État du monde : crise économique et rivalités géopolitiques

par Claude Serfati

Mon interprétation de la situation actuelle repose sur l’hypothèse que l’espace mondial se transforme sous la double pression des dynamiques économiques et des rivalités géopolitiques dont les interactions diffèrent selon les conjonctures historiques.

Mettre en relation ces deux dimensions et les garder à l’esprit dans l’analyse est difficile pour deux raisons. D’une part, l’hyperspécialisation disciplinaire dans la recherche académique pousse au cloisonnement de la réflexion et à l’ignorance de travaux sur des thèmes semblables. D’autre part, il existe ce qu’on peut appeler un certain ‘biais’ marxiste qui a privilégié les dimensions économiques au motif qu’elles constitueraient ‘l’infrastructure’ de toute société. Il faut pourtant rappeler que Marx s’est intéressé au moins autant aux ‘superstructures’ et au rôle des êtres humains dans la marche de l’histoire. Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte demeure exemplaire de son intérêt pour ces questions. Et je rappelle que Le Capital n’est pas un ouvrage économique, mais une critique de l’économie politique.

Toutefois, il existe un cadre analytique qui permet d’analyser ces interactions entre les dynamiques économiques et des rivalités géopolitiques et militaires : c’est celui proposé il y a plus d’un siècle par les analyses marxistes de l’impérialisme.

Pour comprendre la situation actuelle et en particulier la multipolarité capitaliste hiérarchisée, on dispose a minima de deux points d’appui théoriques.

D’une part, la définition donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : « Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels ; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé ».

Capital monopoliste financier et division du monde sont étroitement liées, voici donc la singularité de l’impérialisme. Il faut admettre que les analyses marxistes ont souvent eu du mal à relier les deux. Or, le capitalisme marche sur ses deux jambes : il est un régime d’accumulation à dominante financière, ainsi que Chesnais l’a détecté dès les années 1990, mais il est avant tout un régime de domination sociale, dont la police (à l’intérieur) et l’armée (vers l’extérieur) assurent la défense, et même à certains moments, en permettent la survie. Tel sont les messages de La mondialisation armée, un ouvrage que j’ai publié quelques mois avant le 11 septembre 2001 et aussi d’Un monde en guerres, publié en mars 2024.

On dispose d’autre part d’un autre outil analytique pour analyser l’impérialisme contemporain, c’est l’hypothèse de développement inégal et combiné proposé par Trotski. Cette hypothèse fait pour moi pleinement partie des analyses de l’impérialisme, même si pour beaucoup de «marxologues», son nom est souvent ignoré comme théoricien de l’impérialisme au côté de Boukharine, d’Hilferding, de Luxemburg et de quelques autres.

Trotski fonde son analyse en partant de l’existence d’un espace mondial qui contraint les nations et leur interdit de passer par les mêmes stades de développement que ceux parcourus par les pays avancés. C’est une approche opposée à la conception «stadiste» de Staline. On retrouve aussi cette conception par stades successifs dans les recommandations de la Banque mondiale qui considère que les pays du Sud doivent suivre les étapes de développement empruntées par les pays du Centre. Pour la Banque mondiale, il faut mettre en place les règles de bonne gouvernance et le programme économique des pays développés.

Trotski rappelle dans l’Histoire de la révolution russe que « Sous le fouet des nécessités extérieures, la vie retardataire est contrainte d’avancer par bonds. De cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes ». Et il ajoute à propos de la Russie tsariste qu’elle « n’a pas reparcouru le cycle des pays avancés, mais elle s’y est insérée, accommodant à son état retardataire les aboutissements les plus modernes ». Selon moi, cette caractéristique de la Russie tsariste d’il y a un siècle s’applique pleinement à la Chine contemporaine, bien que dans un contexte différent.

L’hypothèse du développement inégal et combiné, c’est une hypothèse qui s’intéresse aux évolutions, et aux mutations, autrement dit, elle regarde du côté des transformation du capitalisme. Elle invite donc à ne pas considérer de façon statique les critères utilisés par Lénine pour définir l’impérialisme – dont aucun d’ailleurs n’est obsolète - mais à prendre en compte les changements de physionomie de l’impérialisme. Celui-ci demeure aujourd’hui une structure de domination mondiale et il continue également de définir des comportements particuliers et différenciés de quelques grandes puissances.

