Le 1er octobre, en France, avaient lieu à la fois la déclaration de politique générale de Michel Barnier, le Premier ministre déniché par Macron pour présenter un simulacre de changement, et la première journée de mobilisation syndicale suite à cette nomination. Elle était présentée par CGT, Solidaires, FSU (Fédération Syndicale Unitaire) comme le «début du match retour contre la réforme des retraites» (la réforme imposée en 2023, repoussant à 64 ans l’âge de départ à taux plein).
La déclaration de Michel Barnier a bien confirmé que ce gouvernement sera, en pire, la continuation des choix de classe de Macron. Du côté du mouvement social et de la gauche, le bilan du 1er octobre éclaire les difficultés à trouver un second souffle après les élections législatives et la mobilisation populaire de juin/juillet qui ont fait émerger le Nouveau front populaire (NFP) et ont opposé un barrage à l’extrême droite.
Le problème tant politique que social posé au mouvement ouvrier depuis les élections législatives, l’éviction de Julie Castet du poste de Première ministre et la mise en place du gouvernement Barnier (ou plutôt Barnier-Macron-Le Pen) est le suivant: comment continuer la bataille engagée dans l’unité dès le lendemain de l’élection européenne de juin. Les forces capitalistes et réactionnaires ont été déstabilisées un temps par la déroute de Macron aux élections européennes et législatives, la mise sur pied imprévue du Nouveau front populaire et le barrage populaire mis à l’accession du Rassemblement Nationale (RN) au gouvernement. Successivement, en quelques semaines, ce furent les projets de Macron et de Le Pen qui furent battus en brèche. Le spectre d’un gouvernement du NFP, rompant avec l’austérité, a hanté quelques semaines les couloirs de l’Elysée, les bureaux des dirigeants de droite et d’extrême droite. Dès lors, chacun à sa place, les forces de Macron, des Républicains et du Rassemblement national se sont disposées pour éviter ce scénario catastrophe. S’il était impossible (avant un an, d’après la Constitution) de procéder à de nouvelles élections législatives, il fallait au moins juguler toute possibilité d’un gouvernement de gauche. Cela imposait une double coalition: la coalition gouvernementale des deux formations sèchement battues dans les urnes aux législatives de juin/juillet 2024, le groupe macroniste (20% des voix et 150 député·e·s) et les Républicains (6.57% des voix et 39 député·e·s), et la coalition plus que tacite de ce gouvernement avec le RN sans l’assentiment duquel ce gouvernement tomberait dès la semaine prochaine avec le vote de la motion de censure présentée par le NFP. Marine Le Pen a clairement annoncé que son parti ne voterait pas pour faire tomber ce gouvernement, alors qu’évidemment elle l’aurait fait si un gouvernement du NFP avait été aux commandes.
Il y a donc aujourd’hui au gouvernement une coalition chaotique, sans programme commun de gouvernement et sans même le soutien explicite des macronistes (cela se fera «selon ses décisions» a déclaré Gabriel Attal, président du groupe parlementaire Ensemble). Cela importe peu, Barnier restera dans les ornières creusées par les gouvernements précédents de Macron. Le soutien passif du Rassemblement national permet à ce gouvernement de survivre tant que les député·e·s du RN ne voteront pas les motions de censure déposées par le NFP (une motion de censure qui recueille la majorité absolue des voix des député·e·s, soit 289 voix, provoque la chute du gouvernement).
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C’est donc explicitement une alliance sui generis entre Macron, les Républicains et le Rassemblement national. Un barrage anti-RN avait empêché en juillet l’accession du RN au gouvernement. Par ses manœuvres, Macron le remet au centre du jeu en faisant de Barnier l’otage politique de l’extrême droite. Cela est d’autant moins gênant pour Barnier et ses ministres qu’existent de nombreuses passerelles entre ce gouvernement et l’extrême droite, à commencer par celles tendues par Bruno Retailleau, sénateur LR, qui a le portefeuille de l’Intérieur et n’a rien à envier à Jordan Bardella et à Marine Le Pen en termes de politique sécuritaire, anti-immigration et de remises en cause des droits démocratiques. Cela est aussi le cas de nombreux ministres catholiques traditionalistes, ant-IVG, anti-LGBTQ…
La feuille de route annoncée par Barnier, le 1er octobre dans son discours de politique générale, ne laisse d’ailleurs guère de doutes.
Pour donner des impressions de changement, il a confirmé des choix faits dès les dernières semaines du gouvernement Attal [9 janvier au 5 septembre 2024], en juin:
- le report des élections provinciales en Kanaky et stopper le projet de loi dégelant le corps électoral visant à minoriser les Kanaks au profit des colons. Depuis mai dernier, la mobilisation des Kanaks contre ces projets colonialistes n’a pas cessé, 11 Kanaks ont été tués, victimes de l’Etat français.
- une ouverture de négociations sur «des aménagements» à la «réforme» de retraites rejetée en 2023 par 80% de la population, aménagements à la marge sans aucune remise en cause de l’âge de départ à 64 ans.
