Mais alors que la bureaucratie de Mao ne pouvait s’approprier le surplus social que sous la forme d’une valeur d’usage, la bureaucratie post-Mao a combiné la coercition de l’État et le pouvoir de l’argent pour parvenir à son propre enrichissement sous la forme de valeurs d’échange. Par ce processus, la bureaucratie s’est consolidée en une nouvelle classe dirigeante qui s’approprie le surproduit – une classe qui considère sa propre reproduction perpétuelle comme sa priorité absolue. Pour s’en assurer, elle n’a cessé de perfectionner les mécanismes de coercition du parti-État afin d’extraire autant de surplus social que possible.

 

Je voudrais revenir sur la nature de cette bureaucratie, mais tout d’abord, vous avez fait référence au compromis historique que Deng a conclu avec les États-Unis. À cause de ce compromis, les États-Unis ont commencé à délocaliser leur production vers la Chine peu de temps après. Quel impact cela a-t-il eu sur le décollage de la Chine ? Et comment expliquer les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine, compte tenu du processus d’intégration économique qui s’est produit au cours des dernières décennies ?

Dix ans après que les entreprises de Hong Kong et de Taïwan ont commencé à investir et à délocaliser leur production en Chine, les capitaux occidentaux et japonais ont commencé à faire de même. À l’époque, en Grande-Bretagne, l’extrême droite a fait de timides campagnes réclamant des « emplois britanniques pour les travailleurs britanniques » afin de protester contre ces délocalisations. Un phénomène semblable s’est produit aux États-Unis. Mais l’idée que les travailleur·ses chinois·es ont pris les emplois des travailleur·ses américain·es ou britanniques est une erreur fondamentale. Ce qui s’est réellement passé, c’est que les capitalistes occidentaux et japonais ont pris des emplois à leurs « concitoyen·nes » et, en collusion avec le régime chinois, ont créé des emplois bien plus mauvais en Chine. Même si l’usine était la même et que le nombre de travailleur·ses était le même, lorsque la fabrication de produits bas de gamme a été délocalisée en Chine, les emplois n’étaient pas les mêmes. Non seulement parce que les salaires et les conditions de travail étaient nettement plus bas, mais aussi parce qu’en Chine, les libertés civiles fondamentales et le droit de s’organiser étaient refusés aux travailleur·ses, ce qui les rendait largement impuissants.

Il convient également de noter que ce processus de délocalisation s’est accompagné en Chine de la privatisation de nombreuses petites et moyennes entreprises d’État et du licenciement de plus de 30 millions de travailleur·ses. En ce sens, la montée en puissance de la Chine en tant qu’atelier du monde a été assurée par la réduction des effectifs de son secteur public et le recrutement d’une classe ouvrière entièrement nouvelle en provenance de la campagne, destinée à être exploitée dans de nouvelles usines financées par le capital étranger.

Au final, les capitalistes occidentaux et japonais ainsi que le régime chinois ont largement profité des délocalisations et de la surexploitation de 250 millions de travailleur·ses  migrant·es (internes) ruraux chinois sans défense. Dans le même temps, la désindustrialisation en Occident et au Japon, la privatisation et les licenciements massifs en Chine ont abouti à une situation perdant-perdant pour les travailleurs d’un côté comme de l’autre. Telle était l’essence de l’accord conclu entre Deng et le président américain George W. Bush.

Néanmoins, il est important de comprendre que les effets de cet accord commençaient déjà à s’épuiser lors de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. À cette date, les deux parties sentaient que la lune de miel était terminée, d’autant plus que l’empire américain ne s’attendait pas à une émergence aussi rapide de la Chine. L’ascension de Xi et son projet des « nouvelles routes de la soie » peuvent à bien des égards être considérés comme une réponse au « pivot vers l’Asie » opéré en 2009 par Hillary Clinton, alors secrétaire d’État. Cette initiative a été immédiatement suivie par les guerres commerciales lancées par l’ancien président américain Donald Trump, qui soutenait que les États-Unis devaient imposer des droits de douane à la Chine parce qu’elle réalisait un excédent commercial alors que les États-Unis souffraient d’un énorme déficit de leur balance commerciale.