C’est un fait indéniable qu’il s’est produit de nombreux changements dans la physionomie de l’impérialisme après la seconde guerre mondiale, en particulier la construction de l’hégémonie étatsunienne. Ces changements ont conduit certains marxistes à annoncer l’obsolescence de l’impérialisme en prenant en particulier appui sur la fin des guerres intercapitalistes. Au cours de ces dernières décennies, les processus de mondialisation ont également donné lieu à l’annonce du dépassement de l’impérialisme en raison de l’émergence d’une classe capitaliste transnationale, voire d’un Etat transnational.

La conjoncture historique actuelle contredit ces analyses et souligne que dans le cadre de l’impérialisme contemporain, les rapports sociaux capitalistes demeurent politiquement construits et territorialement circonscrits.

Une concordance de temporalités : le moment 2008

Trois points sont à mentionner :

a) Depuis la fin des années 2000, l’espace mondial est caractérisé par une convergence de crises. J’utilise le terme de crises faute de mieux car chacune d’entre elles possède sa propre temporalité qui est déterminée par sa spécificité économique, géopolitique, sociale et environnementale. Cependant, le fait qu’elles aient convergé à la fin des années 2000, confirme que le capitalisme est confronté à un ébranlement existentiel, à unecrise multidimensionnelle. On peut mentionner :

 la crise financière de 2008 qui s’est transformée en une ‘longue dépression’ (M. Roberts) .

 l’irruption de la Chine comme ‘rival systémique’ des Etats-Unis (langage des documents stratégiques étatsuniens). C’est une autre manière de constater le déclin de l’hégémonie des Etats-Unis ;

 l’engrenage des destructions environnementales produites par le mode de production et de consommation capitaliste ;

 les résistances sociales qui parsèment la planète depuis la révolution tunisienne de 2011 au cri de « Travail, pain, liberté et dignité ».

Les efforts des classes dominantes pour surmonter ces crises ne peuvent qu’accélérer la marche à la catastrophe et à la barbarie.

b) Une caractéristique majeure de ce moment 2008, c’est qu’il rétablit une forte proximité entre la concurrence économique et les rivalités politico-militaires. Comme je l’ai mentionné, cette proximité caractérisait déjà la situation d’avant 1914.

c) le moment 2008 ouvre un espace de rivalités mondiales qui est plus large que la confrontation est-ouest observée à l’époque de la guerre froide et qui n’est pas non plus celui d’un monde ‘occidental’ qui s’opposerait au ‘Sud global’. Mon cadre d’analyse, c’est celui d’une multipolarité capitaliste hiérarchisée et donc de rivalités interimpérialistes. Ces rivalités semblent nouvelles après la période transitoire de domination écrasante des Etats-Unis qui a suivi la seconde guerre mondiale, mais elles furent une caractéristique majeure de l’ère pré-1914.

Toutefois, en un siècle, l’espace mondial s’est considérablement densifié. Le jeu des rivalités est donc plus ouvert en raison d’un nombre plus grand de pays qui aspirent à jouer un rôle dans une économie mondiale marquée par la constitution de blocs régionaux. Les rivalités prennent également des formes plus diversifiées qu’avant 1914. Elles établissent un continuum entre la concurrence économique et l’affrontement militaire, et qui passe par exemple par ce que certains experts nomment des ‘guerres hybrides’ (cyberguerres, désinformation et surveillance, etc.)

Je note toutefois que bien que plus restreinte, la hiérarchie et le statut des impérialismes étaient déjà l’objet d’une discussion avant 19141 . Il est intéressant de rappeler à cet égard la caractérisation de la Russie tsariste donnée par Trotski dans son Histoire de la révolution russe. Il écrit : « La participation de la Russie avait un caractère mal défini, intermédiaire entre la participation de la France et celle de la Chine. La Russie payait ainsi le droit d’être l’alliée de pays avancés, d’importer des capitaux et d’en verser les intérêts, c’est-à-dire, en somme, le droit d’être une colonie privilégiée de ses alliées ; mais, en même temps, elle acquérait le droit d’opprimer et de spolier la Turquie, la Perse, la Galicie, et en général des pays plus faibles, plus arriérés qu’elle-même. L’impérialisme équivoque de la bourgeoisie russe avait, au fond, le caractère d’une agence au service de plus grandes puissances mondiales ».

