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Le succès de Starmer prouve-t-il que la gauche doit se « recentrer » ?

par Gilbert Achcar
Starmer prononce son premier discours en tant que Premier ministre, 5 juillet 2024. Rory Arnold/ No 10 Downing – OGL 3

«La victoire écrasante remportée par le Labour sous la direction de Keir Starmer à l’élection parlementaire britannique du 4 juillet est la preuve que, pour gagner, la gauche doit se recentrer ». Tel est le message que le « centre-gauche » de tous bords ne manquera pas de marteler en commentant ce qui a été présenté comme un raz-de-marée travailliste. Or, bien que le Labour ait remporté 412 sièges, soit 86 sièges de plus que la majorité simple au parlement britannique, la réflexion ci-dessus est tout simplement un sophisme.

En réalité, la victoire du parti travailliste britannique n’est due qu’à la déformation produite par un système électoral qui est encore plus antidémocratique que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours qui prévaut en France et qui fait qu’avec moins de 30% des voix, le Rassemblement nationaliste d’extrême droite mené par le tandem Le Pen-Bardella peut espérer gouverner la France contre une majorité de l’électorat qui les rejette. Le mode de scrutin en vigueur au Royaume-Uni est tellement déformateur que les travaillistes ont emporté 63% des sièges du parlement avec à peine plus du tiers des votes exprimés, soit un effet amplificateur qui va quasiment du simple au double. En nombre de suffrages, le Labour a obtenu 9,7 millions de voix, soit nettement moins qu’aux deux élections précédentes – en 2017 (12,9 millions), et même en 2019 (10,3 millions) lors de la débâcle électorale du parti face aux Conservateurs menés par le démagogue Boris Johnson.

Non seulement, l’ultra-centrisme de Starmer, plus droitier encore que la « troisième voie » de Tony Blair, n’a pas enthousiasmé les masses, mais il a mobilisé un électorat plus restreint que celui qui avait voté pour le Labour sous la direction de Jeremy Corbyn et de son équipe, la direction la plus à gauche de l’histoire de ce parti. C’est sous cette direction de gauche que le Labour a obtenu 40% des voix en 2017 avant de reculer à 32% en 2019 – obtenant quand même plus de voix que ce qu’a obtenu le Labour le 4 juillet (la proportion des voix légèrement plus élevée aujourd’hui qu’en 2019 est due au taux de participation plus réduit, qui n’est pas sans rapport avec le peu d’enthousiasme qu’a suscité la direction Starmer).

Le score en retrait de 2019 a été attribué au lynchage médiatique de Corbyn, notamment au moyen de l’accusation d’antisémitisme. Starmer s’est illustré en grand pourfendeur de « l’antisémitisme » au sein du Labour, exploitant ce thème pour se débarrasser de la gauche du parti, y compris de Corbyn lui-même, par une grande purge autoritaire. Or non seulement cela lui a apporté moins de voix que son prédécesseur en 2019, mais celui-ci a réussi à se faire réélire dans sa circonscription contre le candidat officiel du Labour qu’il a battu de plus de 7000 voix, laissant loin derrière les autres partis.

En outre, la surenchère pro-israélienne et ignominieuse de Starmer dans la foulée des attentats du 7 octobre, a fait que le Labour a perdu 10% de ses voix dans les circonscriptions comptant plus de 10% de personnes s’identifiant en tant que musulmanes. Quatre candidats indépendants présentés par les médias britanniques comme « pro-Gaza » ont été élus dans des circonscriptions qui étaient considérées comme acquises au Labour, l’un d’eux battant un fidèle de Starmer, auquel devait être confié un poste ministériel. Plusieurs autres candidats du Labour ont été élus de peu, avec une importante perte de voix due à la même raison. Par ailleurs, les Verts, dont le programme est très nettement à la gauche du Labour, ont considérablement amélioré leur score en remportant quatre sièges contre un seul jusqu’ici.

Le Labour doit en fait une grande partie de son « raz-de-marée » au fait que l’extrême droite représentée par Farage a réussi une percée en attirant la frange la plus droitière de l’électorat conservateur. Il est fort à craindre que Starmer, avec sa politique droitière et sa volonté de tout faire pour plaire au grand capital, ne finisse par faire le lit de Farage et de son Reform UK, tout comme Macron a fait celui du tandem Le Pen-Bardella.

Publié le 5 juillet 2024 sur le blog Mediapart de l’auteur.

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).