L’argument de Trump est toutefois trompeur, car il ne tient pas compte d’un élément important : une grande partie des exportations chinoises consiste simplement en des assemblages de composants, de matériaux et de technologies importés du monde entier. Cela signifie que seul un très faible pourcentage des bénéfices reste en Chine. Le prétexte invoqué pour justifier la guerre commerciale était donc fallacieux ; la véritable raison de la guerre commerciale était que les États-Unis, en tant qu’empire, ne peuvent en aucun cas permettre à une Chine en plein essor de menacer leur statut de puissance mondiale.

Mais il est également important de dire que la Chine a sa part de responsabilité dans la montée des tensions. Deng a toujours considéré que l’attitude de la Chine à l’égard des États-Unis devait être Tāoguāngyǎnghuì, yǒu suǒ zuòwéi (韜光養晦、有所作為),« faire profil bas et attendre notre heure ») et de ne pas essayer de remettre en cause leur hégémonie mondiale, du moins pas à court ou à moyen terme. Xi, quant à lui, se basant sur l’appréciation exprimée par la formule Dōngshēng xī jiàng (東升西降, « l’Est s’élève, l’Ouest décline »), a décidé qu’il était temps de contester l’hégémonie des États-Unis. Son slogan en matière de politique étrangère est donc devenu Ganyudouzheng (敢於鬥爭, « oser lutter »). Le premier pas de Xi dans cette direction a été sa décision de militariser la mer de Chine méridionale en 2015. À partir de ce moment-là, les actions de la Chine ne pouvaient plus être définies comme défensives. En militarisant la mer de Chine méridionale, la Chine ne combattait pas l’empire américain ; elle retirait avant tout les droits économiques des pays environnants sur leurs zones côtières. Il est donc nécessaire de s’opposer à de tels agissements.

 

Comment ce tournant opéré par Xi a-t-il influé sur la montée en puissance de la Chine ?

L’analyse de Xi l’a conduit non seulement à s’opposer frontalement aux États-Unis, mais aussi à écraser Hong Kong. Bien sûr, du point de vue de l’autocratie, le fait que les habitants de Hong Kong osent braver la loi de Pékin sur l’extradition était intolérable et devait être puni. Le problème est que, du point de vue de l’intérêt collectif du régime, Xi est allé trop loin. Il ne s’est pas contenté d’éliminer l’opposition, il a également détruit les institutions mêmes qui font de Hong Kong la plaque tournante financière de la Chine. En supprimant l’autonomie de Hong Kong, Xi tue la poule aux œufs d’or de Pékin.

Il se passe quelque chose de similaire en ce qui concerne Taïwan. La vérité est que le PCC a réussi à intégrer économiquement Taïwan dans son orbite. Si Taïwan devait mettre un terme à ses relations économiques avec la Chine, son économie subirait un coup très dur, voire s’effondrerait complètement. En outre, la tactique du PCC consistant à attirer le KMT (Kuomintang) dans son camp a fonctionné. Mais son orientation belliqueuse à l’égard de Taïwan est de plus en plus contre-productive.

Auparavant, l’Occident concentrait son attention sur le rôle stratégique de Taïwan dans la géopolitique de l’Asie de l’Est. Mais avec les progrès de l’IA, les pays développés sont désormais également préoccupés par le fait que la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) produit la moitié des puces au niveau mondial et environ 90 % des puces les plus sophistiquées. Il s’agit là de la monnaie d’échange dont dispose Taïwan. Contrairement à Hong Kong, Taïwan a beaucoup plus de poids pour repousser l’agression de Pékin, car si Pékin s’empare de Taïwan par la force, cela pourrait contrarier de nombreux pays. Là encore, l’épreuve de force prématurée de Xi avec les États-Unis n’a fait qu’aggraver la position de la Chine, car la réponse de Washington a été de fermer à la Chine l’importation de produits haut de gamme, en particulier de technologies de pointe. Tout cela vient confirmer que nous sommes au début de la fin du compromis historique entre Deng et les États-Unis et la Grande-Bretagne.

