Comment la gauche a organisé la diaspora philippine

par Alex De Jong

Plus de 10 % de la population des Philippines travaille à l’étranger et envoie des fonds qui sont essentiels à l’économie du pays. Un livre récent explique comment la gauche a acquis une grande influence dans cette population et l’a perdue rapidement.

Lorsque des gens quittent leur pays et s’installent dans un autre, ils ne forment pas automatiquement une diaspora. C’est plutôt l’activité politique et la mobilisation qui façonnent une diaspora, affirme Sharon M. Quinsaat, professeure agrégée de sociologie au Grinnell College (USA), dans son livre intitulé Insurgent Communities : How Protests Create a Filipino Diaspora.

Les migrant·es philippin·es constituent un cas intéressant pour différentes raisons. Non seulement la population migrante philippine, qui compte plus de dix millions de personnes réparties dans plus de deux cents pays et territoires, est l’une des plus importantes au monde, mais la migration de travail est un élément essentiel de l’économie philippine. Et bien que les persécutions politiques aient poussé une partie de la diaspora philippine à quitter son pays, surtout pendant la dictature de Ferdinand Marcos entre 1972 et 1986, il ne s’agit pas de persécutions ethniques ou religieuses, les causes « classiques » de la création de diasporas.

Tant Bongbong Marcos, l’actuel président philippin et fils de l’ancien dictateur, que son prédécesseur, Rodrigo Duterte, ont joué un rôle important dans le blanchiment de l’héritage de Ferdinand Marcos, qui a été enterré en 2016, avec les honneurs militaires, dans le cimetière national. La diaspora philippine était autrefois une source importante de résistance contre la dictature que les gouvernements conservateurs successifs ont cherché à réhabiliter. Et aujourd’hui, une grande partie de la diaspora soutient des dirigeants de droite comme Duterte et Bongbong Marcos. Cette évolution ne s’est pas produite de manière isolée. Elle est, comme le montre Quinsaat, le résultat des transformations de la politique mondiale et du capitalisme.

Modèles coloniaux et néocoloniaux

Le colonialisme « prédisposait les Philippines à devenir un pays d’émigration », écrit Quinsaat. L’émigration a commencé pendant la colonisation espagnole de l’archipel mais, à la fin du 19e siècle, l’Espagne n’était le pays de destination que pour un groupe restreint – mais influent – de Philippin·es qui essayaient d’échapper aux persécutions des autorités coloniales ou cherchaient à poursuivre leurs études.

Les revendications pour des réformes démocratiques de ces Ilustrados (les Philippin·es éduqué·es et fortuné·es), bien qu’initialement plutôt modestes, se sont heurtées à l’attitude intransigeante des autorités coloniales – un nationalisme naissant s’étant mêlé au mécontentement populaire après l’éclatement de la révolution philippine en 1896. Deux ans plus tard, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne et la nouvelle puissance montante prend le contrôle des Philippines, marquant une nouvelle ère coloniale et le « véritable début de l’émigration philippine ».

La politique coloniale américaine a fait des Philippin·es des « ressortissant·es américain·es » (“US nationals”), leur refusant les droits politiques tout en leur permettant de circuler librement à l’intérieur des frontières américaines. Au début du 19e siècle, le gouvernement américain a commencé à recruter des Philippin·es pour travailler dans ses bases navales. Un grand nombre d’entre eux et elles ont commencé à travailler dans des plantations à Hawaï et sur la côte ouest des États-Unis. Ils étaient souvent saisonnier·es, voyageant entre les plantations et les fermes, occupant des emplois de grooms, cuisiniers, plongeurs dans les hôtels et restaurants et concierges pendant l’hiver. L’un d’entre eux, Carlos Bulosan, s’est inspiré de ses propres expériences et de celles des travailleurs philippins qui l’entouraient pour écrire le roman classique de la classe ouvrière America Is in the Heart (L’Amérique au cœur)1 .

En 1946, les États-Unis ont officiellement proclamé l’indépendance des Philippines. Mais des traités qui liaient les politiques économiques philippines à celles de leur ancien colonisateur, et offraient un traitement préférentiel aux entreprises américaines, ont maintenu les deux pays attachés. La marine américaine a également continué à recruter des Philippin·es, dont une grande partie ont fini par obtenir la nationalité américaine et fait venir leur famille. Parmi les pionniers de la main-d’œuvre émigrée philippine moderne, on trouve des infirmières qui, formées selon les normes américaines, ont pu travailler à l’étranger.

En tant que communauté importante et établie de longue date, les Philippin·es des États-Unis constituent un groupe facile à étudier lorsqu’on s’intéresse à la diaspora philippine. Quinsaat compare leur cas à celui d’un autre groupe, moins connu : les Philippin·es des Pays-Bas. À partir des années 60 et 70, un petit nombre de travailleuses sont arrivées aux Pays-Bas, d’abord comme infirmières, puis dans l’industrie textile.

