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Les tambours de la guerre battent en Europe

Photo : Ministry of National Defence of Lithuania, Wikimedia Commons, CC

À deux jours des élections européennes, Miguel Urban, Éric Toussaint et Paul Murphy analysent la séquence 2020-2024 en Europe en montrant comment la pandémie et l’invasion russe de l’Ukraine ont été le prétexte à une accélération des politiques néolibérales, un durcissement des politiques anti-migratoires, une remilitarisation du Vieux Continent accompagnée d’un renforcement du rôle de l’OTAN. Ainsi plaident-ils pour la construction d’un large mouvement antimilitariste transnational.

Miguel Urban a été eurodéputé de 2014 à 2024, il est membre de Anticapitalistas (État espagnol). Éric Toussaint est membre fondateur du réseau international CADTM. Paul Murphy est député au parlement irlandais, membre de la coalition « People Before Profit ».

Ces semaines-ci, nous terminons une législature européenne abrupte marquée par la pandémie la plus importante de ce siècle, par l’invasion de l’Ukraine par Poutine et par le début d’une guerre sur le sol européen qui rappelle les pires souvenirs des guerres mondiales du siècle dernier. Une époque où le système international de gouvernance libérale semble s’effondrer comme un château de cartes alors que nous assistons au génocide télévisé du peuple palestinien. Et la nouvelle législature qui s’ouvre ne semble guère s’améliorer, mais plutôt accélérer les dynamiques et les processus auxquels nous avons assisté ces dernières années : la montée de l’extrême droite, la remilitarisation, le retour de l’austérité, le néocolonialisme et un désordre mondial marqué par les conflits inter-impérialistes.

Le début de la dernière législature ne semblait pas présager de ce contexte, en effet elle a commencé par une déclaration « historique » d’urgence du Parlement européen. Il a exigé de la Commission européenne que toutes ses propositions soient alignées sur l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C, en réduisant les émissions de 55% d’ici 2030 afin d’atteindre la neutralité d’ici 2050. La justification politique et démocratique du Pacte vert européen était née. Cependant, il est essentiel de ne pas perdre de vue que cette déclaration n’aurait pas été possible sans les mobilisations pour la justice climatique menées par la jeunesse dans plusieurs pays d’Europe et d’ailleurs dans les mois précédant les élections européennes de 2019. Surtout, depuis la crise de 2008, l’absence d’un projet politique européen au-delà de la recherche du profit maximal pour les entreprises privées, la constitutionnalisation du néolibéralisme et la consécration d’un modèle d’autorité bureaucratique à l’abri de la volonté des peuples, ont progressivement érodé le soutien social à l’UE, affectant sa légitimité et même son intégrité. En ce sens, le Pacte vert européen est apparu comme une justification pour donner une nouvelle légitimité politique et sociale au projet européen néolibéral en le teintant de vert.

Pourtant le relatif hiatus post-austérité de la crise pandémique ne s’est pas accompagné d’un changement de cap dans les politiques néolibérales de l’UE. Ainsi, face à l’urgence sanitaire et aux effets de la pandémie, l’UE n’a pas été capable de construire une réponse sanitaire commune au-delà d’une centrale d’achat de vaccins ; elle n’a pas profité de la situation pour renforcer les systèmes de santé des États membres ou pour créer une entreprise pharmaceutique publique européenne pour faire face aux probables épidémies ou pandémies à venir. Pendant ce temps, sur le plan économique, la réponse des gouvernements, de la Commission européenne et de la BCE a été d’augmenter la dette, au lieu de financer une grande partie de l’effort financier avec des recettes fiscales qui auraient dû être prélevées sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises pharmaceutiques, des GAFAM et des banques, qui ont été les véritables gagnantes de la crise. Une fois de plus, nous avons vu comment l’UE est devenue un projet de millionnaires au détriment de millions de pauvres.