La Chine va avoir plus de mal à poursuivre sa croissance comme elle l’a fait jusqu’à présent. Son taux de croissance annuel est passé de 10 à 5 %. De plus, l’économie chinoise traverse une crise à la fois cyclique et structurelle. Auparavant, la Chine pouvait se contenter de consacrer des sommes considérables à l’achat d’entreprises étrangères de haute technologie ou à l’embauche d’ingénieurs de haut niveau du monde entier afin de rattraper l’Occident. Cette option est de moins en moins réalisable. En lieu et place, elle a eu recours à la production de produits haut de gamme dans des conditions où ils ne sont pas rentables, grâce à des subventions de l’État et à la surexploitation des travailleurs et de l’environnement. Mais cette option se heurte elle aussi à d’importants obstacles étant donné que non seulement les mesures prises par Washington, mais aussi le ralentissement économique de la Chine, font qu’il est plus difficile d’investir autant d’argent qu’auparavant. J’ajouterais également que l’innovation est incompatible avec l’autocratie chinoise et sa société orwellienne.

Dans tout cela, il est important de rappeler que ni l’empire américain ni la Chine ne sont des « bons flics ». L’empire américain est en déclin constant, mais la montée en puissance de la Chine n’a pas atteint le point où Pékin peut imposer sa volonté à l’Occident. Pourtant, au lieu de suivre les conseils de Deng, Xi a cherché à frapper fort, se créant ainsi des ennemis. Le règne de Xi n’a pas seulement été un désastre pour le peuple chinois, il est même devenu un boulet pour le régime. Xi doit donc assumer sa part de responsabilité dans les immenses difficultés auxquelles la Chine est confrontée à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

 

Cela nous ramène à la question de la bureaucratie du parti-État. Compte tenu de ce que vous avez dit sur le comportement de Xi à la tête du pays, pourquoi la bureaucratie ne fait-elle rien pour démettre Xi de ses fonctions ? Plus généralement, qu’est-ce que tout cela nous apprend sur la nature de la bureaucratie ?

Tout d’abord, il est important de dire que nous ne pouvons pas tout mettre sur le dos de Xi. Selon certaines rumeurs, Xi, en réponse aux critiques au sein du parti, reproche à ses prédécesseurs d’avoir laissé l’économie chinoise dans un état lamentable. Dans un certain sens, c’est vrai. Après avoir fait un exemple en écrasant la contestation populaire par le massacre du 4 juin 1989, de nombreux bureaucrates ont estimé qu’ils pouvaient piller les richesses du pays sans retenue.

La crise financière mondiale de 2007-2008 a offert aux autorités locales une occasion en or de s’enrichir en détournant les fonds du plan de sauvetage du gouvernement central en les canalisant vers des mégaprojets et des opérations immobilières, tout en en empochant pour elles-mêmes des portions d’un montant inconnu. Cela a créé les conditions de la bulle immobilière et de son éclatement, dont Xi doit aujourd’hui gérer les conséquences.

Toutes ces élites dirigeantes sont complices de la crise que connaît la Chine aujourd’hui. Elles savent aussi que permettre à Xi de rester au pouvoir fait plus de mal que de bien au pays et au régime. Dans le même temps, elles ont une peur bleue de ce qui pourrait se passer si elles complotaient contre Xi : et si cela déclenchait un mouvement de masse venu d’en bas ?

Pour bien comprendre ce qui se passe, il est utile de mieux cerner la nature de la bureaucratie chinoise. Le régime chinois est porteur d’une grande partie de la culture politique prémoderne, comme le culte du sang bleu et les « droits » héréditaires de la « deuxième ou troisième génération rouge », ainsi que les mécanismes de loyauté personnelle qui imprègnent l’ensemble de la bureaucratie. Cela signifie que, contrairement au modèle idéal wébérien qui veut que la caractéristique de la bureaucratie soit son caractère impersonnel, la variante chinoise est très personnelle.