La maîtrise généralisée de l’anglais, héritage du colonialisme américain et du système éducatif qu’il avait mis en place, a facilité ces migrations, mais c’est la situation néocoloniale des Philippines dans le capitalisme mondial qui a réellement fait de ce pays un exportateur de main-d’œuvre. En 1974, Ferdinand Marcos a officiellement institué le programme d’emploi à l’étranger et « déplacé le centre de la migration internationale, des États-Unis vers de nouvelles destinations dans le monde entier ». L’encouragement à l’émigration internationale s’est poursuivi après que le dictateur a été renversé par la protestation populaire en 1986.

Les mesures néolibérales, sous la forme d’un plan d’ajustement structurel imposé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ont entraîné une augmentation du chômage, l’agriculture et les entreprises philippines n’étant pas en mesure de résister à la concurrence internationale. Combinées à la casse des services publics et de la protection sociale imposées par le même programme, ces mesures ont conduit à l’extension de la pauvreté.

Dans ces conditions, « la migration est devenue non seulement une solution politique officielle pour atténuer l’impact des crises grâce aux envois de fonds, mais aussi une stratégie d’adaptation – un mode de vie accepté – pour les Philippin·es ordinaires afin de surmonter les difficultés quotidiennes », écrit Sharon Quinsaat. Plutôt que d’essayer d’introduire des mesures s’attaquant aux causes profondes qui poussent les gens à quitter leur foyer et leur famille, les gouvernements philippins successifs ont poursuivi des politiques économiques qui ont enfermé le pays dans une position de fournisseur de main-d’œuvre et de ressources bon marché pour le capital international.

Quinsaat souligne que « le cas des Philippines est unique en raison du rôle de l’État philippin dans la stimulation et la gestion de la migration de ses citoyens, reconnu par la Banque mondiale pour “son système d’aide aux travailleurs migrants très développé, qui est un modèle pour les autres pays d’émigration” ».

Aujourd’hui, les travailleurs/ses philippin·es vivant à l’étranger constituent une partie essentielle de la classe ouvrière du pays. Représentant environ 10 % de la population totale du pays, ils envoient plus de 30 milliards de dollars américains, soit plus de 9 % du PIB des Philippines. L’émigration fonctionne également comme une « soupape de sécurité », attirant de jeunes travailleurs à la recherche d’une vie meilleure pour eux-mêmes et leurs proches. En d’autres termes, il s’agit du type de personnes qui constituerait un électorat naturel pour les mouvements d’opposition dans le pays.

S’organiser pour le changement

Insurgent Communities ne traite pas les Philippin·es travaillant à l’étranger comme de simples victimes des relations capitalistes internationales. L’essentiel de l’ouvrage traite des différentes manières dont elles et ils se sont organisé·es pour résister à l’exploitation et à l’oppression dans leur pays d’origine et à l’étranger. Plus que toute identité ethnique naturelle, cette activité a été, selon Quinsaat, cruciale pour la formation de la diaspora philippine.

L’une des organisations qui a joué un rôle important dans ce processus est le Katipunan ng Demokratikong Pilipino (Union des Philippins démocrates ; KDP), basé aux États-Unis. Fondée en 1973, le KDP a rassemblé différentes générations, unissant les militant·es né·es aux États-Unis et les immigrants récents, et a fait le lien entre les luttes nationales et internationales. Le KDP « a mené une lutte transnationale sur deux fronts : contre la dictature de Marcos aux Philippines et contre le capitalisme aux États-Unis ».

La démocratie aux Philippines devait, espérait-on, mettre fin à la nécessité pour les Philippin·es de quitter le pays, tandis que la lutte pour le socialisme aux États-Unis était considérée comme faisant partie de la lutte pour mettre fin à l’exploitation et au racisme auxquels les travailleurs/ses philippin·es étaient confronté·es dans ce pays. L’idéologie du KDP était largement influencée par le maoïsme du Parti communiste des Philippines (CPP), clandestin, auquel il était étroitement lié dans les années 70.

Le KDP s’inscrivait dans la radicalisation générale de la fin des années 60 et des années 70. De jeunes militant·es philippin·es américain·es « ont exprimé leur solidarité avec les communistes du Vietnam qui, selon eux, luttaient pour l’indépendance et l’autodétermination ». Ces militant·es radicaux considéraient la guerre du Vietnam comme la continuation de l’impérialisme raciste américain en Asie, qui avait auparavant colonisé les Philippines. Ils se sont réapproprié l’histoire des premières luttes anticoloniales aux Philippines et se sont considéré·es comme ses héritier·es.