Ce statut ambigu de la Russie n’empêchait évidemment pas les marxistes de placer la Russie du côté des pays impérialistes. Cette souplesse de l’analyse et la prise en compte de facteurs multidimensionnels – économiques, politiques et militaires – permet de rendre compte de la diversité et de la hiérarchie qui caractérise la multipolarité capitaliste. Par exemple, dans la lignée des travaux du sociologue brésilien Ruy Mauro Marini, certains marxistes emploient aujourd’hui le terme de ‘sous-impérialisme’ pour qualifier une liste plus ou moins longue de pays (Afrique du Sud, Brésil, Inde, Iran, Israël, Pakistan, Turquie, etc.) qui se trouvent dans une position intermédiaire.

La multipolarité capitaliste est donc d’un certain point de vue la norme historique. Elle est hiérarchisée et les impérialismes dominants, qu’ils soient déclinants ou émergents, luttent pour une part du gâteau mondial (la masse de valeur créée par le travail) qui non seulement ne progresse plus suffisamment, mais exige une dégradation gigantesque de l’environnement pour être produit. L’aspiration de pays émergents à conquérir un statut de puissance régionale ou mondiale élargit l’espace des rivalités économiques et militaires. Ces pays émergents ne sont pas antiimpérialistes, ils tentent au contraire de se faire une place au sein de l’impérialisme contemporain. Les gouvernements de ces pays développent souvent une rhétorique antioccidentale qui est faussement assimilée à de l’antiimpérialisme.

Le mouvement social doit évidemment mettre à profit les rivalités et ces contradictions inter-impérialistes. Toutefois, ceci ne peut en aucun cas conduire, au nom d’une ‘multipolarité anti-occidentale’, à soutenir des gouvernements de pays tels que ceux de la Russie, de l’Iran, de l’Inde, et laisser ainsi croire que ceux-ci pourraient ouvrir un horizon émancipateur aux peuples victimes de l’exploitation capitaliste, alors même qu’ils répriment durement leur peuple.

Chine-États-Unis : un choc d’impérialismes

Ce sont ces transformations de l’espace mondial qui justifient selon moi le fait de parler de «choc d’impérialismes» entre la Chine et les États-Unis.

Il faut brièvement rappeler l’évolution de leurs rapports, car elle confirme que l’interdépendance entre pays rivaux s’est considérablement renforcée. Avant 1914, elle servait de justification aux thèses libérales qui faisaient du commerce international un facteur de paix. L’interdépendance servit également à Kautsky a annoncer l’émergence d’un ultra-impérialisme qui mettrait fin aux guerres.

Il convient évidemment de ne pas commettre les mêmes erreurs d’appréciation et donc ne pas se contenter d’observer l’interdépendance croissante des nations, mais d’envisager dans quel environnement économique et géopolitique elle se développe.

On peut dire qu’au cours des années 1990 et 2000 (jusqu’à 2008), l’interdépendance entre les Etats-Unis et la Chine fut un jeu «gagnant-gagnant» pour les classes capitalistes. En effet, la Chine a fourni de nouveaux territoires aux capitaux des pays occidentaux, qui subissaient alors une suraccumulation issue de la crise des années 1970 et 1980. Cette crise de suraccumulation, qui traduisait une baisse de la rentabilité du capital, n’avait pas été surmontée dans les pays du Centre. A l’inverse, elle avait ébranlé les pays émergents, victimes répétées de crises financières, celle du Mexique en 1983 , des pays asiatiques, de la Russie et du Brésil en 1997-1998 et celle de l’Argentine en 2000.

Cependant – confirmation de l’hypothèse du développement inégal et combiné -, la Chine n’est pas seulement restée un territoire d’accueil pour l’accumulation du capital occidental et asiatique, elle est aussi devenue une puissance économique et militaire qui conteste la domination étatsunienne.