Cela met en branle un deuxième mécanisme, la sélection négative des fonctionnaires : ce sont les personnes les pires qui ont le plus de chances d’être promues, tandis que celles qui disent la vérité ou qui ont plus de mérite, d’indépendance d’esprit et de talents tendent à être mises à l’écart. En fin de compte, on se retrouve avec des bureaucrates de premier plan dont la tâche la plus importante est d’apaiser l’empereur et de travailler à la réalisation de ses rêves les plus fous, tandis qu’en coulisse, ils fomentent leurs propres intrigues à des fins personnelles.

C’est pourquoi l’innovation était incompatible avec l’autocratie chinoise. Cela n’empêche pas totalement la Chine de progresser dans le domaine de l’innovation, mais cela l’empêche de réaliser la plus grande partie de son potentiel. Les conséquences sur la communauté scientifique et technologique, par exemple, ne sont pas encore claires. Mais si l’on considère la politique zéro-covid de Xi, on peut avoir un aperçu du peu d’influence que les spécialistes médicaux, par exemple, ont sur l’élaboration de la politique de l’État. Sans parler du fait que chaque avancée technologique a un coût toujours plus élevé, puisqu’elle implique une terrible corruption.

En résumé, le régime entre dans une période de grandes difficultés dans laquelle il n’a pas encore compris qu’il n’est pas la réponse aux problèmes, mais qu’il en est en grande partie responsable. Cela ne signifie pas qu’il s’effondrera facilement de lui-même. Mais cela signifie que toute mesure qu’il prendra dans la course technologique, économique et à l’armement actuellement engagée avec les États-Unis entraînera d’immenses souffrances pour la population.

 

Qu’est-ce que l’éclatement de la bulle immobilière et la crise de la dettte en Chine nous apprennent sur l’état de l’économie chinoise ?

Si l’on examine le ratio dette/PIB de la Chine – qui correspond à la dette totale, y compris la dette du gouvernement et des ménages privés –, on constate qu’il était d’environ 87 % au début des années 1990, mais qu’il est passé à 211 % en 2010, soit une augmentation de plus de 100 % en 20 ans. Des chiffres datant de la fin de l’année 2023 le rapprochent de 300 %, ce qui signifie que le niveau d’endettement de la Chine est le triple de son PIB. Alors que certaines économies occidentales avancées et le Japon ont un ratio dette/PIB similaire, la Chine est le seul de la tranche supérieure des pays à revenu intermédiaire à avoir une dette aussi élevée. Le ratio moyen dette/PIB des pays en développement à revenu intermédiaire est d’environ 124 %. Cela signifie que le taux d’investissement élevé de la Chine a été partiellement financé par une montagne de dettes. Le marché immobilier en est un exemple typique.

À mon avis, l’éclatement de cette bulle immobilière marque un tournant dans la montée en puissance de la Chine. La raison en est que les trois facteurs que j’ai mentionnés précédemment comme ayant contribué à l’essor de la Chine ont désormais tous épuisé leur potentiel. Prenons l’héritage colonial de la Chine : ce facteur a toujours été étayé par le compromis historique entre la Chine et les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Mais l’anéantissement par Xi de l’autonomie de Hong Kong et la décision d’aller de l’avant dans l’épreuve de force avec les États-Unis ont non seulement privé la Chine d’un centre financier dynamique – dont elle a cruellement besoin en cette période de ralentissement économique – mais l’ont aussi rendue vulnérable face à l’hostilité des États-Unis.

Il en va de même pour le taux d’investissement élevé de la Chine. Ce facteur a toujours dépendu d’un taux de croissance élevé, qui était auparavant alimenté par la conversion d’un grand nombre de petits agriculteurs en ouvriers d’usine. Mais le programme d’urbanisation rapide du régime a entraîné l’assèchement de ce réservoir de main-d’œuvre rurale : alors que 76 % de la population vivait dans des zones rurales il y a 40 ans, ce pourcentage n’est plus que de 35 % aujourd’hui, et ce sont principalement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Ironie du sort, le taux d’investissement très élevé pratiqué par le régime a mis fin à l’avantage initial qu’il tirait de l’immense population rurale de la Chine. Ce problème a été aggravé par la politique de l’enfant unique, qui a elle-même stimulé le taux de croissance élevé de la Chine en permettant d’économiser les coûts financiers engendrés par l’éducation d’un grand nombre d’enfants, même si cela s’est fait aux dépens des générations suivantes.