Et dans ce sens, la pandémie a été le prélude à la remise en question des politiques qui devaient accompagner la déclaration d’urgence climatique adoptée par le Parlement. Elle a servi de catalyseur à un (nouveau) gigantesque transfert d’argent public vers le privé, les fonds de relance servant d’appui aux intérêts des grandes entreprises. Et tout cela en vendant l’illusion euro-réformiste qu’il est possible de mener une politique qui ne soit pas basée sur l’austérité sans remettre définitivement en cause les traités européens et les règles de base avec lesquelles l’économie européenne a fonctionné au cours des trois dernières décennies. Une illusion d’optique d’une « autre sortie de crise » qui, pourtant, dans la pratique, n’a cessé d’approfondir la spécialisation productive de chaque pays au sein de l’UE et la solidification des rapports hiérarchiques entre pays capitalistes centraux autour de l’Allemagne, la France, le Bénélux et les pays périphériques.

Mais si la gestion de la pandémie était l’excuse, l’invasion de l’Ukraine par Poutine est devenue un prétexte idéal pour une véritable doctrine de choc. Non seulement l’UE se remilitarise pour être en mesure de parler la « langue dure du pouvoir » dans un désordre mondial où les conflits sur les ressources rares deviennent de plus en plus aigus, mais l’agenda commercial européen agressif est également accéléré sous le prétexte de la guerre. Tout est permis lorsque nous sommes en guerre. Un bon exemple en est la rapidité et la facilité avec lesquelles le maquillage vert de l’UE a été jeté par-dessus bord lorsque la Commission européenne a décrété que le gaz et l’énergie nucléaire devaient être considérés comme de l’énergie verte sous le prétexte de briser la dépendance énergétique de la Russie.

Ainsi, des stratégies approuvées au milieu de la législature, comme la stratégie « de la ferme à la table », l’un des piliers du Pacte vert européen, qui promettait de tripler la superficie consacrée à l’agriculture biologique, de réduire de moitié les pesticides et de diminuer de 20 % les engrais chimiques dans l’UE d’ici 2030, sont devenues une nouvelle victime de la guerre en Ukraine. Tout est juste quand il y a la guerre. De même, la Commission européenne a annoncé l’autorisation de l’utilisation des surfaces dites « d’intérêt écologique » et des jachères pour augmenter la production agricole européenne. Toujours sous le prétexte que la sécurité alimentaire doit primer sur le développement de l’agriculture biologique. Encore la guerre comme prétexte.

En l’absence de menaces militaires traditionnelles justifiant une augmentation des dépenses de défense, la politique de sécurité des frontières extérieures de l’UE est devenue au fil des ans une mine d’or pour l’industrie européenne de la défense. Ce sont ces mêmes entreprises de défense et de sécurité qui tirent profit de la vente d’armes au Moyen-Orient et en Afrique, en alimentant les conflits qui sont à l’origine de la fuite de nombreuses personnes vers l’Europe en quête d’un refuge. Ce sont ces mêmes entreprises qui fournissent ensuite l’équipement des gardes-frontières, la technologie de surveillance des frontières et l’infrastructure technologique permettant de suivre les mouvements de population. Tout un « business de la xénophobie », selon les termes de la chercheuse française Claire Rodier. Un business qui, compte tenu de son opacité et de ses marges floues, compte de plus en plus sur les lignes budgétaires de l’UE déguisées en aide au développement ou en « promotion du bon voisinage ». En fait, on pourrait dire que ce qui s’est rapproché le plus d’une armée européenne jusqu’à présent, c’est Frontex, l’agence chargée d’administrer le système européen de surveillance des frontières extérieures comme s’il s’agissait d’un front militaire.

Une dynamique qui, comme le définit Tomasz Konicz, est consubstantielle à l’impérialisme de crise du XXIesiècle, qui n’est plus seulement un phénomène de pillage des ressources, mais s’efforce également de fermer hermétiquement les centres de l’humanité superflue que le système produit dans ses affres. Ainsi, la protection des derniers îlots relatifs de bien-être est un moment central des stratégies impérialistes, renforçant les mesures de sécurité et de contrôle qui alimentent un autoritarisme croissant1. Le durcissement des lois migratoires de l’UE au cours des dernières décennies en est un bon exemple, qui a atteint son apogée avec l’approbation du Pacte européen sur les migrations et l’asile en avril 2024. Un autoritarisme de la pénurie qui s’accorde parfaitement avec la subjectivité du manque de moyens que des décennies de choc néolibéral ont fait naître dans de larges couches de la population. Ce sentiment de pénurie est au cœur de la xénophobie du chauvinisme de l’aide sociale qui s’associe parfaitement à la montée de l’autoritarisme néolibéral du chacun pour soi dans la guerre du dernier contre l’avant-dernier.