Ainsi, l’émergence de la Chine sur le marché mondial a fourni une solution provisoire aux maux structurels qui assaillent le capitalisme. Toutefois, le durcissement de la concurrence économique dans un contexte de faible niveau de croissance économique a rapidement transformé le marché mondial en un « lieu de toutes les contradictions » selon la formule de Marx. Réciproquement, en devenant « l’atelier du monde », l’économie chinoise a répercuté sur son territoire les contradictions de l’économie mondiale qui surgissent en raison des limites que le capitalisme rencontre. L’industrie chinoise est en effet en situation de suraccumulation du capital depuis des années. La crise se déclencha d’abord dans la construction immobilière mais selon les analyses des économistes, cette suraccumulation frappe désormais des dizaines de secteurs traditionnels liés à la construction (acier, ciment, etc.), et même des secteurs industriels émergents. C’est le cas des panneaux solaires où la Chine a conquis une position de quasi-monopole mondial et de façon plus décisive le secteur des batteries des véhicules électriques. Il n’est donc pas étonnant que ce secteur soit un de ceux qui connaissent les plus forte tensions commerciales entre la Chine et les Etats-Unis et l’Union européenne (c’est-à-dire principalement l’industrie allemande).

L’interdépendance économique présente donc des effets contradictoires. « La croissance économique de la Chine ne doit pas être incompatible avec le leadership économique étatsunien » déclare la secrétaire d’Etat au Trésor et elle propose la ‘relocalisation des activités des grands groupes étatsuniens présents en Chine dans les ‘pays amis’ (nearshoring)2 . Ecoutons la réponse du PDG de RTX (ex-Raytheon) concepteur du système de défense antimissile étatsunien et israélien et deuxième groupe militaire mondial : il est impossible de quitter la Chine car nous avons des centaines de sous-traitants qui sont indispensables à notre production. Cela en dit long sur le degré d’interdépendance construit par les chaines de production mondiale des grands groupes, y compris ceux à spécialisation militaire.

Autre exemple de l’interdépendance : le gouvernement chinois est désormais associé à l’élaboration des règles prudentielles des marchés financiers qui ont été mises en place au lendemain de la crise de 2008 et qui sont destinées à prévenir l’irruption de nouvelles crises financières. Le secrétaire étatsunien à la finance internationale s’est fortement félicité des excellentes relations du Trésor américain et « de nos homologues chinois de la Banque centrale de République populaire de Chine comme co-présidents du groupe de travail du G20 sur le développement d’une finance soutenable ». Cet appel des Etats-Unis à la Chine signifie que, pour les classes dominantes étatsuniennes, la préservation de la stabilité – et donc de la prospérité - du capital financier ne doit pas être compromise par les rivalités commerciales. C’est cependant un équilibre fragile.

La Chine, impérialisme emergent

En effet, la Chine constitue un impérialisme émergent, car, à l’image des pays capitalistes avant 1914, elle conjugue un fort développement économique et des capacités militaires de premier plan.

Certes, il serait absurde de comparer le rôle du militaire dans l’expansion économique mondiale de la Chine à celui des États-Unis et seuls ceux qui appliquent le concept d’impérialisme au seul ‘modèle étatsunien’ peuvent le faire. À l’inverse, parce qu’elle émerge comme un impérialisme rival des Etats-Unis, la Chine est quasi mécaniquement contrainte à développer une politique étrangère expansive comme le confirme son insertion diplomatique dans la guerre menée par Israël. La Chine est déjà fortement présente au Moyen-Orient et elle y développe des relations à la fois avec l’Iran et les monarchies pétrolières (et Israël) , alliés des Etats-Unis.

La ‘route de la soie’ (Belt and Road Initiative, BRI) mise en place par la Chine consiste en une construction tentaculaire d’infrastructures physiques et numériques. Elle rappelle l’expansion des chemins de fer avant 1914 – les infrastructures essentielles de l’époque – dans les pays dominés dont le rôle à la fois économique (rentabiliser du capital en excès dans les pays européens) et géopolitiques (le rôle du train Berlin-Bagdad dans l’alliance entre l’Allemagne et l’empire Ottoman !) est longuement analysé par Lénine, Luxemburg et les autres.

Israël, défenseur pyromane du bloc transatlantique

La guerre menée par Israël s’inscrit pleinement dans le cadre analytique de l’impérialisme : c’est un projet néocolonial. Humanisons les chiffres : 40000 morts à Gaza, cela équivaut en proportion de la population palestinienne, à plus de la moitié des morts en France provoquées par la guerre de 1914-1918. Il y a toutefois une différence essentielle : ce furent pour l’essentiel des soldats, alors qu’à Gaza, ces assassinats frappent à 60- 70% des femmes et des enfants.