La tendance accélérée au vieillissement de la population et la pénurie de travailleur·ses jeunes qui en a résulté ont contribué à faire baisser le taux de croissance de la Chine.

En outre, le taux d’investissement élevé antérieur n’a été possible qu’au détriment de la consommation des ménages et grâce à la faiblesse des salaires. Le niveau de consommation des ménages chinois a considérablement baissé depuis le début des années 1990, passant d’environ 50 % du PIB au début des années 1990 à un point bas de 34-35 % en 2014. Il a légèrement augmenté depuis, mais n’a pas atteint 40 %. En conséquence, la Chine se retrouve confrontée à une situation de surproduction et de surcapacité permanente, tandis que son marché intérieur se rétrécit relativement, car la population est trop pauvre pour acheter ce qui est produit.

Dans la pratique, la réponse du gouvernement chinois a été la suivante : « Nous n’avons pas besoin de faire quoi que ce soit à ce sujet, nous n’avons qu’à exporter notre production et nos capitaux excédentaires ». C’est l’une des raisons pour lesquelles la Chine est devenue l’un des principaux exportateurs de marchandises et, depuis le début du siècle, l’un des principaux exportateurs de capitaux. C’est également la raison pour laquelle les « routes de la soie » ne sont pas seulement un projet géopolitique, mais aussi un débouché pour ces surcapacités. La Chine a pour ainsi dire cherché à exporter son problème.

Mais cela ne peut pas durer éternellement pour la simple raison qu’une nouvelle guerre commerciale se profile à l’horizon. Les pays européens se plaignent que les voitures électriques chinoises sont trop bon marché en raison des subventions de l’État chinois et le gouvernement américain a déjà déclaré : « Si vous subventionnez vos voitures, nous subventionnerons également les nôtres ». Nous assistons donc à un deuxième round de la guerre commerciale. Celui-ci est toutefois différent du premier. Je n’ai aucune sympathie pour le gouvernement chinois : comment peut-on continuer à consacrer plus de 40 % du PIB à l’investissement alors que 600 millions de Chinois·es sont contraint·es de vivre avec un revenu mensuel de 1 000 renminbis (nom officiel du yuan ; environ 140 dollars, NDLR) ? C’est de l’exploitation à outrance et c’est tout le contraire du socialisme.

Le socialisme n’est pas productiviste ; son objectif ultime n’a jamais été d’accroître indéfiniment les forces productives. C’est l’état d’esprit capitaliste, pas l’état d’esprit socialiste. En maintenant un niveau d’investissement aussi élevé, le gouvernement chinois nuit au peuple chinois, à l’environnement et au monde. Cela ne veut pas dire que les mesures de rétorsion prises par les gouvernements américain et européen sont justifiées. La nouvelle guerre commerciale est le produit du capitalisme toxique et du productivisme qu’ils mettent en œuvre. Mais la Chine a également joué son rôle en se faisant le champion du capitalisme et du productivisme toxiques.

Il est vrai que l’un des atouts de la Chine est qu’une grande partie de cette dette n’est pas une dette étrangère. Le gouvernement chinois est très sensible à l’idée que des puissances étrangères puissent exercer une influence en Chine, y compris par le biais de la dette. C’est pourquoi le gouvernement chinois a toujours préféré emprunter beaucoup auprès du peuple. C’est plus sûr pour le régime, car il sait qu’il peut toujours reporter le fardeau sur le peuple chinois sous diverses formes. Par exemple, lorsque la guerre commerciale a commencé en 2016, la Chine a soutenu qu’elle n’avait pas peur d’une guerre commerciale. Un représentant de l’État est même allé jusqu’à dire que les Chinois·es étaient prêts à manger de l’herbe pendant une année entière si nécessaire, pour indiquer le degré de souffrances que les Chinois·es étaient prêts à endurer.