- l’élimination du projet de loi Attal sur l’assurance chômage qui réduisait davantage les droits à indemnisation des chômeurs… pour revenir à un accord MEDEF-CFDT/CFTC/FO [le patronat et ces trois centrales syndicales] de 2023 qui imposait déjà, sur ordre du gouvernement, des baisses de cotisations patronales et 2,3 milliards de réduction de droits pour les salarié·e·s âgées. Gabriel Attal, l’ex-premier ministre, avait lui-même suspendu son projet scélérat, le 30 juin, au lendemain de la débâcle électorale des législatives.
Dans le domaine fiscal, a été annoncé, comme s’il s’agissait d’une mesure d’extrême gauche, une contribution des 0,3% des foyers fiscaux les plus riches. Cette contribution très marginale existe déjà depuis 2011 (CEHR- Contribution exceptionnelle sur les hauts revenus), rapportant 1,5 milliard. Là le gouvernement l’augmenterait pour en obtenir 3 milliards supplémentaires. D’un autre côté, l’annonce d’avancer de deux mois l’augmentation du SMIC de 2%, soit 28 euros net pour passer à 1426 euros net. Ces mesurettes maquillées en décisions de justice fiscale ne masquent pas l’orientation de classe, réactionnaire, de ce nouveau gouvernement provisoire.
Par ailleurs, rien n’a été dit concernant la lutte contre le changement climatique qui frappe là aussi en priorité les classes populaires.
Ce gouvernement sera, en pire, la continuation des choix de classe des gouvernements précédents de Macron. Concernant la question des violences faites aux femmes, des viols et des féminicides, cette réalité tristement éclairée par le procès des violeurs de Mazan (petite commune du Vaucluse, où un criminel a fait subir à sa femme, après l’avoir anesthésiée, des viols pendant des années, de la part de dizaines «d’hommes ordinaires», contactés dans son voisinage ou par internet). Cette affaire sordide révèle à la fois la présence profonde de cette violence machiste, sa banalisation dans la société et surtout le silence et l’inaction totale des partis gouvernementaux devant la question des violences sexuelles dans la famille qui, avec l’inceste, restent en France un tabou très lourd.
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Barnier prévoit une attaque budgétaire sans précédent avec 40 milliards de coupes dans les dépenses publiques (Bruno Lemaire, ministre des Finances des gouvernements précédents, avait déjà procédé à 20 milliards de coupes en 2024). Il en découlera: suppressions de postes dans la Fonction publique, 13 milliards amputés dans les dépenses de santé, recul de six mois de l’indexation des retraites de base sur l’inflation 2024, prévue initialement au 1er janvier 2025… d’où 3,7 milliards d’euros pris dans la poche des retraité·e·s. Pour les collectivités territoriales, l’objectif serait la suppression de 100 000 postes.
Ces choix budgétaires sont censés faire sortir les finances publiques de la France de son placement par la Commission européenne en «procédure de déficit excessif». L’objectif est de se conformer à la règle des 3% de déficit en 2029 (6% du PIB prévus en 2024).
Tous ces choix confirment la politique de Macron depuis 7 ans consistant à financer avec le budget de l’Etat les grandes entreprises, alléger fortement leurs contributions fiscales et compenser ces diverses aides par une réduction constante des dépenses publiques correspondant aux besoins sociaux dans la santé, l’éducation et le logement.
Depuis 2017 et l’élection de Macron, ces choix au bénéfice des classes possédantes se sont multipliés: exonération de droits de succession, crédit impôt recherche (CIR) qui est une manne pour les grandes entreprises sans aucune contrainte en termes de «recherche», exonération des cotisations sociales jusqu’à 1,6 SMIC, soit quelque 157 milliards d’aides publiques annuelles aux entreprises privées sans contreparties selon une étude établie par un groupe de chercheurs du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) et de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), publiée par l’IRES.
La conséquence de ces choix est un creusement constant des inégalités sociales: de 2010 à 202, selon l’INSEE, les 10% les plus fortunés ont accru de 41 à 47% leur part du patrimoine net des ménages. En 20 ans, de 2002 à 2023, les 500 plus grosses fortunes du pays ont multiplié leur richesse par 10: de 124 à 1170 milliards d’euros.
Parallèlement, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté (1158 euros par mois, soit 1090 CHF) ne cesse de croître, 14% de la population, plus de 9 millions en 2023. Les baromètres du Secours populaire de septembre 2024 viennent encore de témoigner de la précarité grandissante dans laquelle vivent les classes populaires, aggravée ces dernières années par les prix de l’énergie et de l’alimentation, avec les privations de soins, les restrictions sur l’alimentation et le chauffage. Les prestations familiales et de solidarité ont perdu plus de 4% de pouvoir d’achat entre 2021 et 2023 (Rapport du Haut Conseil de la famille, décembre 2023) à cause d’une faible revalorisation.