Aux invasions barbares2 imaginaires de la forteresse Europe et de sa dérive autoritaire, s’ajoute désormais le danger du nouvel impérialisme russe. L’alibi parfait pour construire le nouveau projet néo-militariste européen qui renforce encore le néolibéralisme autoritaire de l’Europe. Rien n’est plus cohésif et légitimant qu’un bon ennemi extérieur. « L’Europe est plus unie aujourd’hui que jamais » est le nouveau mantra dans les couloirs de Bruxelles. Un mantra que l’on répète pour conjurer les fantômes des crises récentes et pour montrer au monde extérieur que l’Europe a de nouveau un projet politique commun.

La remilitarisation de l’Europe est une aspiration que les élites européennes ont longtemps cachée sous des euphémismes tels que la boussole stratégique ou la recherche d’une plus grande autonomie stratégique de l’UE. Jusqu’à présent, il semblait y avoir trop de pierres d’achoppement pour qu’elle puisse être réalisée. La présidente de la Commission européenne elle-même, Ursula von der Leyen, a demandé de manière rhétorique dans son discours sur l’état de l’Union en 2021 pourquoi aucun progrès n’avait été réalisé jusqu’à présent en matière de défense commune : « Qu’est-ce qui nous a empêchés de progresser jusqu’à présent ? Ce n’est pas un manque de ressources, mais un manque de volonté politique ». C’est précisément cette volonté politique qui semble primer sur tout le reste depuis l’invasion de l’Ukraine, devenue le prétexte parfait pour l’accélération de l’agenda des élites néolibérales européennes qui ne voient plus la remilitarisation de l’UE seulement comme leur planche de salut, mais ouvertement comme le nouveau projet stratégique de l’intégration européenne en complément du constitutionnalisme de marché qui a prévalu jusqu’à présent. Une Europe des marchés et de la « sécurité ».

Ainsi, la polycrise mondiale - qui affaiblit encore le poids géoéconomique et géopolitique de l’UE - conduit à de nouveaux bonds en avant dans son intégration financière et, à son tour, militaire, au nom de la compétitivité et en réponse à l’invasion de l’Ukraine. Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine, Mme Von der Leyen a affirmé devant le Parlement européen que l’UE était plus unie que jamais et que davantage de progrès avaient été réalisés en matière de sécurité et de défense communes « en six jours qu’au cours des deux dernières décennies », en faisant référence au déblocage de 500 millions d’euros de fonds de l’UE pour l’équipement militaire de l’Ukraine. On ne peut nier que les élites européennes utilisent la guerre en Ukraine pour accélérer l’agenda des élites néolibérales européennes qui recherchent une alliance financière et commerciale plus étroite entre elles et, à leur tour, une remilitarisation de l’UE en tant qu’instrument utile pour leur projet d’une « Europe du pouvoir ». Une intégration militaire et sécuritaire qui vise à transformer l’économie européenne pour la guerre.

Nous sommes confrontés à un véritable changement de paradigme, où l’UE, comme l’a déclaré le Haut représentant pour la politique étrangère, Josep Borrell, « doit rapidement apprendre à parler le langage de la puissance », et « ne pas compter uniquement sur le “soft power”, comme nous l’avons fait jusqu’à présent ». Dans cette optique, les États membres ont approuvé en mars 2022 la fameuse boussole stratégique, un plan d’action visant à renforcer la politique de sécurité et de défense de l’UE d’ici à 2030. Bien que cette boussole stratégique ait été élaborée en deux ans, son contenu a été rapidement adapté au nouveau contexte ouvert par l’invasion russe de l’Ukraine. « Cet environnement de sécurité plus hostile nous oblige à faire un bond en avant décisif et exige que nous augmentions notre capacité et notre volonté d’agir, que nous renforcions notre résilience et que nous assurions la solidarité et l’assistance mutuelle ». Cette nouvelle stratégie définie dans la Boussole Stratégique construit une vision de la défense européenne qui n’est plus basée sur le maintien de la paix, mais sur la sécurité nationale-européenne et la protection des « routes commerciales clés ». En d’autres termes, il s’agit de protéger les intérêts européens en assurant l’« autonomie stratégique » de l’UE.

