Au cœur de l’enfer des prisons israéliennes

par Oneg Ben Dror
Des militants du camp de réfugiés d'Aïda peignent des slogans. Kelly Lynn

L’ONG israélienne Physicians for Human Rights-Israel (PHRI) a été fondée au cours de la première Intifada par un groupe de médecins palestiniens et juifs. Le département des prisonniers et des détenus du PHRI s’occupe de l’ensemble des prisonniers qui sont sous le contrôle de différentes forces israéliennes. Dans cet entretien, Oneg Ben Dror raconte ses observations dans cet enfer.

Quelle était la situation des prisonniers palestiniens avant le 7 octobre ?

Avant le 7 octobre, les Palestiniens souffraient de violations de leurs droits en prison et dans le système judiciaire pénal. Tous ces systèmes sont hostiles aux Palestiniens car ils font partie des forces d’occupation. En prison, les Palestiniens ne sont pas autorisés à établir de liens avec les membres de leur famille, donc pas d’appels téléphoniques par exemple. De plus, la plupart des prisons où sont détenus les Palestiniens se trouvent dans le sud, autour de Mitzpe Ramon et de Beer Sheva, ce qui complique les soins médicaux, car c’est loin du centre du pays. Il y a des médecins spécialistes qui se rendent en prison, mais à ces endroits il y en a moins. De nombreuses personnes incarcérées souffrent de négligence médicale, et le recours à l’isolement est de plus en plus fréquent, tant pour les prisonniers « de sécurité » que pour les « criminels ». Avant la guerre, il y avait environ 15 000 personnes en prison au total, aussi bien des Palestiniens classés comme prisonniers « de sécurité » que comme prisonniers « criminels ».

La situation s’était déjà détériorée avec le gouvernement actuel, puisque Itamar Ben Gvir est responsable des prisons en tant que ministre de la Sécurité nationale. Même avant la guerre, il s’était fixé pour objectif de rendre la vie des Palestiniens en prison misérable. Par exemple, il a décidé qu’ils n’avaient pas le droit de faire leur propre pain. Il a également tenté de faire passer une loi prévoyant la peine de mort pour les Palestiniens, officiellement pour les « terroristes », et s’opposant à ce que les prisonniers bénéficient de tout traitement qui améliore leur qualité de vie. Or d’un point de vue médical, une telle définition n’existe pas : tout traitement améliore la qualité de la vie !

 Qu’est-ce qui a changé après le début de la guerre ?

L’administration pénitentiaire a décrété une politique d’enfermement pour tous les Palestiniens en prison, ce qui signifiait un confinement prolongé dans les cellules, l’interdiction de sortir dans la cour, la confiscation de tous les biens privés. Les gens se sont retrouvés avec les seuls vêtements qu’ils avaient sur eux, il y en a qui ont passé l’hiver avec un t-shirt. L’administration pénitentiaire fournissait de la nourriture de qualité très médiocre, en très basse quantité, et les gens ont perdu jusqu’à 15 ou 25 kg en quelques mois. Ensuite, il y a eu des coupures d’eau et d’électricité. Dans chaque prison, il y a une infirmerie pour les traitements de base, mais les prisonniers palestiniens n’étaient pas autorisés à s’y rendre. Les visites des familles ont été interdites, celles des avocats restent très limitées, le Comité International de la Croix-Rouge se voit toujours refuser l’accès aux prisons. Tout cela a été justifié par l’état d’urgence, sans autre explication.

Puis les prisons ont commencé à être surpeuplées. Les gens dorment à même le sol. Le nombre de Palestiniens emprisonnés avant la guerre était d’environ 6 000 classés comme prisonniers « de sécurité ». Au cours de l’été 2023, le nombre de Palestiniens en détention administrative était de 1 300, le plus élevé depuis 2016. Aujourd’hui, près de 10 000 Palestiniens sont classés comme prisonniers « de sécurité » et environ 3 500 sont en détention administrative. 