Cela nous amène au troisième facteur, le parti-État. Il a été le principal acteur qui a fait converger les deux autres facteurs pour permettre à la Chine de se moderniser à un rythme effréné, qui est devenu de plus en plus insupportable pour la société, la population et l’environnement. Aujourd’hui, les deux logiques internes du parti-État – un appétit sans limite pour la corruption et un appétit sans limite pour le perfectionnement de la coercition d’État – ont créé un monstre dans lequel les deux logiques s’alimentent l’une l’autre. Plus la coercition étatique sera « parfaite », plus la bureaucratie sera libérée de toute obligation de rendre compte de ses actes. Cela crée davantage d’incitations à s’enrichir par la corruption, ce qui nécessite à son tour davantage de coercition de la part de l’État pour protéger la bureaucratie. Mais tout a une limite.

La crise du marché de l’immobilier illustre les limites de la première logique. Étant donné que les terrains en zone urbaine appartiennent à l’État et sont gérés par les autorités locales, ce marché a été dominé dès le départ par les autorités locales, leurs « véhicules financiers » (LGFV) et leurs copains banquiers et promoteurs. Ce sont eux qui ont été à l’origine de l’accumulation de milliards de dollars de dettes. Ils ont créé une méga-bulle dans laquelle tant de nouveaux appartements ont été construits depuis 2009 qu’ils permettraient de loger 250 millions de personnes, alors que le taux d’inoccupation des logements s’élève actuellement à 25 %.

D’un autre côté, l’émergence du « mouvement des feuilles blanches » en réponse à la politique zéro-covid du gouvernement est un exemple des limites de la seconde logique. Celle-ci n’a jamais été un « lockdown », un confinement en règle pour éviter la propagation du virus. C’était ce que j’ai appelé un « lock up », un enfermement, car pendant trois ans, les gens ont été enfermés dans leurs quartiers ou leurs maisons pour un simple cas de Covid, sans se préoccuper de savoir s’ils avaient la nourriture ou les médicaments dont ils avaient besoin. Et pourquoi ? À cause de l’idée naïve qu’il était possible d’atteindre le niveau zéro de Covid. Dans le même temps, le régime ne s’est même pas préoccupé d’importer des quantités suffisantes de vaccins occidentaux, plus efficaces. Cette politique a cependant donné au régime une occasion en or de parfaire son contrôle sur la population. Cette apparente folie avait une autre raison d’être : elle était très rentable pour les fonctionnaires municipaux et leurs acolytes, qu’il s’agisse des distributeurs de produits alimentaires ou des sociétés chargées d’effectuer les tests Covid.

La vérité dérangeante pour le régime, cependant, est qu’il y a une limite à la douleur que les Chinois·es sont prêts à endurer avant de se rebeller. Et ce régime est devenu de plus en plus insupportable, comme nous l’avons vu avec le mouvement des feuilles blanches.

 

Pourrais-tu nous parler un peu de l’importance du mouvement des feuilles blanches ?

Le mouvement des feuilles blanches a démarré comme une réponse directe à l’enfermement zéro-covid, mais il est devenu un moment historiquement important parce qu’il a remporté une victoire et que, dans une certaine mesure, le régime a essuyé une défaite.

Lorsque l’on parle de ce mouvement, il est important de reconnaître le rôle joué par Peng Zaizhou qui, en pleine pandémie et en plein confinement, a manifesté seul sur le pont Sitong à Pékin dans la matinée du 13 octobre, trois jours seulement avant le 20e congrès du PCC. Pour ce faire, il a accroché deux banderoles sur le pont, dont l’une était libellée comme suit : « Nous voulons de la nourriture, pas des tests PCR. Nous voulons la liberté, pas l’enfermement. Nous voulons du respect, pas des mensonges… Nous voulons être des citoyens, pas des esclaves ». Si, à l’époque, personne n’a répondu à son appel, l’incendie de l’immeuble d’Urumqi, le 24 novembre, a donné le coup d’envoi à une vague de manifestations dans plus de 20 villes contre la politique d’enfermement zéro-covid du PCC. La colère des manifestant·es était largement motivée par le fait que les dix morts de l’incendie étaient le produit direct de la politique d’enfermement du régime, qui a fait qu’aucun camion de pompiers n’était suffisamment près pour sauver les victimes.