L’intérêt des élites européennes à parler la langue dure du pouvoir est intimement lié à la nouvelle agressivité « verte » néocoloniale et extractiviste de l’UE, qui vise à sécuriser l’approvisionnement en matières premières rares fondamentales pour l’économie européenne et sa transition soi-disant verte, dans un contexte de luttes croissantes entre les anciens et les nouveaux empires. Comme le dit Mario Draghi : « dans un monde où nos rivaux contrôlent une grande partie des ressources dont nous avons besoin, nous devons avoir un plan pour sécuriser notre chaîne d’approvisionnement - des minéraux essentiels aux batteries et aux infrastructures de recharge ». La remilitarisation de l’Europe n’est que l’étape nécessaire pour être capable de parler la langue dure du pouvoir qui sécurise les matières premières et les ressources dont les entreprises européennes ont besoin.

La boussole stratégique répète à plusieurs reprises que « l’agression de la Russie en Ukraine constitue un changement tectonique dans l’histoire de l’Europe » auquel l’UE doit répondre. Et quelle est la principale recommandation de cette boussole stratégique ? L’augmentation des dépenses militaires et de la coordination. Précisément dans un contexte où les budgets militaires des États membres de l’UE sont plus de quatre fois supérieurs à ceux de la Russie et où les dépenses militaires européennes ont triplé depuis 2007. Le fait est que cette augmentation des dépenses de défense a été concrétisée lors du Conseil européen de Versailles de mars 2022, où les États membres se sont engagés à investir 2 % de leur PIB dans la défense. Il s’agit de l’investissement le plus important en matière de défense en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour cette même raison, lors de ce sommet, le président du Conseil, Charles Michel, a déclaré sans ambages que l’invasion russe de l’Ukraine et la réaction budgétaire de l’UE avaient « consacré la naissance de la défense européenne ».

À cet égard, la Commission européenne a présenté en mars 2024 la première stratégie industrielle de défense, qui vise à mettre en place un ensemble ambitieux de nouvelles actions pour soutenir la compétitivité et la préparation de l’industrie de la défense dans l’ensemble de l’Union. L’objectif principal est d’améliorer les capacités de défense de l’Union, en favorisant l’intégration des industries des États membres et en réduisant la dépendance à l’égard des achats d’armes en dehors du continent. En bref, il s’agit de préparer l’industrie européenne à la guerre. Comme l’a déclaré Mme Von der Leyen devant le Parlement européen réuni en session plénière, si « la menace d’une guerre n’est peut-être pas imminente, elle n’est pas impossible », il est temps que « l’Europe se mette au diapason ».

Bien que la boussole stratégique marque les étapes vers une plus grande autonomie stratégique européenne, le document précise que l’Alliance atlantique « reste la base de la défense collective de ses membres ». Depuis la fin du Pacte de Varsovie et la chute du mur de Berlin, l’OTAN a cherché à se réinventer et à s’adapter à une nouvelle réalité géopolitique dans laquelle la transcendance du lien transatlantique semblait avoir été dépassée. Le président français Emmanuel Macron lui-même a affirmé en 2019 que l’absence de leadership américain entraînait une « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique et que l’Europe devait commencer à agir en tant que puissance stratégique mondiale. Aujourd’hui, alors que les soldats russes ont envahi l’Ukraine et que Moscou menace tacitement d’utiliser des armes nucléaires, l’OTAN connaît une résurgence, un retour à la raison d’être et un nouveau sens existentiel.