Comparée à celle des États-Unis, la communauté philippine aux Pays-Bas était petite et homogène. La première génération d’activistes est née en dehors de cette communauté. En 1975, des volontaires de l’aide au développement et des missionnaires néerlandais ont créé le Filippijnengroep Nederland (Groupe philippin néerlandais) dans le but d’attirer l’attention sur la violation des droits humains dont ils avaient pris conscience lors de leur séjour aux Philippines. Par un hasard de l’histoire, les Pays-Bas ont ensuite accueilli les principaux dirigeants du CPP qui, avec l’aide de congrégations religieuses, ont réussi à obtenir le statut de réfugié dans le pays. Utrecht a accueilli le bureau du National Democratic Front (NDF) des Philippines, un front d’organisations de masse sous le contrôle du parti qui fonctionnait comme son aile diplomatique.

L’analyse par Quinsaat des deux communautés, très différentes, montre les similitudes entre les défis auxquels les militant·es ont dû faire face. Aux États-Unis comme aux Pays-Bas, les militant·es ont été confronté·es à des tensions liées au fait qu’ils s’organisaient au sein de communautés ayant des liens différents avec des pays différents. Le KDP a été confronté à l’opposition de militants qui considéraient que son opposition à la dictature de Marcos était « source de division » et que son radicalisme dans les luttes menées aux États-Unis n’était pas apprécié par les militants libéraux philippins, y compris les exilés bourgeois des Philippines, qui voulaient faire du lobbying sur l’État américain pour qu’il fasse pression sur Marcos. Mais c’est la radicalité du KDP qui lui a permis de rassembler les migrant·es récent·es et les exilé·es de la lutte contre la dictature aux Philippines, avec les jeunes générations aux États-Unis, radicalisées par leur propre expérience du racisme et de l’exploitation.

« Le militantisme façonne le moi et l’identité », résume Quinsaat, et c’est l’une des principales thèses de son livre. Ce n’est pas seulement l’identification des militant·es qui a changé ; en faisant partie de communautés et de mouvements plus vastes, ils ont modifié celle de groupes plus larges. L’identification au peuple philippin a été séparée de la loyauté à l’État philippin par l’organisation de la lutte contre la dictature. Le nationalisme philippin s’est enrichi d’un nouveau contenu anti-impérialiste en se rattachant à l’histoire des révoltes anticoloniales, tandis que les identités culturelles se politisaient.

Flux et reflux

Insurgent Communities documente les tentatives des militants de la diaspora pour s’opposer à la réhabilitation de la dictature de Marcos, mais aujourd’hui le soutien des travailleurs/ses d’outre-mer aux dirigeants de droite est très élevé. Alors que Marcos a obtenu 58 % des voix parmi les Philippin·es du pays, ce chiffre s’élève à 72 % dans la diaspora.

De nombreuses analyses de la popularité de Duterte et de Marcos évoquent le rôle de la désinformation qui présente la dictature comme un âge d’or pour les Philippines. Quinsaat souligne que, bien qu’il s’agisse d’un facteur important, cela soulève la question de savoir comment ces informations ont été reçues ; pourquoi les gens les ont-ils trouvées crédibles, comment ont-elles semblé avoir un sens pour eux ? Insurgent Communities est en partie un document sur le déclin de l’influence de la gauche dans la diaspora philippine et son remplacement par d’autres points d’identification qui présentent les difficultés du pays non pas en termes d’impérialisme et d’exploitation capitaliste, mais comme le résultat d’un manque supposé de « discipline » et en déduisent la nécessité d’un pouvoir autoritaire.

Tout comme son ascension, le déclin de l’influence de la gauche américano-philippine ne peut être dissocié du déclin international de la gauche et de la perte de crédibilité du socialisme en tant qu’alternative. L’évolution de la situation aux Philippines n’entre pas dans le cadre de cet article, mais la crise dans laquelle est entrée la principale organisation de la gauche philippine, le CPP, à la fin des années 80, a eu des répercussions sur les initiatives internationales qui étaient parfois directement liées au parti. L’attitude incohérente du parti et de son réseau transnational à l’égard de Duterte n’a pas aidé non plus. Malgré le nombre croissant de victimes de la soi-disant guerre contre la drogue, un certain nombre de militant·es de premier plan mis en place par le NDF ont continué à servir Duterte à des postes ministériels, même après l’enterrement national de Marcos en 2016.

Insurgent Communities est un livre relativement court mais dense. Les lectrices et les lecteurs qui cherchent à comprendre l’évolution du sentiment d’identification et les défis auxquels est confronté le militantisme transnational en tireront sans doute beaucoup d’enseignements. Pour les militant·es qui cherchent à créer de nouvelles communautés insurgées, ce livre est un outil précieux. 

 

Le 7 février 2024

Cet article a été publié par Jacobin. Traduit par A.L.

  • 1« The Legend of Carlos Bulosan », 2 janvier 2015, International Longshore & Warehouse union.