À partir de là, les manifestations ont rapidement fait écho aux revendications de Peng et ont finalement contraint le gouvernement à revenir sur sa politique de « zéro-covid. Bien sûr, d’aucuns pourraient contester ce point de vue, et dire : « oui, mais l’expert auprès du gouvernement conseillait déjà de mettre un terme à la politique de zéro-covid » : « Eh bien, le spécialiste du gouvernement conseillait déjà d’arrêter cette politique parce qu’elle ne marchait pas et qu’elle était devenue impossible à mettre en œuvre. » il faut supprimer l’une des 2 phrases C’est peut-être vrai. Mais tout ce qui se passe en Chine est le résultat de décisions politiques, et non de décisions de spécialistes ; ce sont les hauts dirigeants, le bureau politique, qui sont responsables de la décision définitive. Cela nous amène à poser une question légitime : pourquoi ce changement brutal de politique ? Nous ne disposons pas de suffisamment d’informations pour déterminer quel a été le facteur décisif : les voix dissidentes au sein de la direction du parti, les recommandations des spécialistes ou les manifestations de masse. Mais ces voix dissidentes et les recommandations des spécialistes ne doivent pas être mises en opposition avec la part prise par les manifestations de masse. Quiconque tente de minimiser ou de négliger le mouvement est dans l’erreur.

Cette victoire a été importante parce que le peuple chinois a été opprimé au point de s’être vu pratiquement privé de son droit à l’estime de soi. Nombreux sont ceux qui se qualifient, avec autodérision, de « poireaux » (jiucai, 韭菜), c’est-à-dire de légumes dont la récolte est continuellement sollicitée par le régime du PCC. D’autres utilisent le terme « huminéraux » (renkuang, 人礦), des minéraux humains qui sont exploités par le PCC. Cela nous donne un aperçu du profond pessimisme qui règne au sein de la population et du sentiment que l’on ne peut rien faire contre la répression et l’exploitation. Bien sûr, tout le monde ne pense pas la même chose. Il y a eu des mouvements de résistance – des grèves ont été évoquées sur les réseaux sociaux, par exemple – mais ils ont été très fragmentés, très partiels et rarement politiques.

L’importance du mouvement des feuilles blanches réside dans le fait que, même si nous ne pouvons pas dire qu’il reflète un changement complet de la mentalité du peuple, qui serait passé de l’acceptation du statu quo à une résistance courageuse, il a réveillé les jeunes. Il a non seulement incité les citoyens ordinaires à protester contre l’enfermement et les travailleurs à protester contre le fait d’être contraints de travailler, dormir et manger au même endroit, mais il leur a aussi permis de conquérir leur propre liberté, même si ce n’est que temporairement. Cela a ouvert les yeux de beaucoup, en particulier parmi les jeunes.

L’une des terribles séquelles de la répression de l’après-1989 a été la dépolitisation. Pendant 30 ans, les jeunes n’ont pas osé parler de politique. Ils se concentraient simplement sur leurs études et leur carrière professionnelle. Mais avec le mouvement des feuilles blanches, ce sont de jeunes étudiant·es qui ont pris la tête du mouvement de protestation et qui sont devenu·es plus direct·es et plus tranchant·es dans leurs attaques contre le régime. Ils ont commencé à se rencontrer sur internet et lors de manifestations et ont commencé à dire : « Nous devrions nous reprocher d’être restés silencieux lors du soulèvement et de la répression à Hong Kong, ainsi que lors de la répression contre les Ouïghours. Nous ne devrions pas laisser le gouvernement nous diviser et nous soumettre ». C’est très important.