D’ailleurs, Emmanuel Macron lui-même a laissé la porte ouverte à l’envoi de troupes terrestres de l’OTAN pour combattre en Ukraine : « Nous ferons tout ce qui est possible pour empêcher la Russie de gagner cette guerre. Nous sommes convaincus que la défaite de la Russie est nécessaire à la sécurité et à la stabilité en Europe ». En plus de fournir à Kiev « des missiles et des bombes à longue portée », ce qui n’avait pas été fait jusqu’à présent par crainte d’une escalade du conflit. Mais ces derniers jours, Joe Biden et ses partenaires européens ont autorisé l’utilisation de leur équipement militaire contre des cibles en Russie pour tenter d’atténuer l’offensive russe sur Kharkov. Au fil des mois, toutes les lignes rouges et précautions des États-Unis et de l’Union européenne se diluent, ce qui nous rapproche inexorablement d’un conflit armé avec des soldats de l’OTAN sur le sol ukrainien, qui pourrait déboucher sur une Troisième Guerre mondiale aux scénarios totalement inconnus et dangereux.

L’invasion de l’Ukraine par Poutine n’a pas seulement permis à l’opinion publique européenne de se rassembler autour d’un fort sentiment d’insécurité face aux menaces extérieures - la ministre espagnole de la défense elle-même, Margarita Robles, a déclaré en réponse à la demande de réarmement de l’UE que la société « n’est pas consciente » de la « menace totale et absolue » de la guerre, légitimant ainsi la plus grande augmentation des dépenses militaires depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais en même temps, cela a permis à l’OTAN et à l’impérialisme américain de diluer tout semblant d’indépendance politique de l’UE tout en regagnant une légitimité et une unité perdues depuis longtemps, en particulier après l’échec de l’occupation de l’Afghanistan.

Alors que l’invasion de l’Ukraine par Poutine est rapidement devenue un prétexte parfait pour exploiter toutes ces insécurités et douleurs dérivées de la fragmentation sociale néolibérale, en augmentant de manière exponentielle les budgets de défense et en favorisant une intégration européenne basée sur la remilitarisation, le soutien à l’État d’Israël dans sa punition collective du peuple palestinien fonctionne maintenant comme un accélérateur de la dérive militariste et belliciste de l’UE.

Un massacre dans lequel l’UE non seulement approuve la politique de crimes de guerre de l’État sioniste contre la population civile de Gaza, revendiquant un « droit à la défense » inexistant de la part d’une puissance occupante, mais aussi réprime et tente d’interdire toute voix interne qui s’oppose à sa politique de soutien inconditionnel à l’occupation israélienne de la Palestine. Une dérive maccarthyste, où le véritable objectif n’est pas seulement d’annuler la solidarité avec la cause palestinienne, mais de discipliner la population européenne autour des intérêts géostratégiques de ses élites, qui ne sont autres que la remilitarisation de l’Europe autour de la guerre en Ukraine et le soutien inconditionnel à Israël. Mais le seul point positif de cette levée de masques et de belles paroles est peut-être que nous pouvons enfin reléguer aux oubliettes de l’histoire toutes ces soi-disant « valeurs européennes » et « mythes fondateurs de la paix » que la machine de propagande de l’UE ne cesse de marteler.

En ce sens, la construction d’ennemis intérieurs comme boucs émissaires pour justifier et soutenir des modèles de plus en plus répressifs et des réductions des libertés générales, qui ciblent particulièrement les minorités considérées comme dangereuses, joue un rôle fondamental. Et ici, une minorité dangereuse est toute personne qui ne correspond pas au cadre identitaire de la blancheur chrétienne européenne. Mais sachant que l’appartenance à la communauté ne dépend plus tant d’une question de naissance, mais d’un engagement idéologique aux valeurs que les élites stipulent comme authentiques3. Ainsi, n’est pas Français ou Française celui ou celle qui naît et grandit en France, mais celui ou celle qui, en plus, s’identifie à une identité supposée française préalablement définie par le haut. Et celui ou celle qui rejette ces valeurs françaises cesse tout simplement d’être français·e, quel que soit son lieu de naissance, ce qui est inscrit sur son passeport ou sur le maillot de son équipe nationale. Car aujourd’hui, l’appartenance à une communauté nationale est liée à une supposée identité et se pense de plus en plus en termes ethnoculturels et idéologiques.