« Nos ennemis communs partout dans le monde nous observent et ils savent qu’une victoire d’Israël est une victoire du monde libre dirigé par les États-Unis » a déclaré le ministre de la défense d’Israël au lendemain du 7 octobre 2024. Il a ainsi confirmé que son pays est un pilier majeur du bloc transatlantique. Cependant, la façon dont le gouvernement Netanyahou se conduit vis-à-vis de l’Administration Biden confirme également que la multipolarité capitaliste contemporaine est plus diversifiée qu’avant 1914.

Du point de vue de l’analyse de la structure impérialiste actuelle et de sa hiérarchie, il est indéniable que le gouvernement israélien serait contraint d’arrêter la guerre dès lors que les USA cesseraient leurs livraisons d’armes3 . En ce sens, l’image du ‘vassal’ des Etats-Unis utilisée pour qualifier le statut d’Israël demeure sans doute exact. Toutefois, la dégradation de la position des Etats-Unis dans l’ordre mondial, l’essor du militarisme israélien, largement connecté à des fractions dominantes de l’establishment états-unien et à son «Complexe militaro-industriel», et enfin le chaos mondial qui sous-tend les relations internationales contemporaines, permettent au vassal de mener son propre jeu sans qu’il corresponde aux impératifs immédiats des classes dominantes étatsuniennes.

La politique de la «terre brûlée» menée par les gouvernements israéliens n’est plus seulement une image comme le montre la volonté d’Israël de raser Gaza (c’est-à-dire de niveler le territoire à «ground zero») et de pulvériser physiquement le peuple palestinien. Elle repose sur des processus meurtriers – génocidaires - que ni les Etats-Unis, ni l’Union européenne, qui est au moins autant coupable de soutien à la guerre israélienne que les Etats-Unis, ne veulent enrayer alors même qu’Israël prépare l’étape suivante d’attaque contre l’Iran. Pour les dirigeants des Etats-Unis et de l’UE, le soutien inconditionnel à Israël est le prix à payer pour défense des intérêts matériels et des valeurs du « monde occidental ».

Tous les dirigeants occidentaux savent pourtant que cette guerre met la région – et par contagion peut-être d’autres régions – au bord du gouffre. Ils savent également qu’elle accélère la désintégration de l’«ordre international fondé sur les règles«, pour reprendre ce mot d’ordre qui a servi de support politique et idéologique à la domination du bloc transatlantique depuis la seconde guerre mondiale. Tel est le dilemme posé aux Occidentaux. Il leur faut soutenir la conduite du gouvernement d’Israël alors même que la politique de Netanyahou précipite la fin de cet ‘ordre libéral international’ et qu’elle annonce donc de nouveaux terrains de conflictualité entre le bloc transatlantique et de nombreux pays.

L’horizon indopacifique de la France

Annoncé en 2013 sous la présidence de François Hollande, l’horizon indopacifique a pris une place ascendante dans la stratégie militaro-diplomatique de la France depuis l’élection d’E. Macron en 2017. L’intérêt de Macron pour cette région a sans aucun doute été stimulé par le fait que, dès son élection, il avait été informé par l’Etat-major du désastre qui s’annonçait dans les guerres menées par l’armée française au Sahel. La stratégie indopacifique mise en avant par Macron résulte donc de la nécessité d’offrir un nouvel horizon aux militaires, même si l’Afrique subsaharienne demeure indispensable sur les plans économiques et géopolitiques en dépit de la débâcle sahélienne.

L’acharnement de Macron à maintenir la Nouvelle-Calédonie dans l’Etat français tient donc d’abord à ce recul au Sahel, mais il a également d’autres raisons. La possession de ces territoires confère à la France une zone économique exclusive (ZEE) vingt fois plus grande que celle du territoire métropolitain. Cette ZEE offre des perspectives d’appropriation de ressources sous-marines. Elle permet surtout à l’armée française de faire naviguer les sous-marins lanceurs d’engins nucléaires. Ces navires constituent, à côté de l’armée de l’air, l’autre composante de la dissuasion nucléaire. Cette présence de forces nucléaires dans le Pacifique protège le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies de la France, en dépit du recul considérable de la place de son économie dans le monde. On peut ajouter, pour expliquer la politique de Macron, l’importance des ressources en nickel de l’archipel.