Cette aggravation des conditions de vie, ces injustices sociales sont les causes fondamentales du rejet des partis qui ont géré le pays depuis des décennies. Les partis comme les LR ou Ensemble ont été une nouvelle fois désavoués il y a quelques mois à cause de ces politiques qui frappent les classes populaires. Même si d’après plusieurs études 45% des couches les plus pauvres ne se sont pas déplacés pour aller voter, les votes des classes populaires ont tous été déterminés essentiellement par la question du pouvoir d’achat. L’immense mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 traduisait la même préoccupation.
La place électorale prise par le NFP, comme malheureusement par le RN, est bien l’expression de cette situation sociale. Mais alors qu’elle est bel et bien le résultat de choix de classes, une partie importante des classes populaires adhérent au discours raciste et xénophobe faisant porter aux classes racisées et à l’immigration la responsabilité de la situation sociale dans laquelle vivent les salarié·e·s, notamment dans les régions rurales et périurbaines. Ce discours raciste, distillé chaque jour dans les médias a été aussi celui du gouvernement Attal, avec notamment le ministre de l’Intérieur Gerald Darmanin. Bruno Retailleau qui le remplace promet évidemment d’appliquer une politique similaire à celle du RN.
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Cette situation sociale et politique impose au mouvement ouvrier de garder la place prise au début de l’été et d’avoir la conscience collective que tout sera fait pour empêcher dans les mois qui viennent que se construise une perspective politique anti-austérité.
Après les manifestations des 7 et 21 septembre contre le hold-up institutionnel de Macron, le 1er octobre était la première journée de mobilisation syndicale, avec des appels à la grève dans la Fonction publique et à la SNCF. 190 lieux de manifestations, 170’000 personnes dans la rue selon la CGT qui organisait cette journée avec la FSU et Solidaires (donc sans la CFDT et FO, les deux autres centrales importantes). Les exigences mises en avant étaient essentiellement les retraites, le pouvoir d’achat, mais derrière tout cela et dans les discussions, la question essentielle était celle des possibilités de contrer à la fois la dérive autoritaire et raciste annoncée par ce gouvernement ainsi que la menace d’une victoire de l’extrême droite dans les mois ou années à venir. D’autant plus que les forces réactionnaires comptent certes sur la démoralisation qui a plané après la mise à l’écart du NFP pour former le gouvernement. Le succès limité de cette mobilisation du 1er octobre, l’absence d’annonce pour l’instant de nouvelles échéances traduisent un peu l’incertitude sur les réponses à apporter.
Les problèmes existants avant juin dernier risquent de reprendre le dessus. Le mouvement syndical, unitairement, a annoncé le lancement d’une campagne contre l’extrême droite dans les entreprises pour contrer les idées racistes et les fausses solutions du RN à la crise sociale. De plus, l’axe est mis sur la question des retraites et certains vont vouloir se saisir des «négociations» proposées par le gouvernement comme point d’appui sur cette question et sur le dossier des allocations chômage. Cela traduit évidemment la volonté d’occuper le terrain syndical, et Solidaires comme la CGT mettent l’accent sur le retrait de la réforme des retraites qui a été le point commun d’exigence dans toutes les classes populaires. Sur cette question, dans les jours à venir, la question se posera aussi à l’Assemblée nationale avec un texte de retrait de cette réforme proposé par le NFP (alors que le RN a aussi déposé un autre projet). Par ailleurs, LFI continue une bataille parlementaire pour exiger la destitution de Macron (destitution qui imposerait un vote majoritaire à l’Assemblée et au Sénat).
Le problème est que le calendrier devrait exiger dès maintenant un plan d’action commun – syndicats, partis, mouvement démocratique et social – pour maintenir, reconstruire et élargir le front qui s’était construit en juin dernier, autour à la fois du rejet du RN et de l’exigence d’une politique de justice sociale illustrée par le programme du NFP. Les deux batailles se complètent car il n’y aura pas de remise en cause de la place prise par le RN sans construire une mobilisation populaire autour des exigences sociales et démocratiques, sans donner une crédibilité de masse à ces choix alternatifs, capable de balayer les solutions racistes et sécuritaires. Le mouvement syndical, les partis de gauche et le mouvement social étaient très largement unis en juin autour de ces deux préoccupations, occupant ainsi une place offensive dans la société et battant en brèche l’hégémonie réactionnaire. C’est cela qu’il faut essayer de reconstruire autour d’initiatives concrètes.
Répondre à ces enjeux impose que chacun ne reste pas dans son couloir, syndical et politique, cela suppose aussi de mettre en œuvre des mobilisations communes, réellement construites dans des cadres unitaires et non pas concurrentielles l’une à l’autre, comme ont pu apparaître les 7 et 21 septembre. Non seulement, ces cadres n’existent pas pour l’instant, mais pire, le débat dans la gauche politique semble plus être la préparation des élections présidentielles de 2027 et les batailles parlementaires que la construction d’un front commun de mobilisation avec des initiatives et des structures unitaires nationales et locales. Pourtant, seule la force conjuguée des énergies militantes existant dans les villes et les quartiers pourra créer cette mobilisation et redonner la main au mouvement populaire.