Dans ce contexte, l’extrême droite fixe l’agenda et le soi-disant centre s’y conforme, l’exécute et le normalise. Et ce non seulement par simple conviction idéologique, mais aussi par pur intérêt stratégique : dans les sociétés capitalistes qui traversent des crises et des instabilités multiples et croissantes, le renforcement de la répression et de la sécurisation devient une assurance-vie. Explorer et exploiter les peurs et les insécurités pour construire une idéologie de la sécurité permet au projet néolibéral autoritaire de se doter d’une cohérence et d’une identité. Les sociétés sont reconstruites et les tensions sont contenues par l’exclusion et l’expulsion des secteurs les plus vulnérables ou dissidents.

L’extrême droite parvient à obtenir une part croissante du pouvoir au sein de l’UE, au point de devenir un sujet fondamental dans la détermination des majorités parlementaires lors de la prochaine législature. En effet, la bureaucratie eurocrate de Bruxelles, consciente qu’elle aura besoin du soutien d’une partie de cette famille politique pour assurer la gouvernance de l’UE, a entamé une campagne de différenciation entre la « bonne extrême droite » et la « mauvaise extrême droite », c’est-à-dire entre l’extrême droite qui adhère sans ambiguïté à la politique économique néolibérale, à la remilitarisation et à la subordination géostratégique aux élites européennes, et l’extrême droite qui les remet encore en question, même si c’est de façon de plus en plus timide.

L’eurocratie européenne s’apprête à ajouter une place de choix à l’extrême droite dans la gouvernance européenne, enterrant définitivement tous les tabous et les précautions que les démocraties occidentales ont pris à l’égard de ces forces politiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le tout dans un contexte où les tambours de la guerre battent dans les chancelleries, nous rapprochant dangereusement du scénario d’une nouvelle confrontation militaire mondiale, sur fond d’urgence climatique et de démantèlement de la gouvernance multilatérale et du droit international qui ont régi la mondialisation néolibérale au cours des dernières décennies.

Une situation dont profitent les élites européennes pour entrer dans une nouvelle phase du projet européen, qui vise à renforcer un modèle de fédéralisme oligarchique et technocratique. Car c’est ce que l’ancien patron de Goldman Sachs en Europe, Mario Draghi, a ouvertement proposé dans son récent rapport commandé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen : accélérer la mise en place de mécanismes de décision communs aux institutions européennes afin de favoriser l’union des marchés de capitaux de l’UE et de pouvoir agir dans de meilleures conditions dans la course à une compétitivité toujours plus intense avec les autres grandes puissances, qu’elles soient en déclin ou en plein essor, après la fin de la mondialisation heureuse.

Ce dangereux cocktail promet de nouveaux conflits, une recomposition des acteurs, un élargissement du champ de bataille et surtout une accélération des conflits inter-impérialistes. Au-delà des appréciations de tactique militaire, ce qui ne fait aucun doute, c’est que les gagnants à ce jour de l’invasion russe de l’Ukraine sont : l’impérialisme russe lui-même, qui a réussi à annexer et occuper une partie des territoires qu’il convoitait ; l’OTAN, qui est passée d’un état de « mort cérébrale » au meilleur moment politique de son histoire ; le vieux désir des élites européennes d’utiliser le militarisme comme mécanisme d’intégration ; et les entreprises qui fabriquent la mort, qui n’ont jamais fait autant de profits4. Et les principaux perdants, comme toujours, sont les citoyens et citoyennes, en l’occurrence le peuple ukrainien qui néanmoins continue à résister à l’invasion et qui mérite notre appui comme les activistes russes qui combattent la guerre de Poutine.

Car si le Parlement européen a commencé en 2019 la législature en déclarant l’urgence climatique, elle s’est terminée en faisant résonner les tambours de guerre dans les chancelleries européennes, favorisant une remilitarisation incompatible avec tout processus de transition éco-sociale. Il semble que la prochaine législature sera marquée par le retour des recettes d’austérité, mais cette fois sous le carcan d’un budget de défense expansif qui assurera la remilitarisation de l’Europe et la reconversion de l’industrie européenne d’armement. Il est donc plus que jamais nécessaire d’œuvrer à la construction d’un large mouvement antimilitariste transnational pour remettre en cause le projet des élites d’une remilitarisation austéritaire de l’Europe co-gouvernée par l’extrême centre et la vague réactionnaire.