Bien sûr, nous devons être prudents quant à l’ampleur de ce réveil – il est très inégal et, en fait, le mouvement s’est essoufflé depuis la fin de la politique du zéro-covid. Alors qu’à l’époque des milliers d’étudiant·es chinois·es d’outre-mer manifestaient à New York, Londres, etc., leur nombre s’est réduit assez rapidement, les militant·es encore présent·es ne formant plus que des cercles très restreints. Cela n’est pas surprenant compte tenu de la dureté de la répression et de l’impréparation de ces jeunes. Mais le fait que des discussions aient eu lieu sur les réseaux sociaux tels que Twitter, Instagram, Telegram et autres, entre des étudiant·es chinois·es d’outre-mer et des milliers de Chinois·es continentaux, qui ont pu échanger et partager toutes ces idées et opinions politiques, constitue un progrès significatif par rapport aux trente dernières années de dépolitisation, même s’il reste encore un long chemin à parcourir.

Comment tout cela percute-t-il la question de l’essor de la Chine ? Nous constatons que la modernisation et l’industrialisation rapides de la Chine ont également transformé les structures de classe et les cultures du pays. Aujourd’hui, les travailleur·ses, en partie à cause de leur concentration dans les villes et en partie grâce à leurs propres luttes spontanées – ainsi qu’au travail réalisé par les ONG de défense des travailleurs au cours de l’étape précédente – ne se laissent plus facilement berner par leurs employeurs. Quant à la classe moyenne urbaine, si tant est qu’il existe une possibilité qu’elle prenne la tête du mouvement démocratique, cela ne s’est jamais concrétisé. Mais elle a progressivement fait siennes des idées très rudimentaires sur la notion de responsabilité, sur les droits humains, etc.

Alors que le programme de modernisation du PCC n’a pas encore engendré les forces susceptibles d’ébranler le régime de manière substantielle, il a suscité une impatience croissante à l’égard du parti lui-même. Il devient de plus en plus difficile pour le PCC de maintenir son projet de modernisation à tout prix. Même si les Chinois·es n’ont pas encore obtenu de droits démocratiques, le mouvement des feuilles blanches a montré que leur mentalité évolue et que leur conscience politique s’accroît – très lentement, à partir d’un point de départ très bas et de manière très déséquilibrée, mais elle progresse néanmoins.

Personne ne peut dire ce qui se produira ensuite. On ne peut pas faire des projections sur une sorte de progrès linéaire lorsque nous parlons de l’avenir de la Chine. Le PCC est parfaitement conscient de ce qui se passe et réfléchit aux moyens de retourner la situation. L’une des cartes qu’il pourrait jouer consiste à détourner l’attention de la population des problèmes intérieurs pour la diriger vers des ennemis extérieurs – réels ou imaginaires. C’est pourquoi le gouvernement chinois adopte de plus en plus une attitude guerrière dans sa diplomatie. Le PCC pense pouvoir résoudre ses problèmes intérieurs par une guerre avec un pays étranger, plus particulièrement sur la question de Taïwan, ou par une forte escalade des tensions existantes.

Il est difficile de deviner ce que le régime fera ensuite. Quoi qu’il en soit, nous entrons de toute évidence dans une nouvelle période et nous devons nous y préparer.

Le 19 juillet 2024

Il s’agit du deuxième entretien d’une série en deux parties, publiées par LINKS International Journal of Socialist Renewal. (Revue internationale pour le renouveau socialiste). La première portait sur la nature de l’État chinois, son statut dans le monde d’aujourd’hui et de ce que cela entraîne comme conséquences pour la paix et les activités de solidarité. Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepL.

 

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Auteur·es

Au Loong-Yu

Au Loong-Yu, militant du Borderless Movement (Mouvement sans frontières) de Hong Kong, est membre du conseil éditorial du China Labor Net et du Globalization Monitor. Il est le principal auteur du livre No Choice but to Fight : A Documentation of Chinese Battery Women Workers’ Struggle for Health and Dignity (Aucune autre alternative que la lutte. Documents sur la lutte des travailleuses de l’industrie de fabrication des batteries pour la santé et la dignité) publié à Hong Kong, ainsi que de China’s Rise : Strength and Fragility (Merlin Press & Resistance Books & IIRE, 2012) et, en français, de La Chine, un capitalisme bureaucratique, forces et faiblesses (Syllepse 2013, 10,00 €).