Il existe une nouvelle catégorie qui était auparavant utilisée pour les détenus libanais, à savoir les « combattants illégaux ». Il y aurait maintenant environ 1 200 « combattants illégaux ». Cette catégorie est utilisée pour les détenus de Gaza, même s’il y a aussi des Gazaouis qui sont en détention administrative et d’autres qui sont détenus comme prisonniers « réguliers ». Nous pensons que cette catégorie sert de détention administrative pour les personnes soupçonnées d’actes criminels mais pour lesquelles il n’y a pas assez de preuves à charge. Dans la détention administrative « normale », les détenus doivent voir un juge dans les 96 heures, tandis que dans cette catégorie, il y a des gens qui n’ont vu personne depuis six ou sept mois. Au début, c’est 45 jours sans avocat, mais ça peut être prolongé à l’infini. Cela permet une longue déconnexion du monde extérieur. La politique d’enfermement est une politique de vengeance.

Que savons-nous de la violence et des violations des droits en prison ?

Il y a eu une violence systémique, même si elle n’a jamais été déclarée comme telle, évidemment soutenue par Ben Gvir et le chef de l’administration pénitentiaire. Il y avait des descentes dans les cellules. Les gens nous disaient : « Ils viennent deux fois par semaine, les mardis et les jeudis, et ils nous tabassent ». Dans certaines prisons, par exemple à Megiddo, dans le nord, il y avait une cellule d’accueil où l’on mettait tous les nouveaux détenus, on diffusait des chansons israéliennes et on les forçait à danser. Les gens disaient que s’ils arrêtaient de danser, ils étaient battus. S’ils tombaient, ils étaient battus. S’ils refusaient d’embrasser le drapeau israélien, ils étaient battus. Il y en a qui ont quitté cette pièce avec des os cassés. Ils étaient aussi déshabillés et les gardiens de prison les serraient dans les toilettes tous ensemble, les forçant à se toucher. Ils leur introduisaient des bâtons et des objets dans l’anus. La violence sexuelle à l’encontre des hommes est très répandue et très spontanée en prison. Nous avons reçu des témoignages terrifiants. Pour la première fois, nous avons entendu parler de Palestiniens qui ont tenté de se suicider, ce qui est très rare parmi les prisonniers politiques.

Il est important de dire que le temps fait son effet. Aujourd’hui, nous savons qu’une partie de la violence systémique a cessé. Les gens ne nous disent plus qu’il y a une descente dans leur cellule deux fois par semaine. Il y a plus de violence spontanée, principalement lorsque les prisonniers sont transférés au tribunal ou à des endroits en prison où il n’y a pas de caméras.

 Quel est le niveau d’accès aux soins des prisonniers palestiniens ? 

Comme je l’ai dit, il existe des infirmeries gérées par l’administration pénitentiaire. Auparavant, des médecins spécialistes venaient pour des consultations, mais ce n’est plus le cas depuis le début de la guerre. Les patients chroniques qui ont besoin d’aller à l’hôpital pour être soignés n’ont plus été autorisés. Cela a changé en février, mais on ne sait toujours pas dans quelle mesure : il y a encore des centaines de personnes qui ont besoin de soins médicaux et de traitements à l’hôpital et qui ne les reçoivent pas.

Et puis nous avons commencé à entendre parler de cas de décès en prison, ce qui est très, très rare. Avant la guerre, il y en avait un ou deux par an. Il y avait des négligences médicales, mais pas à ce point. Il y a eu le cas de Mohammed Al-Zabbar, un prisonnier palestinien de 21 ans qui était détenu à Ofer (la seule prison israélienne en Cisjordanie). Il a été arrêté quelques mois avant le 7 octobre. Il souffrait d’une maladie de l’estomac et avait besoin d’une chose très simple : un régime alimentaire adapté. L’administration pénitentiaire le savait mais le lui a refusé, et il a souffert pendant des semaines. Lorsqu’il a été transféré à l’hôpital, il était trop tard et il est mort. La plupart des cas de décès récents concernent des personnes souffrant de maladies chroniques. Peut-être que la négligence médicale peut être gérée pendant quelque temps, mais pas pendant huit mois.

Nos médecins ont participé à certaines autopsies, mais d’autres ont été réalisées sans que la famille en soit informée, si bien que nous n’avons pu envoyer personne. Il est important de noter que même si des autopsies ont lieu, il n’y a jamais de rapport final pour les cas de décès, et il y a des cas qui datent du mois d’octobre. Lorsque nos médecins ont participé aux autopsies, ils ont parlé de signes évidents de violence, tels que des hémorragies internes et des fractures, ainsi que de signes évidents de négligence médicale. Le nombre confirmé de cas de décès en prison est de quinze personnes depuis octobre 2023, mais nous en connaissons d’autres. Telle est la situation dans les prisons, et je ne parle toujours pas des détenus de Gaza.