L’acharnement de Macron à dessaisir le peuple Kanak de ses droits légitimes et à maintenir le statut néocolonial de la Nouvelle-Calédonie est donc compréhensible si l’on prend en compte l’ensemble des atouts offerts à l’économie et la diplomatie française. Il faut toutefois en mesurer les effets négatifs au-delà même de la répression subie par le peuple kanak, dont plus de dix membres sont morts. Les décisions de Macron ont en effet provoqué une explosion sociale en Nouvelle-Calédonie d’un niveau inconnu depuis les années 1980 et qui témoigne de l’ampleur de la résistance populaire. De plus, la répression sanglante de ces manifestations dégrade chez les populations de la région Pacifique l’image de la prétendue ‘patrie des droits de l’homme’ et elle complique l’activité diplomatique de la France.

Le déploiement de 3000 militaires s’appuie, comme les interventions au Sahel des années 2000 et 2010, sur l’appareil militaire. E. Macron cherche à conforter son pouvoir vacillant et séduire, grâce à ce projet néocolonial, l’électorat métropolitain réactionnaire de droite et d’extrême-droite. Sous un certain angle, l’acharnement de Macron rappelle ce qui se passa en Algérie à la fin des années 1950. La position de la fraction fascisante de l’armée, soutenue par la majorité de la population européenne, était de maintenir l’Algérie au sein de la France. Tel était selon ces militaires, le seul moyen de maintenir la ‘grandeur’ de la France. Au contraire, De Gaulle, lui aussi militaire, préconisait précisément de mettre fin à la guerre contre le peuple algérien et lui accorder l’indépendance afin de maintenir ce qu’il appelait « le rang de la France dans le monde ». Selon lui, quitter l’Algérie permettait enfin de se tourner vers le monde grâce à l’arme nucléaire, la construction européenne où la France projetterait sa puissance et à un renouveau industriel appuyé sur des grands programmes technologiques à visée militaire et stratégique. Ce fut bien sûr cette ‘vision’ gaulliste de la France impérialiste qui s’imposa contre le repliement sur l’Algérie. Le fait qu’E. Macron envoie trois mille militaires pour protéger 73000 européens présents en Nouvelle-Calédonie (sur les 270000 habitants de l’île selon les données de l’INSEE) signale à quel point la roue de l’histoire a tourné pour la place de la France dans le monde. La politique de Macron ne peut qu’encourager sur le territoire métropolitain, les pulsions nationalistes et chauvines, porteuses de racisme.

Pour conclure, comme je l’ai suggéré dans mon intervention, les transformations du capitalisme ne peuvent être lues à partir de ses seuls déterminants structurels. La remarque faite par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux », souligne l’importance de ce que dans la littérature marxiste, on appelle les « facteurs subjectifs ». Ceux-ci incluent aussi bien le comportement et l’action des classes dominantes et des gouvernements – que les résistances et les offensives menées par des centaines de millions d’individus qui sont victimes des décisions prises par ‘ceux d’en haut’. « L’histoire ne fait rien, […] elle ‘ne livre pas de combats’. C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats » (Marx et Engels, La Sainte-famille) .

Le 27 août 2024, publié par Europe solidaire sans frontières
 

• Contribution présentée à la 16e Université d’été du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) qui s’est tenue du 25 au 28 août 2024 à Port Leucate reproduite avec l’autorisation de l’auteur. Elle s’inscrivait dans le débat : « 1954-2024 : 70 ans après, quels rapports de force mondiaux ? Résistances populaires et solidarité internationale face à l’impérialisme, au colonialisme et à la guerre ».

  • 1Voir par exemple les différentes classifications faites par Lénine dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (et dans ses notes préparatoires appelées «Cahiers sur l’impérialisme»).
  • 2U.S. Department of Treasury 2023, Communication de Janet L. Yellen, Johns Hopkins School of Advanced International Studies, April 20, home.treasury.gov/news/press-releases/jy1425
  • 3Le 25 aout 2024, le ministère de la défense d’Israël s’est félicité que depuis le début de la guerre, « ce sont 50.000 tonnes d’équipement militaire qui ont livrés à Israël par 500 avions et 17 navires ».