Pour ce faire, il est essentiel de remettre en cause le concept de sécurité basé sur les dépenses d’armement, de défense et d’infrastructures militaires. Afin de proposer, en alternative, un modèle de sécurité antimilitariste à travers la garantie de l’accès à un système de santé publique fonctionnel, l’éducation, l’emploi, le logement, l’énergie, l’amélioration de l’accès aux services sociaux qui assurent une vie digne et la réponse au changement climatique à partir d’un horizon écosocialiste. Comme l’indique le manifeste de ReCommons Europe, « les forces de la gauche politique et sociale qui souhaitent incarner une force de changement en Europe dans le but de jeter les bases d’une société égalitaire et solidaire, doivent impérativement adopter des politiques antimilitaristes. Cela signifie qu’il faut lutter non seulement contre les guerres des forces impérialistes européennes, mais aussi contre les ventes d’armes et le soutien aux régimes répressifs et belliqueux »5.

La condamnation de l’invasion russe et la solidarité avec le peuple ukrainien doivent intrinsèquement intégrer le rejet de l’impérialisme russe et le rejet de la remilitarisation de l’UE et de la renforcement de l’Alliance atlantique. En aucun cas, notre soutien au peuple ukrainien et la lutte contre l’impérialisme russe ne peuvent apparaître subordonnés à notre propre impérialisme. Nous devons échapper au piège binaire de devoir soutenir un impérialisme contre un autre, en acceptant la logique de l’Union sacrée à l’aube de la Première Guerre mondiale avec de nouveaux crédits de guerre. En tant qu’anticapitalistes, notre tâche devrait être précisément de briser cette dichotomie et d’adopter une position antimilitariste, active et claire en faveur des peuples ukrainien et russe, en créant notre propre champ indépendamment des impérialismes en conflit et en défendant : le droit à la désertion active et à l’objection de conscience de tous les soldats et à l’accueil comme réfugiés politiques, le non-paiement de la dette ukrainienne, la fin des mémorandums néolibéraux envers l’Ukraine ; pour une paix sans annexions ; pour le retrait inconditionnel des troupes russes d’Ukraine ; pour le droit des peuples sans exception à décider librement de leur avenir.

Nous mettons en danger le modèle de société des décennies à venir. Car dans ce monde en feu, le conflit sous-jacent est celui qui oppose le capital à la vie, les intérêts privés aux biens communs, les biens aux droits. Nous ne pourrons jamais entreprendre une transition écologiste et sociale sans combattre la maladie capitaliste du militarisme. Aujourd’hui plus que jamais, il est essentiel d’ouvrir un nouveau cycle de mobilisations capables de passer du niveau national au niveau européen. Il faut briser l’illusion euro-réformiste de l’UE pour forcer un système démocratique, anti-néolibéral, antimilitariste, féministe, écologiste-socialiste et anticolonial qui ouvre la porte à un nouveau projet d’intégration européenne où nous seront, comme l’a défendu Rosa Luxemburg, socialement égaux, humainement différents et totalement libres.

Source : Contretemps

  • 1Konicz, Thomas (2017).Ideologías de la crisis. Madrid, Enclave de libros.
  • 2Les Romains utilisaient ce terme pour désigner les peuples qui vivaient en dehors de leurs frontières.
  • 3Daniel Bensaïd, Fragments mécréants, sur les mythes identitaires et la république imaginaire, Lignes, Essais, 2005 ; réédition 2018.
  • 4Pour donner un exemple du business lucratif de la guerre en Ukraine pour les entreprises d’armement européennes. Il s’agit notamment de la multinationale allemande Rheinmetall, constructeur des chars Leopard, dont la valeur marchande a plus que quadruplé depuis la guerre en Ukraine, alors qu’elle connaît une forte hausse des commandes, de la part des gouvernements occidentaux cherchant à reconstituer leurs stocks après avoir fourni d’importantes quantités d’armes à Kiev.
  • 5ReCommonsEurope, Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe, 2019.

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