Qu’en est-il alors des détenus gazaouis ?

Dans les premiers jours de la guerre et surtout après l’invasion terrestre, Israël a arrêté des milliers de Gazaouis, y compris dans des lieux protégés : des abris, des hôpitaux, des écoles. Nous connaissons le cas d’un enfant de six ans qui a été arrêté. Ou celui d’une femme de 82 ans, Fahamia Khaldli, atteinte de la maladie d’Alzheimer. D’autres détenus nous ont dit qu’elle était détenue dans la prison de Damun, dans le nord, où ils gardent les femmes palestiniennes classées comme prisonnières « de sécurité ». Nous avons demandé à lui rendre visite en prison et on nous a répondu : « Non, c’est une combattante illégale ». Nous avons fait appel : elle a 82 ans et est atteinte d’Alzheimer ! Quelques jours après notre appel, elle a été libérée à la frontière.

La plupart des prisonniers de Gaza étaient détenus à Sde Teiman, dans le sud. La base militaire existait déjà, c’est une base immense. Depuis l’invasion terrestre, c’est devenu un endroit très central où ils disent qu’ils effectuent le premier processus de sélection et de classification. Il y avait entre 800 et 1 000 détenus. Il est également important de mentionner que certaines personnes sont détenues dans la bande de Gaza et que nous ne savons rien à leur sujet. Nous ne savons pas si elles sont plus nombreuses qu’ici. À Sde Teiman, les prisonniers étaient détenus dans une cage en plein air, menottés en permanence, les yeux couverts. La nuit, on leur envoyait des chiens pour les attaquer et leur marcher dessus. Ils devaient s’asseoir et n’avaient pas le droit de se parler sous peine de subir de violentes punitions. Il y a eu des cas de fractures et des dizaines de décès. Des personnes ont été amputées à cause des menottes. Honnêtement, j’ai lu ce qu’ils ont fait à Guantanamo et à Abu Ghraib en Irak et ce n’est pas différent.

Nous avons entendu parler de Sde Teiman pour la première fois par l’intermédiaire de l’hôpital de campagne, qui y a été établi vers le mois de novembre parce que les hôpitaux civils en Israël refusaient d’admettre les patients de Gaza. Les hôpitaux ne voulaient pas attirer l’attention des fascistes, parce qu’il y avait des gens qui allaient chercher les détenus de Gaza dans les hôpitaux, mais aussi parce que des médecins ont refusé de traiter les patients gazaouis en disant qu’ils ne traiteraient pas des terroristes.

L’hôpital de campagne étant situé à quelques mètres de la base militaire, on peut supposer que les médecins entendaient les cris provenant des enclos, et les médecins ne sont pas autorisés à se trouver là où la torture est pratiquée. Ils ont également reçu des patients souffrant de fractures et d’hémorragies internes et ont dû procéder à des amputations de membres, ce qui signifie qu’ils étaient conscients de ce qui se passait là-bas. Un médecin de l’hôpital de campagne a déclaré que les internes disaient que c’était le paradis pour eux : ils pouvaient acquérir beaucoup d’expérience parce qu’ils pratiquaient des actes médicaux sans qualification. Les médecins réalisaient des procédures compliquées sans obtenir le consentement des patients parce qu’il n’y avait pas de traduction. Le ministère de la Santé a publié des directives stipulant que les médecins qui opéraient à Sde Teiman ne sont pas autorisés à donner leur nom. Il s’agit peut-être de les protéger du public israélien, qui pourrait les accuser de soigner des détenus gazaouis, mais aussi de les protéger contre de futures poursuites.

Quel a été le rôle de PHRI dans l’affaire Sde Teiman ?

La première chose que nous avons faite a été de rassembler ce que nous savions et de rédiger un rapport à ce sujet. Nous avons été les premiers à parler de Sde Teiman et nous étions en contact avec de nombreux médias. Ensuite, nous avons fait appel à la Cour suprême pour demander la fermeture de Sde Teiman. La Cour a décidé que l’État devait trouver une solution et a donc commencé à transférer les détenus. Ils ont construit un nouvel endroit près de la base militaire d’Ofer, géré par l’armée israélienne, où il y a des cellules, de sorte que les Palestiniens ne sont pas dans une prison en plein air et n’ont pas les yeux couverts, mais ils sont toujours menottés tout le temps, même dans les cellules. Nous savons que des dizaines de mineurs de Gaza se trouvent dans la prison de Ktziyot, dans le sud.

Il restait donc 140 personnes à Sde Teiman à la fin du mois de juin, et ils étaient censés réduire ce nombre à 45, mais ils ont ensuite arrêté d’autres personnes à Gaza et les ont emmenées là-bas. La dernière mise à jour que nous avons reçue de l’État date du 8 juillet et indique qu’il y a 166 détenus.

 Quelles sont les conditions de vie des détenus de Gaza après leur transfert en prison ?

Après les avoir interrogés, certains ont été libérés, mais la plupart ont été transférés en prison, principalement à Ktziyot. Les détenus craignent d’être battus s’ils reçoivent une visite de leur avocat. Très peu d’avocats ont commencé à leur rendre visite en février, ils sont maintenant plus nombreux. C’est vraiment la situation la plus délicate. L’administration pénitentiaire a publié une vidéo sur la façon dont les détenus de Gaza sont gardés : ils les éclairent 24h/24 et l’hymne israélien est diffusé dans leurs cellules 24h/24.

Jusqu’à aujourd’hui, nous recevons de nombreux appels téléphoniques des familles de Gaza, qui n’ont qu’une seule question : leur proche est-il en vie ? Nous ne pouvons pas répondre à cette question car nous ne disposons d’aucune information. Nous ne connaissons même pas le nombre exact de personnes arrêtées à Gaza. Ils disent : « Nous avons arrêté environ 4 000 personnes et nous en avons libéré environ 1 500 ». Mais il n’y a aucune information officielle et précise, ni sur les conditions de détention, ni sur la possibilité de localiser un grand nombre d’entre eux – c’est ce qu’on appelle une disparition forcée. Il en va de même pour les cas de décès. En décembre, nous avons envoyé une requête formelle à l’armée en demandant combien de personnes sont mortes sous la garde de l’armée israélienne. Nous l’avons envoyée en décembre et nous n’avons obtenu une réponse que maintenant, en juillet, après avoir fait appel au tribunal : ils ont dit qu’il s’agissait de 44 personnes. Nous pensons qu’il y en a plus.

 Qu’en est-il des femmes ?

Lorsque l’accord de trêve a été conclu en novembre, la plupart des femmes ont été libérées. Auparavant, près de quarante femmes étaient détenues, mais ils en ont maintenant arrêté beaucoup plus. Elles sont détenues dans la prison de Damun, près de Haïfa, mais aussi à Anatot, près de Jérusalem. Il y a environ 80 femmes à Damun en ce moment. Nous pensions qu’ils ne gardaient pas de femmes à Sde Teiman, mais une femme de Gaza, âgée de 56 ans, a raconté qu’elle était détenue là-bas. Les gardiens sont à la fois des femmes et des hommes, et nous avons reçu des témoignages d’abus sexuels.

Comment s’est déroulée la manifestation devant Sde Teiman le 20 avril dernier ?

Nous avons fait venir de nombreux médias : CNN, Channel 4, Le Monde… Il y a eu une grande discussion entre les activistes pour savoir si nous devions manifester à cet endroit, car nous craignions qu’ils ne s’en prennent aux prisonniers. Or les prisonniers disent que la chose la plus difficile est de savoir qu’ils sont seuls. Donc si nous avions chanté, ils auraient su que nous étions là, en solidarité avec eux, mais ils risquaient d’être battus pour cela. C’est un vrai problème : quelle est la raison d’aller manifester s’ils ne nous entendent pas ? C’est un travail de solidarité très difficile. Nous avions l’habitude de manifester devant la prison d’Ofer, mais ce n’est pas pareil à Sde Teiman. 

Au moins, la manifestation a permis de braquer les projecteurs sur ce camp de torture et d’éveiller les consciences et, en ce sens, elle a très bien fonctionné. Même si les personnes à l’intérieur ne savent pas que ça a eu lieu, leurs familles le savent et elles nous ont dit que cela leur avait fait chaud au cœur. n

Propos recueillis par Caterina Bandini le 2 juillet 2024